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MAUVAIS STYLE LOUÉ A TORT

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l'occasion de faire le bien! Quel spectacle merveilleux! Et combien, en face de ces modestes plébéiens, paraissent misérables les congrès des princes que l'on voyait s'assembler naguère encore pour supprimer une nation!

(Discours d'élèves, J.-J. W.... Rhétorique,
lycée ***.)

Peut-on imaginer un style plus plat? Tous ces morceaux sont d'ailleurs écrits dans ce style terne, avec les détestables expressions clichées qu'il faut fuir à tout prix. Les passages que nous citons sont pris au hasard. En voici un autre :

Cher ami, toujours du courage et de généreux sentiments! Toujours le même dévouement pour notre malheureuse patrie! Pourrais-je m'en plaindre, moi qui l'aime comme vous, moi qui voudrais partager vos espérances et approuver la sagesse de vos desseins, autant que j'en admire l'héroïsme? Mais, hélas! si je vous disais d'essayer toujours, convaincu, comme je le suis, que vos efforts seraient inutiles, de combattre pour la liberté de la Grèce, quand vos armes ne feraient qu'aggraver son esclavage et vous précipiter vousmêmes dans un abîme de maux, dites-moi, vous prouverais-je ainsi mon amour pour elle et pour vous?

(Lettre de Polybe à un ami, F. D.... Rhétorique,
lycée ***.)

Tant qu'on ne s'élèvera pas contre cette déplorable façon d'écrire, l'enseignement du style sera frappé de stérilité; on n'apprendra rien; les conseils seront inutiles. Loin d'être approuvées avec indulgence, de telles expressions devraient être signalées comme le rebours de l'art d'écrire. De pareils morceaux

seraient à peine bons comme premiers jets, comme matière à dégrossir!

Je trouve ces lignes dans un Manuel très répandu :

Si la mendicité recouvre toujours la plus grande misère, elle recouvre aussi parfois une coupable oisiveté! A ces pauvres qui pourraient travailler, nous ne devons pas nous contenter de donner une légère aumône qui ne peut leur faire aucun bien durable; nous devons, si nous voulons leur faire du bien, leur venir en aide1 en cherchant à leur procurer du travail, à les tirer de la misère, et à leur faire sentir ce qu'il y a de honteux et d'humiliant à vivre aux dépens de la charité d'autrui, alors qu'on pourrait par quelque occupation gagner sa vie.

Ce style est tellement mauvais, que le professeur a mis en marge cette remarque indulgente: Un peu traînant!... Il aurait dû mettre : « Archi-mauvais, à refaire ». Honteux est la même chose qu'humiliant, Tirer de la misère est un style de fait-divers. Faire aucun bien, faire du bien est d'une pauvreté abominable. Coupable oisiveté, venir en aide, vivre aux dépens de la charité, style tout fait, style Berquin.

Résumons-nous.

Il faut travailler son style, refaire ses phrases jusqu'à ce qu'on en soit content et qu'on ne puisse les faire mieux.

Cependant on doit s'arrêter. Il y aurait un grave écueil à corriger indéfiniment. La correction doit

1. Quel vice de tournure! Il semble qu'on ait voulu dire : « Nous devons, si nous voulons leur venir en aide, en cherchant... » Nous devons quoi? On attend le régime.

L'EFFORT ET LE TRAVAIL

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avoir un terme; on peut gâter son œuvre à force de la retoucher.

Il est des gens, dit Quintilien, qui ne sont jamais contents de leurs écrits: ils ne supposent jamais bonnes les pensées qui se sont présentées les premières; chaque fois qu'ils remettent la main à leur ouvrage, ils changent, ils effacent et cherchent toujours quelque chose de meilleur. Il arrive par là que ces écrits sont pour ainsi dire tout marqués de cicatrices et plus faibles qu'ils n'étaient d'abord. Souffrons donc, ajoute Quintilien, que ce que nous avons écrit parvienne enfin à nous plaire; que la lime polisse l'ouvrage, mais qu'elle ne l'use pas.

C'est fort bien dit. Gustave Flaubert est un exemple caractéristique. Doué de grandes qualités d'imagination, écrivain supérieur dans Salammbô et Trois contes, il a fini, à force de travail et d'exigence, par se dessécher dans une sorte de jansénisme littéraire, et par n'avoir plus ni chair ni muscles, rien que la maigreur et la ligne.

Il faut donc s'arrêter et savoir être content de soi. Pour savoir si vous avez le droit d'être satisfait, choisissez un maître éclairé, un ami clairvoyant, lisez-lui votre œuvre, soumettez-vous à ses jugements, écoutez ses conseils et faites les changements qu'il imposera.

Aucun écrivain, sauf les grands génies, n'arrive à se voir lui-même. Les meilleurs esprits ne sont pas en état de juger leurs propres œuvres. Un critique sincère est un trésor précieux. On doit s'estimer heureux de le rencontrer.

Ne soyez pas rebelles aux remarques qu'on vous fera. La marque du talent réside dans le plus ou moins d'aptitude à saisir les défauts qu'on vous signale. S'il est malaisé de se connaître, comme dit l'adage, il est plus malaisé encore de se connaître littérairement.

La docilité aux conseils d'autrui prouve la largeur d'esprit, le sens du métier et l'intelligence; car rien ne coûte tant que de sacrifier ce qu'on a écrit et de retrancher ce qu'on croyait bon.

TREIZIÈME LEÇON

De la narration.

De la narration. L'art de conter. La narration vraie. La narration rapide. L'intérêt dans la narration. — Pas La brièveté peut sembler longue.

de digressions.

bonnes narrations.

Les

L'élocution, c'est-à-dire la partie qui regarde l'exécution littéraire, vise principalement deux choses; raconter et décrire.

Nous parlerons donc surtout de la narration et de la description. Les deux se confondent le plus souvent; bien que la description soit plutôt une peinture, et la narration un récit.

La narration est un genre de composition indépendante, c'est un tout complet.

Sans entrer dans l'examen des diverses sortes de narrations, dont les Manuels se plaisent à multiplier les divisions arbitraires, narrations oratoires, historiques, anecdotiques, poétiques, etc., nous parlerons des conditions qui conviennent à toutes et des lois générales qui les régissent.

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