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NARRATION CONCISE

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croyait voir à chaque instant s'élancer de sa loge un lion, un tigre ou un ours; mais quelle fut la surprise lorsqu'on vit paraître... un mouton. Tout le monde se mit à rire. Il a trompe, dit Gallien, et on le trompe.

La première condition d'un bon dénouement est de n'y rien ajouter, parce que le lecteur n'a plus envie de rien savoir, quand il sait ce qu'il attendait; l'accessoire n'intéresse plus dès que le principal a disparu.

Après la chute du Pot au lait, le lait tombe. Adieu, veau, vache, cochon, couvée. La Fontaine a eu tort d'ajouter :

La dame de ces biens, quittant d'un œil marri

Sa fortune ainsi répandue,

Va s'excuser à son mari,

En grand danger d'être battue;
Le récit en farce fut fait;

On l'appela le Pot au lait.

Il faut s'en tenir à ces principes, pour écrire des narrations intéressantes. Cela n'empêche pas les maîtres d'avoir péché contre ces préceptes. Le génie prend des libertés qu'on refuse au simple talent.

Il est entendu, par exemple, qu'il faut aller droit au but et qu'il faut fuir les digressions. Pourtant le Don Juan de Byron en est plein. Dans Gil Blas les épisodes tiennent presque autant de place que le fond principal. Les dénouements de Molière sont souvent mauvais, et M. Sarcey (qui connaît sa matière) n'a pas craint de dire qu'un détestable

dénouement n'a jamais rien gâté, par la raison que lorsqu'il arrive, le tour est joué, la pièce ou la narration est finie.

Pas de digressions, pas trop d'épisodes, pas de longueurs, mais de la vigueur, de la sobriété, de la rapidité : voilà les qualités de la narration.

La concentration, la brièveté ne doivent pourtant pas dégénérer en sécheresse. Le récit doit avoir du mouvement, de la variété, de l'agrément. Tout cela, évidemment, dépend du talent qu'on y met. Une narration longue peut paraître courte, et un récit court peut sembler long. Les digressions de SaintSimon n'ennuient pas. En matière de littérature, en dehors des genres et des règles, tout se réduit à cet aphorisme: «< Ayez du talent ».

La narration, a dit un critique latin, pour être courte, ne doit pas manquer de grâces; autrement elle serait sans art... Un chemin riant et uni, quoique plus long, fatigue moins qu'un chemin plus court, qui serait désagréable ou escarpé.

Voici une fable de Boileau : La Mort et le Bûcheron; elle est d'une brièveté rare :

Le dos chargé de bois, et le corps tout en eau,
Un pauvre bûcheron, dans l'extrême vieillesse,
Marchait en haletant de peine et de détresse;
Enfin las de souffrir, jetant là son fardeau,
Plutôt que de s'en voir accablé de nouveau,
Il souhaite la mort, et cent fois il l'appelle.
La mort vint à la fin : « Que veux-tu? cria-t-elle.
Qui? moi! dit-il alors, prompt à se corriger :
Que tu m'aides à me charger. »

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LES BONNES NARRATIONS

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Voici maintenant comment La Fontaine a traité le même sujet. Sa fable est deux fois plus longue, et cependant elle paraît beaucoup plus courte :

Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le poids du fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos :
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée,

Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.

« C'est, dit-il, afin de m'aider

A recharger ce bois; tu ne tarderas guère. »
Le trépas vient tout guérir;

Mais ne bougeons d'où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir,

C'est la devise des hommes.

(LA FONTAINE.)

Néanmoins les conditions et les qualités dont nous parlions tout à l'heure subsistent et doivent être prises au sérieux. Il faut nous dire que nous sommes des humbles, des modestes, et que, n'ayant pas de génie, nous avons besoin de travail et de culture pour développer nos aptitudes.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet. Nos lecteurs apprendront dans les Manuels de

littérature, qu'on doit respecter dans la narration la vérité, la vraisemblance. Nous n'avons pas la prétention de dire ce que d'autres ont dit mieux que nous. Nous laisserons de côté la narration oratoire, qui doit être « vraie, ordonnée, impartiale et morale ». La bataille de Rocroy et la mort de Madame sont des modèles de narrations oratoires. Bossuet en a d'admirables. Quelques écrivains de notre temps ont porté l'art de conter à une rare perfection, pour ne parler que des Lettres de mon moulin d'Alphonse Daudet, qui devraient être classiques dans les collèges.

QUATORZIÈME LEÇON

De la description.

L'art de décrire..

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- La description doit donner l'illusion du vrai. La description doit être matérielle. — Le vrai réalisine. Copier la nature. Y a-t-il des inconvénients? - La desTélémaque.

cription sans vie.

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Description vivante.

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Homère. Réalisme et procédés d'Homère.

prix.

L'art de décrire constitue, en quelque sorte, le fond même de la littérature. Tout le monde ne fait pas du théâtre; le dialogue est l'apanage du petit nombre; mais, en vers ou en prose, dès qu'on tient une plume, on est appelé à décrire. C'est la qualité nécessaire par excellence, et c'est sur cette matière qu'on peut le plus fructueusement et pratiquement enseigner à avoir du style. Tout homme qui écrit autre chose que de la philosophie doit être peintre et artiste, c'est-à-dire avoir un talent descriptif personnel.

La description est la peinture animée des objets. Elle n'énumère pas, elle fait plus qu'indiquer : elle

L'ART D'ÉCRIRE.

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