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No XVIII. — 27 novembre 1815.

MON PROCES JUGÉ. *

Comment y aurait-il des procès au monde, si jamais une mauvaise cause ne trouvait d'avocat pour la défendre ? C'est une question que je soumets à toutes les académies de jurisprudence. DIDEROT.

LES trois plus mauvaises nuits que l'on puisse passer dans ce monde sont, je crois, celles qui précèdent un jour de noce pour un jeune homme qui épouse une vieille femme; un jour de première représentation pour un auteur qui débute dans la carrière du théâtre; un jour d'audience' pour un plaideur qui attend un jugement d'où dépend sa fortune entière. L'état sauvage, n'eûtil sur l'état civilisé d'autre avantage que de mettre les hommes à l'abri de cette triple

Voyez page 180.

épreuve, on ne devrait pas s'étonner qu'il ait trouvé de si zélés défenseurs.

Qui m'eût dit, il y a trois mois, quand je parcourais les vastes galeries du Palais pour y acheter des mules; quand je répondais aux questions ingénues que me faisait mon bon Zaméo sur les noirs habitans de ces antiques voûtes; qui m'eût dit alors que quatre-vingt-cinq jours après j'y rentrerais avec la crainte d'en sortir ruiné; que j'aurais à y répondre aux arguties frauduleuses d'un marchand de paroles salarié pour travailler à ma ruine, pour égarer l'opinion de mes juges; pour m'enlever, par un arrêt en forme, un héritage dont ma famille est en possession de tems immémorial?

Un mot de mon avocat m'avait appris, lundi dernier, que ma cause devait être jugée le lendemain j'eus beau appeler la philosophie à mon secours; j'eus beau me dire qu'il était bien difficile que la justice, quelque juste qu'elle fût, ne m'en laissât pas assez pour le petit nombre de jours qui me restait à vivre; je n'en passai pas moins une de ces nuits qui paraissent si longues à l'inquiétude qui veille, Tous les détours de la chicane, tous les défauts de formes,

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toutes les fausses applications de principes dont mon adversaire pouvait s'armer contre moi, se présentèrent en foule à mon imagination; et comme la crainte ne s'effraie pas moins des chimères qu'elle se forge, que l'espérance ne se repaît des illusions qu'elle se crée, je voyais déjà des oppositions entre les mains de mes fermiers; ; mon patrimoine en vente par autorité de justice; les huissiers, les greffiers envahissant mon domicile, et procédant par vacations aux saisies, aux inventaires, aux procès-verbaux, dont le prix devait finir par absorber le peu qu'aurait pu me laisser l'exécution littérale du jugement rendu contre moi.

Ce fut au milieu de ces tristes réflexions que je m'acheminai vers le Palais, où j'arrivai de très-bonne heure, comme ces faux braves qui ne croient jamais arriver assez tôt au rendezvous. Me voilà dans cette grande salle, si bien nommée des Pas-Perdus: tantôt les yeux fixés sur la porte de cette seconde chambre, que je comparais en ce moment à la boîte de Pandore, tantôt regardant avec inquiétude tous les gens qui passaient près de moi, en robe noire, et auxquels je me croyais obligé de prodiguer les

saluts, dans la peur d'indisposer, sans les connaître, quelques-uns de ceux à qui j'allais avoir affaire ma politesse s'étendait jusqu'aux huissiers, jusqu'aux garçons de salle.

Je voyais arriver les uns après les autres mes confrères les plaideurs, marchant à la suite de leurs procureurs, lesquels répondaient avec tout 'le sang-froid de la plus imperturbable indifférence aux questions vives et multipliées que ceuxlà leur adressaient. Vinrent ensuite les avocats: les uns avec le porte-feuille sous le bras; les autres, en vieux praticiens, rigides observateurs des anciens usages, munis du sac gothique sans lequel Perrin-Dandin ne pouvait faire un pas. Que de figures à peindre! que d'observations à faire pour un homme moins occupé d'intérêt personnel que je ne l'étais alors!

En tout lieu la personne que l'on cherche est toujours la dernière que l'on trouve; tandis qu'au milieu de cette foule (où j'aurais pu me croire au bal de l'Opéra si j'avais eu l'esprit à là danse) je cherchais à reconnaître mon procureur et mon avocat sous leur domino, je me trouvai face à face avec ma partie adverse. Mon sang s'alluma tout-à-coup à la vue de ce vieux

coquin dont les yeux vairons semblaient me dire « Tu ne t'attends pas aux coups que nous allons te porter. » Il passa tout près de moi, et me salua d'un air si insolent et si goguenard, en soulevant son crasseux bonnet, que j'eus un moment l'envie de prendre avec ma canne un à-compte sur la justice qui lui était due, et que j'avais bien peur de réclamer en vain; mais j'aperçus M. Datès; je courus à lui, et lui témoignai la crainte que j'avais eue qu'il n'arrivât trop tard.

« Je ne suis pas, mè dit-il en riant, de ceux qui viennent deux heures avant l'audience chercher des cliens dans la grand'salle; le procureur dont la clientelle est faite, dont tous les momens sont employés, ne vient pas ici perdre un tems précieux; il ne s'y rend qu'au moment même où sa présence peut être utile.

>> Les trois quarts des avocats et des procureurs que vous voyez dans cette salle n'ont sous le bras que des dossiers d'apparat, de vieilles procédures de rebut qu'ils ont achetées avec leur étude, dont ils connaissent à peine l'objet, et qu'ils n'apportent que pour se donner une

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