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RÉALISME ET PROCÉDÉS D'HOMÈRE

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Il tira son épée aiguë à deux tranchants, et se rua sur Ulysse en criant horriblement. Mais Ulysse, le prévenant, lança une flèche et le perça dans la poitrine, auprès de la mamelle, et le trait rapide s'enfonça dans le foie; et l'épée tomba de sa main contre terre, et il tournoya près d'une table, dispersant les mets et les coupes pleines; et lui-même se renversa, en se tordant et en gémissant, et il frappa du front la terre, repoussant un escabeau de ses pieds, et l'obscurité se répandit sur ses yeux...

Il dirigea sa flèche contre Antinoos. Celui-ci allait sou-lever à deux mains une belle coupe d'or à deux anses, afin de boire du vin. Mais Ulysse le frappa de sa flèche à la gorge, et la pointe traversa le cou délicat. Il tomba à la renverse et la coupe s'échappa de sa main inerte, et un jet de sang sortit de sa narine, et il repoussa des pieds la table, et les mets roulèrent épars sur la terre. Et les autres, se levant en tumulte, regardaient de tous côtés sur les murs, cherchant à saisir les boucliers et les lances.

Homère nous montre la nuit qui arrive, en disant: << Les chemins se remplirent d'ombre ». Pour exprimer qu'Ulysse regrettait sa patrie, il dit : « Il avait envie de revoir son pays et la fumée qui sort du toit natal ». S'il parle du bouclier d'Achille, vous l'avez sous les yeux : << Achille saisit son bouclier immense, d'où sortait une longue clarté comme celle de la lune, etc. >>

Nous insistons sur cette nécessité de rendre les choses en relief, crûment, avec brutalité, parce que, si nos auteurs réalistes contemporains, comme Zola, Goncourt, Flaubert, en ont abusé, on peut dire que c'est ce qui manque le plus à ceux qui débutent

dans l'art d'écrire, aux jeunes personnes qui essayent leur talent, à tous ceux qui sont ligottés de périphrases, prisonniers de la rhétorique de collège, encore hésitants dans le style sans mouvement et sans audace.

Donc, pour bien décrire, c'est-à-dire pour donner la sensation de la nature, il faut faire d'après nature

QUINZIÈME LEÇON

L'observation directe.

Description par observation directe.

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la force et non l'étendue. Exemples de sensations fortes. Comment on pousse une idée ou une image. on obtient le relief.

Il y a deux façons de faire d'après nature:

1° Par l'observation directe.

2° Par l'observation indirecte.

L'OBSERVATION DIRECTE.

Comment

C'est la copie prise sur place, le crayon à la main. Vous avez un paysage à peindre, une rivière, un coucher de soleil, un site. Allez-y, prenez vos notes, non seulement vos notes photographiques, la vue des choses et des couleurs, mais notez aussi l'impression que vous ressentez, votre mélancolie, votre état d'âme. Rien ne vaut l'éloquence, l'intensité d'une chose vue, notée sur place. Revenu chez vous, même le lendemain, vous recopiez, vous

dressez vos notes; vous donnez au croquis sa signification totale, synthétique, générale.

Même procédé pour un personnage, une figure, un caractère. On le compose en recueillant les traits qu'on entend, qu'on surprend, que l'on voit.

Ceci est bientôt dit. Vous êtes devant la nature. Vous voulez décrire une forêt. Quels détails choisirez-vous? Quelles choses faut-il voir et montrer? Que retenir de préférence? C'est le grand point, le grand problème, problème qui subsiste, d'ailleurs, si vous faites votre description dans votre cabinet, de souvenir et en l'imaginant.

Les détails à mettre dépendent de votre tournure d'esprit et de la sensation que vous voulez donner.

Dans la description d'une forêt, par exemple, un monde de sensations se présentent sensations de silence, de solitude, de verdures, variété d'arbres, végétations immenses, fraîcheur, lumière surtout. Vous pouvez ne voir la forêt que sous une ou deux de ces sensations; vous pouvez les mêler toutes, isoler les dessins, varier les peintures, ou peindre par masses, par fouillis, avec de la couleur générale, rutilante, éblouissante. Tout dépend du genre de votre imagination, sobre ou exubérante.

La meilleure description n'est pas celle qui met le plus de choses, mais celle qui donne la sensation la plus forte. Il ne s'agit pas d'accumuler les détails; il s'agit d'en exprimer de saillants, d'énergiques, de définitifs. L'intensité est dans la qualité et le choix de ce qu'on dit. Il faut donc choisir des traits en

L'OBSERVATION DIRECTE

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relief qui soient d'une observation saisissante, inattendue, qui fassent image et tableau, qui montrent ce qu'il y a de plus vrai et de moins remarqué, de plus visible et de plus frappant.

Pour rendre le silence d'une forêt, Flaubert trouve ceci :

Quand la voiture s'arrêtait, il se faisait un silence universel; on entendait seulement le cheval souffler dans les brancards, avec un cri d'oiseau, très faible, répété..

Et plus loin:

Le silence était coupé à intervalles rapides par le broutement d'une vache qu'on ne voyait pas.

(FLAUBERT, L'Éducation sentimentale, 1re partie, I.)

Quelques traits suffisent au même auteur pour nous décrire la fin du jour, à mesure que le soleil se

couche:

Dans l'espace flotte une poudre d'or tellement menue, qu'elle se confond avec la vibration de la lumière... Le ciel est rouge, la terre complètement noire. Sous les rafales du vent des traînées de sable se lèvent comme de grands linceuls, puis retombent. Dans une éclaircie, tout à coup, passent des oiseaux formant un bataillon triangulaire, pareil à un morceau de métal, et dont les bords seuls frémissent.

(FLAUBERT, La tentation de saint Antoine, p. 1.)

Il y a deux sortes de descriptions: celle qui condense les choses, se contente d'en dire peu, choisit les détails les plus forts, à la façon d'Homère; et

LART D'ÉCRIRE

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