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Tout ce qui s'offre à nous ( à moins qu'il n'ait été pré

cédé de quelque chose plus extraordinaire) est en droit de nous plaire par sa nouveauté.

Si je m'étais contenté d'intituler ce discours les Jongleurs, on aurait pu exiger de moi que je traitasse un pareil sujet dans toute son étendue. Je me verrais dans la nécessité de parler de ces jongleurs politiques qui ont le secret de faire passer un royaume à travers un traité d'aillance sans le déchirer (c'est-à-dire sans déchirer le traité); qui placent une guinée sous chacun de leurs gobelets, et y font trouver une province; qui se tiennent en équilibre sur un seul pied au sommet d'une pyramide dont ils déplacent à volonté la base.

Je serais forcé de faire mention de ces jongleurs de tribune qui ont toujours un préjugé à mettre à la place d'une raison, et qui passent leur vie à souffler en l'air des bulles de savon qu'ils veulent nous faire prendre pour des étoiles.

Je ne pourrais me dispenser de vouer au ridicule et à l'opprobre ces jongleurs d'antichambre qui escamotent une place avec tant d'adresse; qui font passer d'une bourse dans l'autre l'argent des spectateurs, et qui dansent sans balancier sur la corde à laquelle ils finissent quelquefois par rester suspendus.

Je serais nécessairement conduit à dire deux mots de ces jongleurs littéraires qui vendent au poids de l'or le papier qu'ils salissent; qui taillent une plume comme on aiguise un poignard, et qui parviennent quelquefois à achalander les drogues ou les poisons qu'ils débitent à l'aide des compères qu'ils ont soin de distribuer dans

la salle.

Mais je me suis expliqué; c'est uniquement des jongleurs de profession qu'il s'agit, et particulièrement des jongleurs indiens, près desquels nos Comus, nos Pinetti, nos Olivier ne sont que des écoliers maladroits.

Pendant un séjour de plusieurs années sur les bords du Gange, j'ai eu souvent occasion de voir et d'admirer la prodigieuse adresse d'une classe d'hommes que l'on serait tenté de croire organisés, à certains égards, d'une manière beaucoup plus parfaite que les autres, tant il est difficile d'expliquer comment, avec les mêmes organes, ils peuvent exécuter des mouvemens et des actions qui semblent appartenir à une autre nature. L'habileté des jongleurs de l'Inde ne consiste pas, comme celle de leurs confrères d'Europe, à fasciner les yeux par des apparences, mais à produire, sans aucun prestige, des effets dont il est impossible de se rendre compte par les lois physiques dont les moyens d'exécution nous sont les plus familiers. Avant d'en venir aux jongleurs indiens que l'on voit en ce moment à Paris, et du talent desquels je me suis assuré par mes yeux, je veux faire connaître l'espèce entière à mes lecteurs. Il me suffira pour cela de citer quelques fragmens d'un chapitre du journal de mes voyages.

« Les jongleurs se divisent en quatre classes: les caradivis (joueurs de gobelets ); les tombairs (faiseurs de tours de forces); les chottis (lut

teurs), et les pambatis (enchanteurs de serpens). Ces différentes troupes (composées pour l'ordinaire de cinq acteurs, en comptant le musicien qui en fait partie) se réunissent dans les grandes villes, à certaines fêtes solennelles. Plus de cent mille étrangers sont accourus cette année (1790) à Bénarès, de toutes les parties de l'Indoustan, pour y voir la bande de jongleurs la plus nombreuse et la plus étonnante que la fête de la Dourga ait encore attirée. J'ai assisté hier à leurs jeux, qui tiennent véritablement du prodige.

» Les caradivis parurent les premiers sur une estrade carrée que l'on avait élevée au milieu de la place qui sert de parvis à la grande pagode. Leurs tours de gobelets sont à-peu-près les mêmes qu'exécutent les escamoteurs européens, mais ils exigent plus d'adresse, parce que les caradivis sont presque nus, n'ont point de gibecière, point de table, et se servent de gobelets de cuivre d'une dimension très-petite,

* Dourga ou Drugah, divinité indienne, femme de Sieble le destructeur, et déesse de la Volupté: sa fète se célèbre le septième jour de la lune de septembre, et dure une semaine entière.

qui ne laisse pas la possibilité d'y pratiquer un double fond. Le tour qui m'a le plus étonné est celui-ci le caradivis avait placé bien ostensiblement une muscade sous chacun de ces gobelets; j'étais auprès de lui, et il m'avait vu sourire une ou deux fois de l'air d'un homme qui n'était pas sa dupe. Il m'invita malignement à désigner le gobelet sous lequel je voulais que s'opérât la métamorphose de la muscade; j'indiquai le gobelet dont j'étais le plus éloigné, et dont je croyais être sûr qu'il n'avait pas approché la main. A sa prière, je levai moi-même le gobelet, et je ne pus retenir un cri d'effroi à la vue d'un serpent qui se déroula précipitamment, et parut vouloir s'élancer sur moi en se dressant sur sa queue.

» Les tombairs firent ensuite plusieurs tours d'adresse, de force et d'équilibre, d'une exécution si merveilleuse, que je douterais du témoignage de mes propres yeux, si je n'avais eu depuis vingt occasions de le confirmer. L'un d'eux, après avoir planté en terre, et la pointe en hant, plusieurs épées qui formaient un cercle, dont l'intérieur n'avait pas plus d'un pied et demi de diamètre, s'élança, au moyen d'une planche

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