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ne connaît de plaisirs, de bonheur, que dans ses devoirs de mère; elle vit oubliée, dans un état voisin de l'indigence. Sa sœur, Mme la comtesse d'Essenille, a suivi une route directement opposée elle est accueillie, recherchée, fêtée dans les meilleures compagnies; la fortune, les honneurs, la considération même ont été la récompense de sa conduite. Je sais bien qu'il ne faut pas agir comme Mme d'Essenille; mais je voudrais bien n'avoir pas le sort de Mme de Montgenet.

On nous prêche sans cesse, à nous autres jeunes filles, la modestie, la réserve, la discrétion. Je me suis donné bien du mal pour acquérir ces deux dernières qualités, auxquelles je n'étais pas très-heureusement disposée par caractère, et je suis tous les jours témoin des éloges qu'on donne à ma cousine Adèle, des hommages, qu'on lui rend, de la préférence qu'elle obtient sur toutes ses compagnes, en affichant des défauts qui sont, tout juste, l'opposé des vertus qu'on nous vante comme le plus bel ornement de notre sexe. La nature, la religion, l'éducation, nous font une loi du respect de la vieillesse; auprès de vous et de grand’maman, je ne

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connais pas de devoir plus doux à remplir. Voyez pourtant avec quel mépris on parle des vieilles gens! comme on les délaisse ! comme on les évite! comme on tourne en ridicule jusqu'à leurs infirmités mêmes! Je ne sais pas encore pourquoi on se met à rire quand je dis que je vous aime tant, que je voudrais être votre femme; mais je parierais bien que c'est de vous qu'ils se moquent.

L'HERMITE.

Vous pourriez bien vous en moquer vousmême, quand vous aurez deviné le secret de leur raillerie.

IDA.

Je n'en finirais pas, si je vous faisais toutes mes confidences. Que direz-vous, par exemple, de ce qui m'est arrivé dimanche dernier ? J'ai passé les premières années de mon enfance avec Anette, la fille de la femme-de-chambre de ma mère; elle est du même âge que moi; nous avons été élevées dans la même pension, et j'aj conservé pour elle beaucoup d'amitié. Elle habite la campagne, et je ne l'avais pas vue depuis quatre ou cinq ans. Vous jugez avec quel plaisir nous nous sommes retrouvées ensemble.

Nous avons passé la matinée à causer dans ma chambre; l'heure du dîner est venue; je voulais qu'elle vînt se mettre à table auprès de moi; elle s'y refusa, et voulut que j'allasse en de-. mander la permission à ma grand'mère; j'y bien persuadée qu'on ne pouvait trouver mal' aujourd'hui ce qu'on avait trouvé bien autrefois. Point du tout: grand'maman me dit que cela n'était point convenable, et qu'il fallait envoyer Anette dîner à l'office.

courus,

J'eus beau représenter qu'elle avait été la compagne de mon enfance; qu'elle était bien jolie, bien élevée; que je l'avais toujours appelée mon amie; j'eus beau rappeler à grand'maman qu'elle m'avait dit cent fois que la vanité était le plus ridicule et le plus insupportable des défauts, elle me fit cent raisonnemens pour me prouver que j'avais eu tort de profiter de ses leçons; et tout ce que je pus obtenir, à force de prières et de larmes, ce fut de dîner dans ma chambre avec ma pauvre petite Anette, qui m'assura pourtant bien, en me quittant, que je dînerais à table, avec toute sa famille, toutes les fois que j'irais la voir.

Ida raisonnait trop juste, et dirigeait ses pe

tites attaques avec trop d'adresse, pour ne pas m'embarrasser quelquefois je vins pourtant à bout de lui faire sentir que la plupart des contradictions qu'elle avait remarquées dans l'éducation et dans les mœurs n'étaient qu'apparentes; que l'intérêt personnel, les convenances, la politesse, les devoirs de position, forçaient quelquefois à transiger, dans le monde, sur la sévérité des principes de la religion et de la morale, qui n'en étaient pas moins, comme je le lui prouvai à mon tour par les exemples les plus respectables, les seuls garans de l'estime publique, hors de laquelle il n'est point de plaisirs vrais, et encore moins de bonheur solide.

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IL

L y a des gens qui connaissent bien les cartes, qui conseillent on ne peut mieux, et qui ne savent pas jouer. Il y en a de même qui connaissent bien les hommes, leur nature, leurs mœurs, leurs habitudes, et qui n'entendent rien aux affaires autre chose est d'observer ou d'agir. Je crois posséder ce premier talent, ou, plus modestement, cette aptitude, à un degré peu commun je pénètre ce que je regarde; je suis doué d'un coup-d'œil intrusif qui me montre les gens intus et in cute; je démêle jusque dans leur repos le mobile de leurs actions; j'entends le

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