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PARTIE COMPLÉMENTAIRE.

DE L'ERREUR.

258. La logique ayant pour objet de faire connaître à l'homme les faits et les lois de son intelligence, ainsi que les règles à suivre pour arriver à la vérité scientifique, il s'ensuit qu'elle doit également lui faire connaître les principaux moyens d'éviter ce qui est le contraire de la vérité et de la science.

L'homme manque la vérité, parce que, dans l'acquisition des connaissances isolées, il fait un mauvais emploi de ses moyens de connaitre; ou parce que, pour constituer un ensemble scientifique, il emploie mal la méthode; et cela, parce que le plus souvent il n'a point les dispositions d'esprit nécessaires.

C'est pourquoi il nous reste à faire trois choses:

1o A montrer que chacun de nos moyens de connaître, employé dans sa portée et sa spécialité, est propre à nous donner la vérité;

2o A indiquer comment l'emploi de la méthode se modifie et se spécialise suivant la nature de l'objet de la connaissance; 3o A dire les dispositions d'esprit sans lesquelles toute recherche de la science est toujours vaine et souvent dangereuse. Ce sera l'objet des trois sections de cette partie complémentaire.

PREMIÈRE SECTION.

de l'erreur et de la LÉGITIMITÉ DE NOS MOYENS DE CONNAITRE.

CHAPITRE PREMIER.

De la nature et des causes de l'erreur.

259. La privation de la vérité est l'ignorance, cet état de l'homme qui ne sait pas et qui a la conscience de ne pas savoir. Le contraire de la vérité est l'erreur, qui consiste à ne pas savoir, et à croire qu'on sait.

L'erreur est donc de l'ignorance; mais elle est une ignorance acquise et contractée bien plus déplorable que l'ignorance simple et naturelle. Ne pas savoir, et avoir la conscience de son ignorance, est une bonne disposition pour apprendre (*); ne pas savoir et se croire en possession de la connaissance, c'est être disposé, non-seulement à ne rien faire pour acquérir la vérité, mais encore à tout faire pour repousser ce qui nous paraîtra différent de ce que nous croyons savoir des choses. L'ignorance est fâcheuse; l'erreur est dangereuse,

L'erreur étant le contraire de la vérité, et la vérité étant pour nous la réalité devenue évidente, tellement évidente, que nous ne pouvons nous empêcher d'y croire après avoir légitimement employé les moyens spécialement propres à l'acquisition d'un ordre de connaissance, l'erreur est, par conséquent, ce à quoi nous croyons sans que l'évidence nous y ait forcés, ce à quoi nous pourrions et devrions ne pas croire, après avoir employé, chacun selon sa portée, sa loi et sa spécialité, les moyens propres à acquérir ou à vérifier la connaissance dont il s'agit, après avoir en un mot, convenablement reçu l'action de l'évidence.

(*) Cf. Platon, 1er Alcibiade, tom. V, p. 65 de la trad. de. M. Cousin.

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260. Nous l'avons déjà exposé (26), lorsque la connaissance est spontanée, c'est-à-dire, lorsqu'elle est le résultat simple de l'évidence, et que tout se passe entre la réalité qui se manifeste et l'être intelligent qui se contente de la percevoir, et n'affirme que ce qu'il perçoit, il n'y a pas chance d'erreur, et nos notions et nos jugements sont dans un rapport exact avec ce qui est et se montre à nous. Mais l'homme ne se contente pas toujours de ce rôle passif. L'expérience lui ayant appris qu'en poursuivant l'évidence, il la force quelquefois à se montrer, et qu'il augmente l'étendue et la puissance de ses moyens de connaître par l'impulsion active qu'il leur donne, il veut se servir de ce pouvoir, et souvent s'en sert mal, employant un moyen pour un autre, ou négligeant de se conformer aux lois de ses facultés intellectuelles, et s'affirmant alors comme connu ce qu'il connaît à demi, ce qu'il connaît mal, ou ce qu'il ne connaît pas du tout.

De semblables affirmations ne sont point nécessitées; nous pouvions suspendre notre adhésion; si nous la donnons et que nous nous trompions, c'est de notre fait. L'erreur est donc imputable et personnelle; aussi, tout en faisant la part de la faiblesse humaine, et en se rappelant que quelques erreurs sont la condition inévitable du développement d'une intelligence finie, on doit se reprocher celles que l'on commet et s'attendre à ce que les autres nous les reprochent. En effet, l'activité, ce pouvoir personnel et libre, qui, bien appliqué, est la condition de toute connaissance scientifique, devient, quand il s'applique à faux, la cause de nos erreurs. L'homme ne se trompe que parce qu'il est libre; sans doute, il ne se trompe pas volontairement, car qui chercherait volontairement l'erreur, si ce n'est pour la dissiper? (*) Mais il se trompe,

(*) Si l'homme ne se trompe pas volontairement lui-même, il cherche quelquefois à tromper les autres hommes. L'erreur sciemment communiquée est le mensonge. L'erreur peut-elle quelquefois être salutaire et le mensonge utile? Au point de vue sclentifique, cette question, si elle était posée, paraîtrait l'effet d'un véritable délire; au point de vue moral, elle a été agitée et diversement résolue. Cependant, malgré l'autorité souvent

parce que, en poursuivant la vérité, il quitte librement le chemin qui pourrait l'y conduire.

Un principe est-il proposé à son examen, et croit-il y reconnaître le caractère d'universalité, il néglige d'examiner les autres caractères et se hàte de prononcer que c'est un principe de nécessité absolue. Il se hâte de synthétiser avant d'avoir suffisamment analysé, de prononcer sur les rapports après une comparaison précipitée, d'induire avant d'avoir examiné assez de cas particuliers; il donne à ses inductions une portée illégitime; procède à la solution d'une question par déduction, quand c'est l'induction qu'il faudrait employer; déduit sans se conformer aux règles de cette opération; parle ou reçoit la parole d'autrui sans s'assurer du véritable sens des mots; accorde au témoignage une confiance imméritée, etc. Ainsi, il tombe dans l'erreur, quel que soit le moyen qu'il emploie, s'il en méconnaît les lois, la portée et la spécialité, et n'imprime pas à ses actes scientifiques une droite et juste direction.

261. Mais s'il est vrai que l'erreur est le fait de l'homme et le résultat du mauvais emploi de ses facultés, à quoi tient ce mauvais emploi, ou en d'autres termes, quelles sont les causes occasionnelles de l'erreur? Ces causes se trouvent ou dans les objets ou en nous.

L'homme aspire à la vérité; s'il adopte l'erreur, c'est qu'il la prend pour la vérité, c'est qu'il croit se rendre à l'évidence. Mais l'objet de l'erreur n'est pas, et ce qui n'est pas ne peut pas être perçu et paraître évident. La réalité seule est évidente et se montre à nous, mais elle ne se montre pas toujours

invoquée d'un célèbre penseur (Platon, Lois, liv. II, p. 99 de la trad. de M. Cousin; Eusèbe, Præpar. evang., lib. xII, cap. 31), il ne nous paraît pas qu'elle puisse l'être affirmativement. Il semble d'abord que l'homme, créature raisonnable et faite pour la vérité, ne peut pas trouver son bien dans le mensonge et l'erreur; et ensuite l'expérience nous fait voir que, si quelquefois le mensonge a paru utile à la faiblesse et à l'ignorance, il n'a eu cet heureux effet que momentanément, et est devenu bientôt après un obstacle à la vérité. Cf. DUVAL - JOUVE, Instruction morale, 2e part., ch. IV, 2. 113; et art. Erreur dans le Dict. des scienc. philos.

tout entière; souvent elle n'apparaît qu'en partie et imparfaitement. Or, c'est précisément cette évidence incomplète, cette partie de vérité qui nous fait illusion, soit que nous la prenions pour la vérité tout entière, soit que nous la faussions en lui attribuant une valeur qu'elle n'a pas, ou en voulant la compléter par des traits qui nous appartiennent. D'où il suit qu'à l'origine de toute erreur il y a toujours perception de quelque chose de réel, et que dans toute erreur il y a toujours une part de vérité. Pour un être intelligent et raisonnable une erreur complète, totale, absolue, n'est pas possible; il n'y a de possible qu'une erreur partielle. Dans l'erreur totale et absolue périrait la possibilité même de la croyance. C'est cette part de vérité qui, en se montrant à nous, a donné lieu à une croyance; c'est elle qui ensuite fait vivre l'erreur et la soutient. Qu'on examine, en effet, les diverses erreurs évidemment reconnues pour telles, erreurs vulgaires et de détail, ou erreurs plus savantes des systèmes politiques, religieux, philosophiques, et l'on verra qu'il n'en est pas une qui ne s'appuie sur une part souvent considérable de vérité, et qu'entre cette part de vérité et l'erreur il existe un rapport très-réel, mais fortuit et pris pour un rapport essentiel (145). Déterminer cette part de vérité et la nature de ce rapport, c'est découvrir l'origine de l'erreur. (*)

(D'où vient maintenant la méprise de notre part? d'une multitude de causes différentes qu'il est difficile de renfermer dans une expression assez générale pour les comprendre toutes, assez détaillée pour être profitable. Nos erreurs peuvent se diviser en deux grandes classes: erreurs de détail, et erreurs scientifiques ou faux systèmes. Les causes occasionelles de nos erreurs de détail ont été le plus souvent rapportées à l'ignorance des lois de nos facultés intellectuelles, qui ne nous permet pas de les employer convenablement; à la pa

(*) Cf. COUSIN, Cours de l'hist. de la philosophie moderne, 1828, 6o leç., p. 142 et suiv.; 1829, 24o leç., p. 336 et suiv., édit. de 1847.

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