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à l'imagination de perdre jamais leurs droits; ainfi, quoi qu'on vous en ait dit, il eft conftant que les hommes qui vivoient dans les fiècles dont vous voulez connoître le goût, les ufages, & les mœurs, n'étoient en rien différents de ce que nous fommes aujourdhui à la vérité leurs connoiffances & la combinaifon de leurs idées étoient beaucoup moins étendues. L'ancien & le nouveau teftament, les vies des faints & les chroniques compofoient tout leur favoir; ils ne partoient que de là pour donner l'effor à leur imagination, fans croire qu'il fût poffible de contredire ni d'attaquer les principes ni le fonds fur lequel ils travailloient; ils fe perfuadoient encore moins qu'on leur donnât jamais une mauvaise interprétation. Ainfi, renfermés dans un cercle auffi étroit, ils comptoient embellir la matière & la préfenter feulement fous des formes nouvelles & agréables: la chofe eft fi vraie, que l'on voit, dans les temps dont j'ai l'honneur de vous parler, des contes fort libres, & des critiques fanglantes contre le pape, le clergé & les moines, fans que jamais on trouve aucune plaifanterie, cun doute fur la religion & fur les myftères: il faut en conclure, ce me femble, que leur fimplicité prétendue ne confiftoit véritablement que dans leur genre d'études & l'efpèce de leurs connoiffances; ces mêmes raifons les engageoient à comparer tout fimplement les différentes images de la religion aux ufages de la vie qu'ils menoient. Pour vous convaincre de cette vérité, Madame, & fatisfaire en même temps votre curiofité, j'ai fait choix d'un ouvrage écrit au plus tard dans le 13 fiècle; c'eft une comparaifon tirée de la Cour du roi, telle qu'il étoit d'ufage de la tenir alors, avec la. Cour de Dieu dans le paradis: & c'eft en effet le titre que l'auteur a donné à la pièce, qui contient

642 vers.

reçus.

au

peu

Avant d'aller plus loin, il eft bon de vous dire que dans ces temps les rois ne tenoient pas une Cour continuelle, & que, vivant feuls dans leur famille ou dans leur domeftique & avec affez d'éclat pendant le refte de l'année, ils indiquoient des jours où ils faifoient inviter par des hérauts, des meffagers, ou par d'autres de convocagenres tion, leurs fujets & même les étrangers de fe rendre chez eux, les affûrant qu'ils feroient trèsbien On avoit foin d'avertir en même temps combien la Cour, ou la fête, ce qui étoit la même chofe, devoit durer de journées. Le nombre le plus ordinaire é oit de trois; & les quatre grandes fêtes de l'année étoient toujours choifies, fans doute parce qu'on étoit alors moins occupé des affaires domeftiques. On étoit défrayé, nourri, & amusé dans ces Cours, de tout ce qu'on avoit préparé & imaginé pour les rendre plus brillantes. C'eft en conféquence de cet ufage, que l'auteur dont je vais vous donner l'extrait a fait choix de la fête de la Touffaint; elle convenoit d'ailleurs à l'objet pour lequel elle eft célébrée par l'Églife. Je joindrai quelquefois à cet extrait les vers même de l'au

teur; mais je vous confeille d'autant moins de les lire qu'ils ne vous amuferont point, & que vous ne les entendrez pas toujours. J'ai tâché d'y fuppléer & de vous rendre fon récit & les images plus intéreffantes, en les traduifant, pour ne vous ennuyer que quand vous en aurez envie, vous prouver en même temps que je ne vous en impofe point, & vous donner, comme je vous l'ai promis, une véritable idée de la naiveté de nos pères. Au refte, je dois vous dire encore que prefque tous les morceaux cités dans cette pièce comme ayant été chantés, font les refrains des chanfons du temps, & dont j'ai trouvé la plus grande partie complette dans quelques autres manufcrits.

La Cort de Paradis.

Après un exorde affez court fur la grandeur de Dieu qui a créé le monde, & fur la bonté avec laquelle il s'eft fait homme, l'auteur dit qu'il veut conter comment Dieu voulut tenir fa Cour & choifit une fête de tous les faints.

Dieu appela S. Simon à haute voix & lui dit, Allez dans tous les dortoirs, dans toutes les chambres, enfin dans tous les endroits du paradis, inviter (femoner) les faints & les faintes, fans en oublier aucun; vous leur direz que je les prie de fe rendre ici avec leur compagnie je veux tenir une Cour plénière un mois après la S. Remi. S. Simon répondit à notre Seigneur, J'exécuterai vos ordres dès demain famedi.

Dieu ne lui en dit pas davantage, & S. Simon partit le lendemain de très-bonne heure, menant S. Jude avec lui; il n'eut garde d'oublier fa cloche ou fonnette (s'efcalere).

Il entra d'abord dans la chambre des anges, qui fe tenoient par la main & fe jouoient dans ces

beaux lieux.

Si vont jouant par ces biaus lieus.

S. Simon les raffembla par le bruit de fa cloche ou fonnette, & leur déclara les ordres dont il étoit chargé ils lui répondirent qu'ils les exécu teroient avec joie. De là il paffa chez les patriarches, qui le reconnurent de loin & dirent, Je crois que voilà S. Simon, voyons ce qu'il nous veut. Ils l'attendirent, & ils acceptèrent volontiers fa propofition.

A quelques pas de là, il aperçut les apôtres fes camarades; il leur cria de venir à la Cour de Jéfus.

Quil viengnent a la Cort Jhefu.

Ils affûrèrent qu'ils étoient à fes ordres.

Les martyrs qu'il rencontra lui firent la même réponse par la bouche de S. Etienne.

S. Simon, toujours courant pour obéir à fon maître, fut à S. Martin qu'il trouva à la tête de tous les confeffeurs; il fonna trois fois fa cloche

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pour les faire venir autour de lui, & leur déclara le fujet de fon meffage; & S. Martin lui répondit, Soyez tranquile, Compère, nous irons tous.

S. Martin li dift biaus Compains &c.

Enfuite il invita les innocents, qui tout bonnement affûrèrent qu'ils s'y rendroient avec plaifir.

A force de courir, S. Simon entra dans une chambre magnifique occupée par les pucelles. L'auteur affûre que leur beauté & l'éclat des couronnes qu'elles avoient fur la tête ne fe peuvent décrire. Elles acceptèrent avec plaifir la propofition, ainfi que les veuves qui ne s'étoient point remariées, & chez lefquelles il fe rendit enfuite.

Enfuite il n'y eut ni faint ni fainte qu'il n'appelât par fon nom, qu'il n'avertît, & qui ne lui fit à peu près la même réponse: pour lors il vint rendre compte de fa commiffion & de la façon dont il s'en étoit aquitté. Jéfus Chrift l'aprouva, (Tu as bien fet, dift Jhefu-Criz), & dit, Je verrai bien ceux qui ne s'y trouveront pas.

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Quand le jour fut arrivé, le premier qui parut fut S. Gabriel, fuivi de tous les anges, archanges, & chérubins, qui vinrent en volant, s'embraffant de leurs ailes, & chantant le Te Deum.

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Cependant la joie qu'ils reffentoient en approchant de Dieu, les engagea à fe prendre par la main & à chanter, C'est ainsi que vont ceux qui vivent d'amour & qui aiment bien.

Tout ainfi va qui damors vit

Et qui bien ame.

S. Étienne arriva à la tête de tous les martyrs, en chantant, Celui qui attend du plaifir des peines qu'il reffent, doit bien témoigner de la joie.

Cil doit bien joie demener

Qui joie attent des maus qu'il fent.

Les confeffeurs parurent, & leur chant difoit, Je n'ai jamais ceffé d'aimer, & jamais je ne cefferai.

Je ne fus onques fans amer

Ne ja nere en ma vie.

Les milliers d'innocents qui fuivoient les martyrs, dirent dans leurs chanfons qu'ils ne devoient leur bonheur qu'à Dieu feul.

On vit enfuite arriver la Magdeleine à la tête d'une belle compagnie, chantant, Jevais naturellement fans feinte trouver mon ami.

Nenvoifiement i vois a mon ami.

Les veuves s'avancèrent enfuite; elles étoient extraordinairement parées, elles fe tenoient par la main, & chantoient les unes haut, les autres bas, Je me repens d'avoir aimé ce qui ne le méritoit pas; je fuis fage à présent.

Se jai ame folement,

Sage fui fi me repent.

Les femmes qui avoient été fidèles à leur mari, fuivirent les veuves; elles étoient vétues d'une étoffe blanche & plus éclatante que ne font les fleurs fur les arbres:

Plus blanc que flor for branche

& fe tenant également par la main, elles chantoient de cœur joli: C'est ainsi qu'une maitreffe doit aller trouver fon ami.

Ainfi doit dame aler

A fon ami.

Mais toutes faluoient la Vierge en paffant, & lui difoient Ave Maria, & la Vierge leur donnoit fa bénédiction. Elles montèrent au baut du paradis & J. C. leur dit qu'elles étoient les bien-venues; elles fe mirent à genoux pour lui répondre, qu'elles s'étoient rendues avec plaifir à fes ordres: il leur

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plus douce & plus belle qu'une rofe épanouïe.

Douce mere dift notre Sire
Je ne vous veuil mie defdire
Que je vo volente ne face
A ceft mot la befe en la face
Les iex la bouche & la maiffelle

Quil avoit & tendre & bele

Plus que neft rose espanie.

Et la tendre mère le conjura de nouveau de donner du à ces pauvres ames au moins ce jour-là & repos les deux fuivants.

Auffitôt que Dieu lui eut accordé fa demande, le feu du purgatoire devint plus doux que du lait. Il y eut quelques ames dont la pénitence fe trouva finie; elles furent conduites par S. Michel, & S. Pierre leur ouvrit la porte avec grand plaifir: à mefure qu'elles entroient, elles fe prenoient par la main, & S. Michel les précéda, en chantant, Je ramène ici la joie.

Jai joie ramenee ici.

Dieu les reçut très-bien, & la Vierge encore mieux, en leur difant que la joie & les plaisirs ne leur manqueroient jamais.

Ainfi finit la fête : & il ne faut pas douter, continue l'auteur, que le jour de la Touffaint & les deux qui le fuivent, les ames du purgatoire n'ayent du repos & ne jouiffent de quelque fatisfaction.

Je m'eftimerois très-heureux, Madame, fi j'étois parvenu à fatisfaire votre curiofité fur cet article; & fuppofé que vous en trouviez le détail trop long, daignez en retrancher tout ce qui vous paroitra fuperflu, le refte en fera meilleur je vous aurai du moins prouvé mon zèle & la promptitude de mon obéiffance. J'ai l'honneur d'être, &c.

SECONDE LETTRE SUR UN AUTRE MANUSCRIT DU 13 SIÈCLE,

Tiré de l'abbaye Saint-Germain des Prés, cotté 1830.

Vous m'avez paru contente, Madame, de la Cour du paradis, dont j'ai eu l'honneur de vous envoyer l'extrait; & vous y avez trouvé, dites - vous, la preuve que je vous avois promise de la naïveté de nos pères. Je me fuis encore engagé à vous convaincre qu'ils avoient de l'imagination dans leurs ouvrages. Je crois que ce petit extrait de la Cour d'amour, qui contient environ 350 vers, vous donnera une idée de celle qu'ils employoient quelquefois car il ne me feroit pas facile, malgré toute ma bonne volonté, de répéter fouvent ces fortes d'exemples. Les traits d'efprit & d'imagination fe trouvent, il eft vrai, dans leurs ouvrages; mais ils font épars & noyés dans des longueurs infupportables, leur objet même eft rarement agréa

ble. Ce font le plus ordinairement des moralités qui ne font qu'ennuyeufes; ou des contes, à la vérité fort jolis, mais fi libres que je n'oferois vous les préfenter. Au refte, vous ne ferez point étonnée de la conclufion de ce petit ouvrage, fi vous vous rappelez que les chevaliers favoient à peine lire dans les fiècles qui piquent aujourdhui votre curiofité, & que les prêtres & les moines étoient les feuls qui fuffent lire & écrire. Il faut cependant convenir que ces auteurs étoient peu conféquents & peu fixes dans leurs idées; ils promettent des chofes qu'ils ne tiennent pas : ils ne s'embarraffent pas remplir celles qu'ils ont avancées. L'auteur que vous allez lire abandonne, par exemple, l'image de l'amour comme dieu, par laquelle il débute, pour en parler enfuite comme d'un roi, par la feule raifon que l'imitation d'une Cour lui étoit plus facile & fe trouvoit plus à fa portée. Il y auroit bien d'autres obfervations à faire fur les inconfé

de

quences de fonds & de détail que ces auteurs préfentent à chaque pas mais ce n'eft point une critique que j'ai l'honneur de vous envoyer, c'est un exemple; heureux s'il peut vous amufer encore !

Florence & Blanchefleur ou La Cour d'Amour.

L'auteur commence par dire qu'il ne faut point entretenir les poltrons, les payfans qui fe donnent des airs,

A coart a vilains ne a venteor

de tout ce qui peut regarder l'amour ; mais il ajoûte que ces propos conviennent aux gens d'Églife & aux chevaliers, & furtout aux filles douces & aimables auxquelles ils font fort nécessaires.

Mais a clerz (1) ou a chevaliers
Quar ils entendent volentiers,
Ou a pucelle debonaire

Quar ele en a moult affaire.

Florence & Blanchefleur, jeunes filles de grande naiffance & douées de tous les agréments poffibles, entrèrent un jour d'été dans un verger des plus agréables, pour fe divertir ensemble & jouir des beautés de la nature & de la faifon: elles avoient des manteaux chamarés de fleurs & principalement de rofes des plus fraîches; l'étoffe étoit d'amour & les attaches de chants d'oiseaux.

Li eftains fu de flor de glai Trames i ot de roses en mai Les lifieres furent de flors Et les pannes furent damors Ouvré furent bien li taiffel

Attachez font a chant doifel.

(1) Le mot de Clerc que l'auteur emploie, doit être fouvent traduit par Homme de Lettres; mais on verra, dans la fuite de cet ouvrage, qu'il ne peut avoir ici d'autre signification que celle d'Homme d'Eglife.

Elles trouvèrent, après avoir fait quelques pas dans le verger, un ruiffeau dans lequel elles regardèrent leurs vifages, dont l'amour altéroit fouvent les couleurs; elles fe reposèrent enfuite au pied des oliviers, dont le bord étoit planté.

La ont mirées lor colors

Qui fouent lor mue damors
Puis s'affirent fur loliver

Qui furent plantez lez le gravier.

Florence prit la parole & dit, Qui feroit feule ici avec fon amant fans que perfonne pût en étre inftruit! fi les nôtres arrivoient dans ce moment, nous ne pourrions les empêcher de nous embraffer, de nous careffer, & de jouir du plaifir d'éire avec nous, pourvu que la chofe n'allát pas plus loin, car nous ne le voudrions pas autrement: nous ne devons jamais donner la moindre prife fur nous; & quand un arbre a perdu fes feuilles, il a bien perdu de fa beauté.

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Et de mon cuer & de ma flor
Un clerc cortois loyal & bon
Ai de mon cuer done le don
Il est moult belt mais fa bonté
Velt affez mielz que sa beauté.

« Il me feroit impoffible, ajouta-t-elle, de louer » la bonté de fon cœur & la politeffe de fon efprit » autant qu'elles le méritent ». Florence lui répondit avec furprife, « Comment avez-vous pu » vous déterminer à prendre un homme d'Églife pour >> ami? Quand le mien va dans un tournois & qu'il » abbat un chevalier, il vient me préfenter fon che» val. Les chevaliers font eftimés de tout le monde ; » les gens d'Eglife font méprifés: il faut affûré»ment que votre efprit foit dérangé, d'avoir fait » choix d'une telle espèce » (ce halt tondu.) Blanchefleur ne put foutenir ces propos infultants, & lui dit avec une colère mélée d'impatience, qu'elle avoit tort de dire du mal de fon ami, qu'elle ne le fouffriroit point, & qu'il étoit plus fot à elle d'aimer un chevalier.

Damoiselle ceft vilenie

Quant ainfi mon ami blafmez
Mais quant le chevalier amez
Vos eftes plus fote de moi.

Et dans fa colère elle fit la critique & le portrait de la pauvreté & des befoins ordinaires des chevaliers; elle finit par dire qu'elle prouveroit devant toute la terre, que les gens d'Eglife étoient les feuls que l'on dût aimer, qu'ils étoient plus polis & plus remplis de probité que les chevaliers.

Que for tote la gent qui font Doivent li clerc avoir amie Que plus fevent de cortoifie Que nulgent ne chevalier Florence nel volt otroier Ainz refpondi par felonie.

Florence lui répliqua, que tout ce qu'elle difoit étoit faux, & lui propofa d'aller juger leur différend à la Cour du dieu d'amour. D'accord fur ce point, elles fortirent du verger fans fe dire un mot & fans fe regarder.

Elles furent exactes à fe mettre en marche le jour dont elles étoient convenues; elles partirent en même temps, & fe rencontrèrent, non fans être piquées de fe trouver toutes deux fi belles & fi bien parées. En effet, jamais parures n'eurent autant d'éclat & de véritables agréments: leurs robes étoient faites des rofes les plus fraîches; leurs ceintures, de violettes que les amours avoient arrangées pour leur plaifir; leurs fouliers étoient couverts de fleurs jaunes, & leurs coif

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