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sait alors. Augustin Thierry raconte, avec tout le charme d'un souvenir d'enfance, l'impression que produisit en lui la lecture d'une page de ce poëme nouvellement publié. Accoutumé à ne lire dans ses abrégés classiques qu'une vague et trompeuse phraséologie; à voir Clovis, fils du roi Chilperic, monter sur le trône et affermir par ses victoires les fondements de la monarchie française, il se trouva transporté dans un monde nouveau, quand il aperçut ces terribles Francs de Chateaubriand, parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, ce camp retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs, cette armée rangée en triangle, où l'on ne distinguait qu'une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus. Dans son enthousiasme, l'enfant marchait à grands pas dans la salle d'études, répétant avec le poëte le chant de guerre des soldats barbares: « Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée. Les romans historiques de Walter Scott produisirent un effet semblable. On comprit que le passé avait eu sa vie profondément différente de la nôtre, et l'on attendit des historiens qu'ils en reproduisissent l'image.

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Un autre besoin se faisait encore sentir. L'histoire n'est pas seulement un spectacle, elle est aussi une leçon. Après les grands événements qui venaient de bouleverser l'Europe, on demandait tristement à la science si l'humanité n'est que le jouet du hasard, ou s'il est dans le monde moral des lois auxquelles les nations peuvent désobéir, mais non pas se soustraire. Le dix-huitième siècle déjà avait interrogé l'esprit de l'histoire; mais au lieu de consulter l'oracle, il l'avait souvent corrompu. Boulainvilliers, Dubos, Mably avaient invoqué sans impartialité le témoignage des faits au profit de systèmes préconçus. Les partis politiques, prêts à s'entrechoquer, avaient voulu s'assurer la complicité de l'histoire. Aujourd'hui, le combat terminé, l'histoire ne pouvait être qu'un juge bien des illusions étaient tombées, bien des convictions adoucies. La science pure pouvait faire entendre sa voix.

Cette double disposition de l'époque, ces deux besoins, tant de l'imagination que de l'intelligence, firent naître sous

la Restauration deux classes d'historiens, l'école descriptive et l'école philosophique, l'une s'abstenant avec scrupule de toute considération et s'attachant exclusivement à la vérité du récit, à la couleur locale et contemporaine des événements, l'autre ne cherchant dans les faits que l'enchaînement des effets et des causes, que la matière de ses réflexions. C'était pour ainsi dire l'éternelle opposition de l'empirisme et de l'idéalisme qui se reproduisait dans la sphère de l'his toire.

M. Guizot,

M. Guizot fut le chef de l'école philosophique. Ce genre d'histoire n'était point inconnu à la France. Bossuet et Voltaire l'avaient adopté : la seule innovation de M. Guizot consistait dans l'étendue de ses connaissances et dans la solidité de ses conclusions. Pour comprendre la différence qui existe entre l'histoire philosophique du dix-neuvième siècle et celle du dix-huitième, il suffit d'ouvrir l'édition que M. Guizot a donnée des Observations sur l'histoire de France par Mably, auxquelles il a joint lui-même ses Essais. L'auteur de cette double publication semble nous dire : « Voilà d'où nous sommes partis; voici où nous sommes arrivés. » Plusieurs points qui n'étaient chez Mably que de timides conjectures, ou de douteux résultats d'une recherche encore incomplète, sont devenus chez son successeur des vérités constantes et démontrées; ailleurs M. Guizot éclaircit, corrige, restreint les assertions de son devancier. Le champ de ses observations surtout s'est élargi: Mably ne considérait que le côté politique de l'histoire; M. Guizot sait que la politique n'est pas toute la vie des nations, que les problèmes historiques ne trouvent leur solution complète que dans la connaissance des lois, des sciences, des arts, de la philosophie, de la religion d'une époque. De là plus d'étendue dans ses études, plus de gran

1. Né en 1787, à Nîmes.-OEuvres principales avant 1830: Essai sur l'histoire de France (1824); Cours d'histoire moderne professé à la Faculté des lettres de Paris (1821, 1828, 1829); Histoire de la révolution d'Angleterre (1826); deux vastes collections de mémoires formant 56 vol. in-8; Vie des poëtes français du siècle de Louis XIV (1843).

deur dans ses aperçus, et par conséquent plus de certitude dans les résultats qu'il obtient.

Le cours que M. Guizot professait à la Sorbonne attirait peut-être une affluence d'auditeurs moins grande que celui tha de ses deux illustres collègues, mais ne produisait pas une moins profonde impression. Le jeune homme qui venait s'asseoir en face de sa chaire, avec une intelligence capable de saisir les grands résultats de l'histoire, mais sans avoir encore trouvé, au milieu de ses études et de ses lectures plus ou moins complètes, la pensée qui devait l'y conduire, remarquait à peine le talent oratoire du professeur et le mérite de sa sévère improvisation. Son attention était occupée tout entière à suivre cette chaîne de faits et de raisonnements qui se déroulait lentement devant ses yeux, à remonter avec l'historien au principe commun où ils se rattachaient, à l'entendre enfin terminer sa démonstration par une maxime ou un théorème qui la résumait. Souvent même, sans s'apercevoir de la route que lui faisait parcourir son admirable guide, le jeune auditeur était absorbé par le plaisir qu'apporte la découverte de la vérité, par la joie si noble et si pure de voir les faits matériels se transformer pour ainsi dire en idées, et les jeux apparents du hasard se courber docilement. sous le joug rationnel de la loi. Villemain et Cousin étaient des orateurs: Guizot n'était que professeur, mais c'était un professeur admirable. Il évitait avec une austérité puritaine toute image éclatante, tout mouvement extraordinaire; mais une passion en quelque sorte latente animait tous ses développements: c'était comme la chaleur qui accompagne naturellement la lumière.

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« L'œuvre de M. Guizot est la plus vaste qui ait encore été exécutée sur les origines, le fond et la suite de l'histoire de France. Six volumes d'histoire critique, trois cours professés avec un immense éclat composent cette œuvre, dont l'ensemble est vraiment imposant. Les Essais sur l'Histoire de France, l'Histoire de la civilisation européenne, et l'Histoire de la civilisation française sont trois parties du même tout, trois phases successives du même travail continué durant dix années. Chaque fois que l'auteur a repris son sujet, les

révolutions de la société en Gaule depuis la chute de l'empire romain, il a montré plus de profondeur dans l'analyse, plus de hauteur et de fermeté dans les vues. Tout en poursuivant le cours de ses découvertes personnelles, il a eu constamment l'œil ouvert sur les opinions scientifiques qui se produisaient à côté de lui, et, les contrôlant, les modifiant, leur donnant plus de précision et d'étendue, il les a réunies aux siennes dans un admirable éclectisme. Ses travaux sont devenus ainsi le fondement le plus solide, le plus fidèle miroir de la science historique moderne, dans ce qu'elle a de certain et d'invariable. Il a ouvert, comme historien de nos vieilles institutions, l'ère de la science proprement dite; avant lui, Montesquieu seul excepté, il n'y avait eu que des systèmes1. »

La méthode de M. Guizot, admirable comme procédé d'enseignement, ne remplit pas et ne prétend pas même remplir dans toute son étendue le rôle de l'histoire. Elle en néglige une partie essentielle, le récit 2. Elle ne veut ni raconter ni peindre; elle se contente d'expliquer : ce sont de savantes et précieuses dissertations, ce n'est pas une histoire morale et vivante: c'est une œuvre didactique, mais non pas un drame. L'histoire, comme l'art, se compose de deux choses, l'idée et le fait, l'âme et le corps, unis d'une manière organique. L'école philosophique brise volontairement ce lien : elle ne demande au fait que l'idée qu'il renferme. C'est une chimie savante et exacte, mais qui n'analyse les corps qu'en les détruisant. Qu'on prenne, par exemple, le beau livre de M. Mignet sur la Révolution française, n'est-ce pas plutôt une formule qu'une histoire? Les physionomies qu'il nous présente ont toutes quelque chose de roide et d'immobile comme des statues de bronze. Il n'en pouvait être autrement : ce ne sont pas des hommes, mais des idées.

1. A. Thierry, Récits des temps mérovingiens, chap. IV.

2. Disons bien vite que, malgré sa tendance abstraite, l'époque philosophique s'est heureusement permis d'assez nombreuses exceptions. Aussi le second volume de l'Histoire de la révolution d'Angleterre ne laisse rien à désirer, même sous le rapport de la peinture des événements et de la vivacité du récit.

M. de Barante.

L'école descriptive peut être en butte au reproche contraire: elle raconte, mais sans conclure; elle peint, mais sans instruire elle fait de l'histoire un roman plein d'intérêt d'abord, mais qui fatigue bientôt la curiosité, parce qu'il n'occupe pas assez l'intelligence. La plus pure expression de ce système, c'est l'Histoire des ducs de Bourgogne par M. de Barante1. Pour en donner une idée, nous n'avons rien de mieux à faire que de prier le lecteur de se rappeler ce que nous avons dit de Froissart. C'est cet aimable chroniqueur que l'historien moderne tantôt emploie, tantôt imite avec un rare talent. Lors même qu'il puise à d'autres sources, Monstrelet, Saint-Remy, Mathieu de Coucy, Commines, tout sous sa plume prend la couleur et la manière de Froissart. Voici revenir les hauts gestes et faits, les belles apertises d'armes : rien ici d'abstrait et d'idéal, tout est réel, individuel, tout est récit ou plutôt tout est peinture.

Le lecteur a déjà pressenti l'objection qu'on peut faire à cette méthode. Nous ne pouvons envisager les événements passés comme n'ayant entre eux d'autre lien que celui de la succession. Notre raison nous dit qu'ils s'enchaînaient encore comme causes et effets. Je veux bien que l'auteur ne réfléchisse pas pour moi; mais du moins qu'il ne me rende pas toute réflexion impossible que le spectacle extérieur ne dérobe pas à mes yeux le jeu non moins intéressant des machines cachées, des ressorts secrets qui le font naître. Que, par exemple, le duc Philippe n'apparaisse pas seulement comme un heureux joueur, à qui tout réussit sans qu'on sache pourquoi, mais aussi comme un prince habile qui sait préparer, attendre, corriger le hasard.

Si M. de Barante eût vécu du temps de Froissart, quelque incomplet que soit un pareil livre, eu égard aux exigences absolues de l'histoire, il y aurait injustice à le blâmer. Mais

1. Né en 1782, à Riom.-Ouvrages principaux: Histoire des durs de Bourgogne de la maison de Valois (1824), 13 vol. in-8; De la littérature pendans le dix-huitième siècle (1819).

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