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DE

LA GUIANE.

No Ier. 16 juillet 1815.

ARRIVÉE DE L'HERMITE DE LA GUIANE.

A MONSIEUR L'ÉDITEUR DE L'HERMITE DE LA CHAUSSÉE-D'ANTIN ET DU

FRANC-PARLEUR.

MONSIEUR, j'avais accepté, dans votre galerie des Mœurs Françaises, une tâche que j'ai remplie le moins mal qu'il m'a été possible; je n'ai plus les moyens, et je ne me sens plus le courage de la continuer. Quel tems, en effet, pour observer et pour peindre nos mœurs! La nation française n'a plus de physionomie; les convulsions de la souffrance ont si profondément altéré ses traits, si complètement dénaturé

son caractère, qu'elle est devenue tout-à-fait méconnaissable. D'ailleurs je ne connais, tout Franc-Parleur que je suis, ni vérités bonnes à dire, ni vérités bonnes à entendre, au milieu de cinq ou six cent mille baïonnettes étrangères qui peuvent si facilement nous couper la parole. Je résigne donc, avec votre consentement, mes fonctions d'observateur entre les mains d'un homme que le hasard vous envoie, et qui semble qualifié tout exprès pour un pareil emploi, dans les circonstances où nous nous trouvons.

Le corps politique est dangereusement malade; la faculté des journalistes, appelée à son aide, aggrave encore le mal: dans cette consultation de charlatans, les uns n'ont pour but que de se faire payer leurs visites; les autres, qui s'entendent avec les héritiers du mourant, se hâtent de ruiner, par des remèdes violens, sa faible constitution. Je suis du nombre de ceux qui ne comptent plus que sur une de ces crises salutaires que la nature amène quelquefois contre toute espérance et toute probabilité. Je la désire trop pour ne pas craindre de la contrarier par des efforts dont je ne pourrais garantir que l'intention.

L'heure de la retraite a sonné pour moi; si j'étais forcé de rendre compte du parti que je prends, je me contenterais de citer un vers célèbre du Caton d'Addison, dont la pensée affaiblie est qu'il y a telle circonstance où le poste de l'honneur est dans la vie la plus obscure, Agréez, je vous prie, etc.

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GUILLAUME LE FRANC-PARLEUR.

(La lettre suivante, que Mme de L*** a écrite à M. Guillaume, et dont celui-ci veut bien nous permettre de faire usage, servira d'introduction, auprès de nos lecteurs, au singulier personnage qui remplira désormais, dans ce Recueil, la place que la retraite du FrancParleur y laisse vacante.)

Lettre de madame de L*** à M. Guillaume
de Montliver.

Paris, 4 juillet 1815.

MONSIEUR, deux ans à peine écoulés depuis la perte que nous avons faite de notre vieil ami, L'Hermite de la Chaussée-d'Antin, ne l'ont point banni de votre mémoire, et sans doute vous

partagerez le plaisir que m'a procuré la singulière visite que je viens de recevoir. Vous vous rappelez sans doute qu'à la mort du bon Hermite je vous fis passer, entre autres papiers, une lettre qu'il adressait à un certain chevalier de Pageville, son ami d'enfance, dont il a raconté les étranges aventures dans un de ses derniers Discours. * Je ne m'attendais pas, et sans doute vous ne vous attendiez pas plus que moi à faire avec ce vieux sauvage une plus ample connaissance.

Je commence à me familiariser avec le tumulte; cependant il y a quelques jours qu'une grande rumeur dans le quartier que j'habite me causa une assez vive inquiétude je me mis à l'une des croisées de ma chambre qui donne sur la cour, et je vis le portier de l'hôtel aux prises avec un jeune homme de couleur qui voulait à toute force faire ouvrir la grande porte pour faire entrer une espèce de calecine andaloux, dont la structure bizarre, moins encore que les voyageurs qu'elle contenait, avait amassé dans

* Voyez le 4e volume de l'Hermite de la Chausséed'Antin, no CI, p. 335.

la rue un grand nombre de curieux. J'envoyai un domestique s'informer de la cause de cet attroupement; il revint en riant m'annoncer que « c'était un très-vieux monsieur qui venait tout exprès du fond de l'Amérique pour rendre ses devoirs à Madame. » Pendant ce récit, auquel je ne comprenais rien, la voiture entrait dans la cour j'en vis descendre un grand vieillard, accoutré de la manière du monde la plus grotesque; il était soutenu d'un côté par une grosse mulatresse d'assez bonne mine, et de l'autre par un laquais au teint couleur de cuivre. Ces trois personnages hétéroclites étaient déjà dans le salon lorsque j'y entrai. Le vieillard, dont la figure très-distinguée tirait une expression toute particulière du bonnet arménien dont sa tête était couverte, m'aborda de très-bonne grâce, et me parla à-peu-près en ces termes :

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Nous nous connaissons beaucoup, Madame, sans nous être jamais vus, sans jamais avoir eu ensemble le moindre rapport direct : nous avons tous deux aimé beaucoup la même personne; vous voyez bien que nous ne pouvons être étrangers l'un à l'autre; je suis le chevalier de Pageville. (A ce nom, qui me rappelait de si tendres

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