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nous approuvons peu en général ce parti pris de renoncer aux avantages de son siècle pour courir après la reproduction impossible de la naïveté des vieux chroniqueurs. C'est le faux système des pseudo-classiques, qui, eux aussi, cherchaient à reproduire la manière de penser et dire de TiteLive, de Salluste, de Tacite. Il n'y a de changé que l'âge et le mérite du modèle.

Nous ajouterons que cette contrefaçon des vieux historiens, fût-elle désirable, n'est pas même entièrement possible. A moins de les reproduire toujours textuellement, ce qui ne serait qu'en donner une édition nouvelle, il faut bien les concilier, les compléter, les refaire; et dans ce travail, la pensée personnelle de l'auteur, ses opinions et celles de son temps perceront toujours plus ou moins sous le naïf récit du contemporain. L'école descriptive ne justifie pas même la prétention qu'elle affiche de rester en dehors de toute conclusion; il n'est pas donné à l'homme de s'abstenir de toute opinion sur les faits qu'il considère. L'historien descriptif fera passer à son insu son jugement personnel dans le choix. des circonstances et jusque dans les formes de son langage. S'il se trompe, ses erreurs seront d'autant plus dangereuses pour le lecteur qu'elles se glisseront dans son esprit sans l'avertir de leur présence.

Avouons, en quittant M. de Barante, que pour avoir le courage de le juger aussi sévèrement, il faut ne l'avoir plus entre les mains; tant que vous le lisez, vous êtes sous le charme de sa narration. Quel magnifique tableau ne déploiet-il pas devant nous! Avec quel art n'a-t-il pas choisi l'époque (1364-1477) qui, plus que toute autre peut-être, était appropriée à son système! C'est un temps où ces êtres collectifs et abstraits qu'on nomme les nations ne sont pas constitués encore; la politique naissante y laisse surtout agir la passion personnelle; les individus peuvent impunément être grands par l'héroïsme ou par le crime. M. de Barante les saisit dans toute leur vérité. Les personnages, tels que Jean Hyons, Pierre Dubois, Jacques Artevelt, sont aussi vivants que ceux de Walter Scott. La croisade des chevaliers français en Hongrie est une peinture admirable: la bataille

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de Nicopolis produit l'effet de la plus saisissante réalité. La bravoure du vieil amiral qui seul au milieu des janissaires élève six fois en l'air la bannière de la France, la mort du vaillant Coucy, l'héroïsme du jeune comte de Nevers, qui fut depuis Jean sans Peur, tout cela est frappant, tout cela se passe sous nos yeux. En somme, ce livre est une œuvre du plus grand mérite, quoiqu'il soit à désirer que la méthode de M. Barante, sujette même ici à tant de défauts, soit adoptée plutôt par les auteurs de romans historiques que par les historiens.

Augustin Thierry ; de Sismondi; MM. Michelet et Thiers.

Nous nous sommes étendu avec plaisir, malgré le peu d'espace qui nous reste, sur les deux noms illustres qui représentent les limites extrêmes des deux écoles opposées. Nous passerons rapidement sur les autres, queis que soient leur mérite et leur juste célébrité; vu qu'ils ont combiné, dans des proportions diverses, les systèmes que nous venons d'étudier isolément. Il était plus naturel qu'on cherchât à réunir ces deux moitiés de l'histoire, qu'il ne l'avait été de les séparer. Augustin Thierry, l'homme de France qui, dans ce dernier quart de siècle, a le plus contribué, après M. Guizot, au progrès des études historiques1, sans fondre encore en lui les deux écoles, les suit alternativement et presque avec un égal bonheur. Ses excellentes Lettres sur l'histoire de France, qui ont exercé une si grande influence sur les historiens venus après lui, renferment une partie critique et une partie narrative. Son Histoire de la conquête d'Angleterre par les Normands, est rédigée dans le système de l'école descriptive. « Je me suis tenu aussi près qu'il m'a été possible, dit-il dans son introduction, du langage des anciens historiens soit contemporains des faits, soit voisins de l'époque où ils ont eu lieu. Cependant nous y trouvons un avantage qui manquait

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4. On sait que ce martyr de la science a non-seulement dévoué sa vie, mais encore sacrifié sa vue à l'étude, et que, malgré sa cécité, il n'en continuait pas moins ses courageux travaux. L'histoire a maintenant son Homère. Augustin Thierry est né en 1788; la France l'a perdu en 1856.

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à M. de Barante. L'auteur ne s'abstient pas de manifester son opinion personnelle sur les événements qu'il raconte, seulement il sait donner à ses réflexions une forme dramatique qui n'interrompt point le récit. Lorsque j'ai été obligé, ajoute-t-il, de suppléer à leur insuffisance par des vues plus générales, j'ai cherché à les autoriser, en reproduisant les traits généraux qui m'y avaient conduit par induction. Enfin j'ai toujours conservé la forme narrative, pour que le lecteur ne passât pas brusquement d'un récit antique à un commentaire moderne, et que l'ouvrage ne présentât pas les dissonances qu'offriraient des fragments de chroniques entre-mêlés de dissertations. » C'était un premier et très-habile essai de fusion entre les deux systèmes.

Sismondi1 appartient également aux deux écoles, mais sans s'élever dans l'une ni dans l'autre au rang des écrivains que nous venons de nommer. Son principal mérite, et c'est un mérite considérable, consiste dans son immense savoir. Son Histoire des Français surtout est encore supérieure sous ce rapport à celles des Républiques italiennes. Sismondi connaît toutes les sources, il a tout lu, tout discuté, tout apprécié : ce livre est désormais un ouvrage indispensable. Son point de vue philosophique est loin de mériter les mêmes éloges. Sévère et inébranlable dans ses opinions, il applique au passé l'inflexible niveau de ses idées, et frappe sans exception, sans indulgence, tout ce qu'il n'y trouve point conforme. Il fait volontiers un crime au moyen âge de n'avoir pas deviné son idéal de droit public et d'économie nationale; il ne peut pardonner au seizième siècle de ne pas connaître la tolérance philosophique du dix-huitième. On s'étonne qu'avec tant de science du passé Sismondi n'en ait pas davantage le sentiment; qu'il ne voie pas que ces temps ne pouvaient être que ce qu'ils ont été. Cette disposition du juge nuit au style du narrateur; on peint mal ce qu'on ne goûte pas. Sismondi

4, Né en 1773, à Genève; mort en 1842.-OEuvres principales: Histoire des Français, 31 vol. in-8 (1821-1844); Histoire des républiques italiennes du moyen age, 16 vol. in-8 (1807-1808); De la littérature du midi de l'Europe, 4 vol. in-8 (4813); Nouveaux principes de l'économie politique, 2 vol. in-8 (1819).

n'anime point ses tableaux par la chaleur de l'imagination. On sent d'ailleurs qu'il ne domine pas assez toute sa matière à la fois. Il n'a pas séparé le travail de la rédaction de celui des recherches; il a écrit chaque siècle avant d'avoir étudié le suivant c'était se priver de gaieté de cœur des lumières qu'une époque reflète sur l'autre : c'était écrire l'histoire avec les mêmes inconvénients qu'un contemporain, mais non avec les mêmes avantages. Le langage même de cet écrivain génevois n'est pas toujours parfait c'est un des rares auteurs qu'on lit avec plus plaisir dans une traduction1.

De tous les historiens qui ont cherché à réunir le double mérite d'un aperçu philosophique et d'une fidèle peinture, le plus hardi, le plus brillant, le plus capricieux est M. Michelet'. La vue d'ensemble à laquelle il aspire n'est pas seulement, comme chez ses devanciers, le rapport de causalité qui enchaîne les faits, c'est une véritable philosophie de l'histoire. A travers les phénomènes il cherche à saisir la loi qui les domine, et, dans ses généralisations puissantes, il voudrait, du haut d'une idée, dérouler toute l'histoire comme la conséquence dérive d'un principe. Il porte la même force d'imagination dans les détails du récit. L'histoire telle qu'il la conçoit n'est plus, comme il le dit lui-même, une pure narration, mais une résurrection. Il est vrai que ses morts aussi renaissent parfois transfigurés. Avec une fantaisie aussi créatrice, sa science inépuisable est un danger de plus; le passé est si riche pour lui qu'il y voit facilement tout ce qu'il y désire. M. Michelet, trop historien pour n'être que poëte, est aussi trop poëte pour n'être qu'historien. C'est au moins un écrivain des plus originaux, des plus attachants. Le charme de ses ouvrages consiste à mêler l'auteur à tous les faits qu'il raconte; vous avez toujours là, près de vous, un homme, un ami, qui vous communique sans mesure son imagination, son attendrissement, son esprit. Michelet a transporté dans l'histoire l'humour que nos voisins n'avaient introduit que dans la fiction. Toujours jeune sous ses précoces cheveux blancs,

4. La traduction anglaise de l'Histoire des Français, faite sous les yeux de l'auteur, passe pour excellente.

2. Né en 1798, à Paris; mort en 1873.

toujours spirituel sous son immense érudition, il est de ces hommes qui ne vieillissent point. Le seul effet du temps sur lui, comme autrefois sur Voltaire, c'est de lui donner plus de malice, plus d'âpreté, peut-être plus d'aigreur. Le prophète du passé s'est laissé entraîner dans la lutte de nos pas sions contemporaines. Il a commencé l'histoire comme u poëme : il menace de la finir comme un éloquent pamphlet1 M. Thiers a été plus fidèle au culte sévère de l'histoire: Nature vive et spirituelle aussi, mais avant tout positive t pratique, il fait de plus en plus prédominer en lui l'homme d'affaires sur l'artiste, Polybe sur Hérodote. Doué d'un admirable bon sens, d'une merveilleuse facilité à tout voir, à tout comprendre, à tout expliquer, il semble porter la clarté avec lui; la lumière l'accompagne jusque dans les questions les plus difficiles : lois, commerce, finances, tactique militaire, out devient aisé, intéressant pour le lecteur dès que M. Thiers y a touché. On se sent henreux et presque fier de comprendre sans effort ce qu'on jugeait inabordable. Le don particulier de cet esprit facile c'est de s'approprier par une méditation rapide, ce qu'il emprunte à tout le monde. C'est ainsi qu'au début de sa carrière il sut interroger les principaux acteurs du grand drame révolutionnaire. « Vieux débris de la Constituante, de l'Assemblée législative, de la Convention, du Conseil des cinq-cents, du Corps législatif, du Tribunat; girondins, montagnards, vieux généraux de l'Empire, fournisseurs des armées révolutionnaires, diplomates, financiers, hommes de plume, hommes d'épée, hommes de tête, hommes de bras, M. Thiers passait en revue tout ce qu'il en restait, questionnant l'un, tournant autour de l'autre pour le faire parler, prêtant l'oreille gauche à celui-ci, l'oreille droite à celui-là; et puis réunissant, coordonnant dans sa tête tous ces propos interrompus, il rentrait chez lui, se couchait sur le Moniteur, et ajoutait une page de plus à cette belle Histoire de la Révo

1. A la fin de la Restauration, M. Michelet n'avait encore publié que sof Tableau chronologique de l'histoire moderne, 1825; ses Tableaux synchroniques de l'histoire moderne, 1826; les Principes de la philosophie de l'histoire, traduite de la Sciença nuova de Vico; et le Précis de l'histoire moderne, 1828. 2. Né en 1797, à Marseille.

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