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forêt enchantée du Taffe, infectée par des monftres; qu'il eft Curtius fe précipitant dans le gouffre pour le fermer, que fon client eft Tantale et Orphée dans les enfers, que les juges font les Furies, et qu'il prend à partie tous ces gens-là.

Les fept gradués qui ont jugé cette affaire en première inftance, difent qu'ils ne font ni monftres, ni furies, ni même des imbécilles, qu'ils en favent autant que cet avocat qui répand fur eux tant de mépris, et qui leur fait tant de reproches; que n'ayant nul intérêt à l'affaire, ils ont jugé fuivant leur confcience et leurs lumières. Voilà donc un nouveau procès entre cet avocat et ces fept juges.

Les hommes impartiaux et judicieux difent: Ne prévenons point la décifion du parlement; ne nous hâtons point de prononcer fur une cause fi compliquée, dont nous n'avons peut-être que des connaisfances fuperficielles, puifque nous n'avons pas vu toutes les pièces fecrètes, non plus que les avocats. (f) Le parlement ne jugera qu'avec bien de la peine fur des connaissances approfondies. Les magiftrats du parlement font les interprètes des lois, dont un tribunal inférieur doit être, dit-on, l'efclave. Il n'appartient qu'à eux de décider entre l'efprit et la lettre. La balance de Thémis n'a été inventée que pour pefer les probabilités.

Les nations qui nous ont tout appris publièrent autrefois que Thémis était fille de DIEU, mais que

la

(f) Et pourquoi les pièces font-elles fecrètes quand les fentences font publiques? pourquoi dans Rome, dont nous tenons presque toute notre jurisprudence, tous les procès criminels étaient-ils exposes au grand jour, tandis que parmi nous ils se poursuivent dans l'obscurité?

fille n'avait pas les yeux du père, qu'il voyait tout clairement, et qu'elle ne voyait qu'à travers fon bandeau, qu'il connaiffait et qu'elle devinait. Thémis, felon cette mythologie fublime, remit fa balance et fon glaive entre les mains de vieillards fans paffions, fans intérêt, fans vice, (non pas fans défauts) exercés dans l'art de fonder les cœurs, et de démêler les plus grandes vraisemblances et les moindres. Retirés de la foule, ils ne fe montraient aux hommes que pour apaifer leurs miférables différens, et pour réprimer leurs injuftices; ils s'aidaient mutuellement de leurs lumières, que la pureté de leurs intentions rendait encore plus pures. La vérité était le feul tréfor qu'ils cherchaient fans ceffe; et avec tout cela ils fe trompaient fouvent, parce qu'ils étaient hommes, et que DIEU feul eft infaillible.

Ce qui pouvait les induire en erreur, ce n'était pas feulement la mauvaise foi des plaideurs, c'était fur-tout l'artifice des avocats. Autant les juges employaient de lumières à découvrir la vérité, autant les cliens assemblaient de nuages pour l'obscurcir. Ils se fefaient un mérite, un honneur, un devoir d'égarer les juges pour fervir les accufés; de-là eft venue enfin la défiance que les miniftres de la justice ont aujourd'hui de l'éloquence, ou plutôt de ces fleurs de rhétorique qui confiftent dans l'exagération des plus minces objets, et dans la réticence des faits les plus graves, dans l'art de tirer des conféquences qui ne font pas renfermées dans le principe, et d'éluder celles qui fe préfentent d'elles-mêmes, dans l'art encore plus adroit d'alléguer des exemples qui paraiffent femblables et qui ne le font pas, dans l'affectation de citer des lois

détruites par d'autres lois, ou de les mal appliquer, ou de les corrompre, en un mot dans l'art de féduire. La plupart des magiftrats, dégoûtés de ces plaidoyers infidieux ne fe donnent plus la peine de les lire; et c'eft encore un malheur; car dans la foule de tant de raisons apparentes, d'objections bien ou mal faites et bien ou mal répondues, dans ces labyrinthes de difficultés, on peut trouver encore un fentier qui conduife au vrai.

Le parlement trouvera-t-il quelque vraisemblance dans la fable des cent mille écus? les billets de M. de Morangiés l'emporteront-ils fur l'abfurdité de cette fable? y a-t-il des cas où des billets à ordre, valeur reçue, doivent être déclarés nuls? et l'espèce préfente eft-elle un de ces cas? les témoins qui ont déposé une chose très-probable en faveur de M. de Morangiés, détruiront-ils le témoignage de ceux qui ont déposé une chofe très-improbable en faveur de du Jonquay ? écoutera-t-on la rétractation d'un faux témoin qui ne s'eft repenti qu'après la confrontation?

Les attentions paternelles du magiftrat de la police à réprimer l'ufure et la friponnerie feraient- elles réputées illégales? et l'aveu cinq fois répété d'un délit évident fera-t-il compté pour rien, parce que celui qui a arraché cet aveu des coupables n'a pas été affez inftruit des règles, et s'est laiffé emporter fon zèle?

à

Un procès acheté par un inconnu, et poursuivi par cet inconnu, aura-t-il auprès des juges la même prépondérance qu'aurait le procès d'une famille refpectable, jouiffant d'une renommée fans tache?

Se pourrait-il qu'une foule de probabilités presque

équivalentes

équivalente à la démonftration, fût anéantie par des billets dont il eft évident que la valeur n'a jamais été comptée ?

Qu'on mette d'un côté dans la balance les fubtilités, les fubterfuges d'une cabale auffi obscure qu'acharnée, et de l'autre l'opinion de celui qui eft en France le premier juge de l'honneur ; ce premier juge a fenti qu'il était impoffible que le comte de Morangiés eût jamais reçu l'argent qu'on lui demande. Qui l'emportera de ce juge facré ou de la cabale?

Enfin M. de Morangiés reconnu aujourd'hui innocent par toute la cour, par tous les hommes éclairés dont Paris abonde, par toutes les provinces, par tous les officiers de l'armée, fera-t-il déclaré coupable par les formes ?

Attendons refpectueufement l'arrêt d'un parlement dont tous les jugemens ont eu jufqu'ici les fuffrages de la France entière.

Politique et légifl. Tome II.

Cc

SUR

DE M. DE VOLTAIRE,

LE PROCÈS ENTRE M. LE COMTE DE
MORANGIÉS ET LES VERRON.

MA

A famille fut attachée à la famille de M. le comte de Morangiés. Mon père fut long-temps fon confeil. Mais fans écouter aucune prévention, et étant absolument fans intérêt, je ne me déterminai à croire M. le comte de Morangiés entièrement innocent dans fon étrange procès contre la famille Verron, qu'après avoir lu toutes les pièces et tous les mémoires contre lui.

Il me parut abfurde et impoffible qu'un maréchal de camp, qu'un père de famille, dont les affaires, à la vérité, font dérangées, mais qui n'a jamais commis aucune action criminelle, eût conçu le projet extravagant et abominable qu'on lui impute. Non, il n'eft pas poffible qu'un ancien officier, qui n'a pas l'efprit aliéné et endurci dans la fcélérateffe, eût imaginé non-feulement de voler cent mille écus à une veuve nonagénaire, mais d'accufer la famille de cette veuve de lui avoir volé à lui-même ces cent mille écus, et de chercher à faire périr cette famille dans les fupplices.

Il ne me paraiffait pas dans la nature qu'un homme obéré, qu'on prétend avoir été tiré tout d'un coup par le fieur du Jonquay de l'état le plus cruel, et nanti par lui d'une fomme exorbitante de

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