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5-5-41

BEAUMARCHAIS'

Pierre-Augustin Caron, qui prit à vingt-cinq ans le nom de Beaumarchais, naquit le 24 janvier 1732, dans une boutique d'horloger située rue Saint-Denis, presque en face de la rue de la Ferronnerie, non loin de cette maison du pilier des Halles, où l'on a cru longtemps à tort que Molière avait reçu le jour. Quand on sait qu'horloger lui-même, Beaumarchais, à vingt-quatre ans, se trouvait encore, comme il le dit dans une de ses lettres, entre quatre vitrages, qu'il a passé presque sans transition, de sa vie d'horloger à la vie de cour, à une sorte d'intimité avec des princes et des princesses du sang royal, et que dans une position si nouvelle pour lui, il a fait assez bonne figure pour se créer des amis et beaucoup d'ennemis; quand on sait cela on éprouve le besoin de s'enquérir des influences de famille et d'éducation qui ont pu, jusqu'à un certain point, le préparer à ce rôle inattendu.

1 L'auteur de cette notice a publié sous le titre de Beaumarchais el son temps, deux volumes composés sur des documents inédits fournis par la famille de Beaumarchais. Ces deux volumes ayant déjà été beaucoup copiés par ceux qui, depuis leur publication, ont écrit sur le même sujet, l'auteur pense qu'il a bien aussi le droit de se copier un peu lui-même. Il s'attachera donc à résumer les principaux faits contenus dans son ouvrage, en renvoyant à cet ouvrage les lecteurs qui désireraient des explications plus détaillées et des appréciations plus motivées,

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Ce n'est pas sans étonnement, qu'en compulsant les obscures archives de cette famille Caron, qui était celle d'un simple artisan, habile dans son état, mais cependant plutôt pauvre que riche, j'y ai rencontré des habitudes, des manières, une culture d'esprit bien supérieures à ce qu'on aurait pu attendre. Le progrès des classes moyennes, au XVIIIe siècle, ne m'a jamais semblé plus frappant que dans ces documents intimes, où il apparaît sous le jour le plus lumineux. Je suis persuadé que si, aujourd'hui, on pénétrait dans l'intérieur d'une famille placée dans des conditions sociales exactement semblables, on trouverait que le niveau de culture intellectuelle et mondaine a plutôt baissé que grandi. Cette infériorité de culture de la petite bourgeoisie actuelle, très-compatible d'ailleurs avec un progrès général au sein des masses, s'expliquerait surtout pour Paris, par cette considération qu'au XVIIIe siècle, l'existence d'une aristocratie de cour très-raffinée, qui se mêlait de plus en plus aux classes bourgeoises, sans cependant se confondre encore avec elles, entretenait chez toutes une sorte d'émulation de bonne tenue et de beau langage qui de nos jours a complétement disparu. Cette idée, je la trouve confirmée par Beaumarchais lui-même dans une lettre qu'il écrit à son père de Madrid en 1765: « Les bourgeoises de Madrid sont, dit-il, les plus sottes créatures de l'univers, bien différentes de chez nous, où le bon air et le bel esprit ont gagné tous les états. >

Dans sa propre famille, Beaumarchais trouvait une preuve de ce goût universel au XVIIIe siècle pour le bon air et le bel esprit. Un mot d'abord sur son père. André-Charles Caron, né le 26 avril 1698, dans l'ancienne province de Brie, à Lisy-sur-Ourcq, près de Meaux, était fils de Daniel Caron, horloger, et de Marie Fortain, tous deux protestants calvinistes. Sa famille était pauvre et nombreuse à en juger par les documents qui constatent son état civil 1.

Très-jeune encore, André-Charles Caron s'engagea dans le régiment de dragons de Rochepierre, sous le nom de

1 On sait qu'après la révocation de l'édit de Nantes, toute existence légale était refusée aux protestants; c'est sur un petit cahier grossier, recouvert en parchemin, et qui ressemble à un livre de cuisine, que j'ai trouvé la nomenclature des enfants nés de Daniel Caron et de Marie Fortain. Ce cahier s'ouvre par cette pieuse formule : « Nostre ayde et commencement soit au nom de Dieu qui a fait toutes choses. Amen. 1693. » Suit la liste de quatorze enfants, dont André-Charles Caron est le quatrième,

Caron d'Ailly; après un temps de service qui dut être assez court, il obtint, pour je ne sais quelle cause, un congé définitif le 5 février 1721. Il vint s'établir à Paris pour y étudier l'art de l'horlogerie, et, un mois après son arrivée, il abjura le calvinisme, ainsi qu'il résulte d'un certificat du cardinal de Noailles, qui est précédé d'une déclaration ainsi conçue :

« Le 7 mars 1721, j'ai prononcé mon abjuration de l'hérésie de Calvin à Paris, dans l'église des Nouvelles Catholiques.

» Signé : ANDRÉ-Charles Caron. »

Beaumarchais est donc né catholique, d'un père protestant rentré dans le sein du catholicisme; mais le souvenir de la religion de ses ancêtres a peut-être sa part d'influence dans ses instincts d'opposition; il aide à expliquer du moins le zèle qu'on le voit déployer dans toutes les questions qui intéressent les protestants.

Un an après son abjuration, André-Charles Caron adressa une requête au roi en conseil d'État, à l'effet d'être reçu maître horloger, bien qu'il n'eût pas le temps voulu d'apprentissage chez un maître. Dans cette requête, le suppliant fait valoir son abjuration à l'appui de sa demande, ce qui semble indiquer qu'à cette époque la qualité de catholique était exigée, même pour la profession d'horloger. On en pourrait induire quelques doutes sur le désintéressement de l'abjuration du père de Beaumarchais; mais ces doutes s'évanouissent à la lecture de ses lettres intimes, où il se montre à nous, pratiquant avec zèle tous les devoirs de sa foi nouvelle, animé d'une ferveur sincère, employant parfois certaines formes austères de langage qu'il tenait peut-être de sa première croyance.

Quatre mois après avoir été reçu maître horloger, le 13 juillet 1722, André-Charles Caron épousa Marie-Louise Pichon, dont le père, sur l'acte de mariage, est qualifié bourgeois de Paris. C'était une excellente personne, mais d'un esprit assez ordinaire, à en juger par quelques-uns de nos documents. Quant à Charles Caron, sa correspondance le montre sous l'aspect d'un homme très-supérieur à son état à la vérité, l'horlogerie est le premier des arts mécaniques par ses rapports avec les sciences exactes; mais l'horloger Caron s'était donné une instruction scientifique au-dessus de l'instruction ordinaire d'un horloger. Ainsi, en

1746, il était assez connu par son savoir en mécanique pour être consulté, par le gouverneur de Madrid, sur l'emploi de diverses machines, destinées au dragage des ports et des rivières; il s'explique sur ce point avec la netteté et l'autorité d'un homme très-compétent. Malgré ses talents, peutêtre même à cause de ses talents, le père de Beaumarchais ne put jamais arriver à la fortune; il éprouva des pertes dans son commerce d'horlogerie et de bijouterie, et, en fin de compte, dans les dernières années (de sa vie, il n'avait pour subsister qu'une pension viagère que lui faisait son fils.

L'instruction littéraire du père de Beaumarchais n'est pas moins remarquable relativement à son état, que son instruction scientifique, surtout si l'on considère que, sorti d'un petit bourg pour être dragon, puis horloger, il doit tout ce qu'il sait à lui-même. Son style est en général de bonne qualité, parfois élégant. J'ai publié de lui plusieurs lettres à son fils, les unes remarquables par un ton de dignité, de sensibilité, et cette teinte de piété fervente dont je parlais tout à l'heure, qui est assez curieuse pour le temps et qui fut toujours étrangère à Beaumarchais; les autres indiquant chez lui le goût des lettres, des arts, de la société, annonçant de la finesse, de la jovialité, et même une pointe de gaillardise ingénue qui s'est transmise du père au fils, avec plus de vivacité et beaucoup moins d'ingénuité. Le père Caron est fortau courant des productions et des nouvelles littéraires; il lit beaucoup et cite à propos : tous les membres de sa famille, à commencer par lui-même, écrivent volontiers de petits vers bons ou mauvais, plus souvent mauvais que bons, mais c'est déjà quelque chose qu'une boutique de la rue Saint-Denis où tout le monde fait des vers. On y fait aussi beaucoup de musique, quelquefois même par respect pour le repos des voisins (sollicitude bien rare aujourd'hui), nous voyons le père Caron obligé de réprimer cette mélomanie générale dans sa famille. Son fils, dès sa première jeunesse, montre du talent sur tous les instruments, ses filles sont également bonnes musiciennes et elles jouent agréablement la comédie. Il en eut cinq, dont trois naquirent avant Beaumarchais 1.

1 Des cinq sœurs de Beaumarchais, la plus distinguée est la quatrième, Marie-Julie Caron, dont j'ai également publié un certain nombre de lettres qui prouvent qu'elle avait presque autant d'esprit que son frère, et le même genre d'esprit. Plus jeune que lui de trois ans, elle mourut un an avant

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