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Français : il est presque aussi complaisant qu'un Zangaïs. Mon grand-père m'a raconté que, lorsque vous arrivâtes pour la première fois dans notre tribu, c'était à qui vous recevrait chez lui; ce Français-là serait-il né sur les bords de l'Orénoque? Mon ami, lui répondis-je, cet homme est un aubergiste; les politesses qu'il nous fait sont une spéculation qu'il commence, et un droit qu'il acquiert de nous faire payer -plus chèrement l'hospitalité qu'il nous offre : c'est un des avantages de la civilisation. >>

Nous entrâmes à l'auberge ; je demandai une grande salle pour nous trois. L'hôte me fit observer que nous étions à l'hôtel Richelieu, où l'on ne louait pas une chambre, mais un appartement. J'eus beau lui dire que nous avions nos habitudes, et que nous n'occupions jamais qu'une seule pièce, il m'objecta fort sensément que j'étais le maître de n'occuper qu'une chambre, pourvu que je consentisse à en payer quatre ou cinq. Il fallut en passer par-là.

Je ne sais par quel retour de vanité je m'avisai de répondre, lorsqu'on vint me demander mon nom pour l'inscrire sur le registre de la police, que je m'appelais le chevalier de Page

ville. (J'aurais pu sans inconvénient garder mon nom de PAUL, le seul que j'aie porté pendant quarante ans.) Zaméo, qui ne m'avait jamais entendu nommer ainsi, ouvrit de grands yeux. Je crus lui donner uue explication suffisante en lui disant que par ce moyen nous serions traités avec plus de considération. Il se prit à rire aux éclats, en appuyant ses mains sur ses genoux, ne concevant pas qu'un nom pût ajouter quelque chose au mérite personnel. « Encore un effet de la civilisation! s'écria-t-il; je n'oublierai pas celui-là. »

Tout ce qui nous entourait excitait presque en même tems la surprise et la critique de mon jeune Caraïbe, chez lequel je m'étais plu à développer de bonne heure des dispositions naturelles, assez rares dans les hommes de son espèce et même de la nôtre. Bordeaux était la première ville qu'il eût encore vue; aussi ne se lassait-il pas de la parcourir. La couleur de son teint, son costume, non moins étrange que ses manières, attiraient sur lui plus de curiosité que de considération; il s'en aperçut, et n'eut pas à se louer du moyen qu'il employa pour obtenir ce dernier sentiment.

Le lendemain de notre arrivée, Zaméo se pro

menait au Chartron, suivi d'une foule de curieux qui l'importunaient. Pour se dérober à leurs regards, il entre dans un café. Un garçon trèsprévenant lui demande ce qu'il désire; mon sauvage, qui n'entend jamais que ce qu'on lui dit, et ne répond qu'à la question qu'on lui fait, témoigne son goût particulier pour le rhum, et ne se fait pas prier pour en sabler quelques verres. Il se repose quelques instans, salue trèsgracieusement la maîtresse de la maison, et se met en devoir de sortir. Le garçon l'arrête et lui demande le paiement de ce qu'il a pris; Zaméo répond qu'il n'a pris que ce qu'on lui a offert, et que dans son pays on ne fait point payer au voyageur la liqueur de coco qu'on lui présente pour se désaltérer. Le garçon se fâche et lui demande insolemment son nom. Zaméo, pour se donner cette espèce de considération dont il croit avoir besoin dans un pareil moment, se rappelle les mots dont je m'étais servi avec l'aubergiste, et déclare qu'il se nomme le chevalier de Pageville. Tous les assistans se mettent à rire. Le garçon, d'autant plus brave qu'il a affaire à un homme imberbe, * prend

Les Caraïbes n'ont point de barbe.

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le chevalier caraïbe à la gorge, en l'appelant fripon: celui-ci réplique par un vigoureux coup de poing, et renverse le garçon sur un Anglais et un Allemand qui prenaient du thé dans un coin. En un moment le tumulte est à son comble tout le café se lève en masse contre l'enfant des forêts, qui, retranché derrière le comptoir, un tabouret dans chaque main, fait la plus belle et la plus noble résistance. Mais comme il est écrit, et, qui plus est, prouvé, qu'il n'y a ni valeur, ni raison, ni justice qui ne doive céder au nombre, après une demi-heure du combat le plus inégal, où il distribua maint horion qu'on lui rendit avec usure, force lui fut de capituler et de mettre bas les armes. On le reconduisit à l'hôtel, et je le vis arriver au milieu de ses vainqueurs qu'il menaçait encore de la voix et du geste. Je voulus connaître les détails de cette aventure : « Maître, me dit-il, c'est encore un effet de la civilisation : j'avais soif, ces gens-là m'ont donné à boire; ils ont voulu me faire payer le service qu'ils m'avaient offert; je n'a→ vais point d'argent; j'ai cru me 'tirer d'affaire avec de la considération, j'ai dit que je m'appe→ lais le chevalier de Pageville. L'un d'eux m'a

répondu que j'étais un fripon, je l'ai rossé; ils se sont tous jetés sur moi, et parce qu'ils m'ont assommé, ils prétendent m'avoir vaincu. Dans mon pays, les querelles se vident corps à corps: on serait ce qu'on appelle ici déshonoré, si l'on se mettait dix contre un; il est vrai qu'on nous appelle des sauvages. »

Je me rassurai quand je sus de quoi il s'agissait; je payai le dégât et la dépense qu'avait faits mon Caraïbe, à qui j'adressai une réprimande dont il saisit fort bien la morale, sans pourtant concevoir pourquoi ce titre de chevalier, qui me valait tant d'égards, avait été pour lui la cause d'une aventure aussi désagréable.

Nous songeâmes à quitter Bordeaux. J'avais besoin d'une voiture : Zaméo, qui m'accompagna chez le carrossier, ne connaissait encore que deux manières de voyager, à pied sur terre, ou en pirogue sur l'eau. Je m'amusai de la surprise qu'il témoignait en voyant ces petites chambres de cuir (pour parler son langage), où il ne concevait pas qu'on passât une heure sans étouffer. J'achetai, à sa prière, un vieux calesin espagnol d'une forme très-peu élégante, mais d'une structure solide et commode; je

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