Page images
PDF
EPUB

La première période de sa vie littéraire nous la montre à la fin du dix-huitième siècle environnée des derniers représentants de cette époque, des Buffon, des Thomas, des Marmontel, des Sédaine, des Raynal, daus le salon de son père, le ministre philosophe, écoutant de savantes conversations, occupée de sérieuses lectures, s'exerçant au grand art d'écrire par diverses compositions dramatiques, et révélant les tendances de sa pensée et le point de départ de ses opinions par ses Lettres sur le caractère et les écrits de J.-J. Rousseau (1788). Comme Chateaubriand, Germaine Necker procédait de JeanJacques, et le reconnaissait hautement pour son maître. L'imagination suppléait alors chez elle à l'expérience. Sa critique, déjà pleine de sens et de pensée, ne descend point encore jusque dans les derniers replis de l'âme. Elle manque de ces profonds accents qui donnèrent plus tard tant de charme à ses écrits.

Cependant la Révolution éclate Mlle Necker devient Mme de Staël, et en 1796 paraît le livre De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Un changement profond signale ce nouvel écrit. Ce n'est plus une jeune fille intelligente qui conjecture plutôt qu'elle ne connaît le monde, et effleure de graves questions au milieu des applaudissements d'une brillante société. C'est une femme qui a trouvé auprès d'elle et en elle-même la réalité qu'elle veut peindre. Il y a déjà des larmes dans ce livre; c'est l'âme qui l'a dicté, mais une âme qui sait réfléchir. Les passions y sont décrites avec une profondeur qui étonne; tout est vivant et animé; les abstractions deviennent des portraits. Cependant l'auteur ne s'est pas encore élevée au-dessus du point de vue de l'école sensualiste. Si elle examine les passions, ce n'est pas sous le rapport du devoir, mais sous celui du bonheur.

Là se termine la première époque de la vie de Mme de Staël. Désormais les lettres ne seront plus pour elle l'expression de la sensibilité seule : elle en va faire en outre l'organe d'une haute raison. A défaut du bonheur, qu'un mariage mal assorti lui refuse, elle va aspirer au talent. « Relevonsnous, dit-elle, sous le poids de l'existence. Puisqu'on réduit

à chercher la gloire ceux qui se seraient contentés des affections, eh bien! il faut l'atteindre. >>>

Comme fruit de cette résolution nouvelle, parurent coup sur coup le livre De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), et le roman de Delphine, publié un an plus tard. Le premier de ces deux ouvrages, malgré les imperfections qui devaient nécessairement résulter d'une érudition insuffisante, élevait l'auteur à la fois au-dessus de ses amis et de ses adversaires. L'idéologie des rédacteurs de la Décade philosophique, des Ginguené, des Cabanis, des Garat, des Tracy, des Chénier, était bien pâle auprès de cette croyance hautement spiritualiste; et d'un autre côté, la réaction religieuse et monarchique, représentée par les écrivains du Mercure de France et du Journal des Débats, Hoffmann, Fontanes, Feletz, Geoffroy, n'avait ni cette grandeur ni cette ardente conviction. Le dogme du progrès était ici proclamé, établi. La loi suprême de la Providence, la marche de Dieu à travers le monde et l'histoire, cette manifestation continuelle et progressive du Verbe, étaient des aperçus aussi nouveaux que profonds. Chateaubriand devait publier l'année suivante son Génie du Christianisme Germaine de Staël donnait le Génie de l'humanité. Le christianisme s'y trouvait sans doute à la plus belle place, mais il n'y était point seul. L'auteur renouvelait en même temps l'esprit de la critique littéraire. Son titre même disait ce qu'on avait trop ignoré jusqu'alors, ce qu'on a peut-être trop répété depuis, que, « la littérature est l'expression de la société. »

Delphine prouva que G. de Staël, pour acquérir de nouvelles qualités, ne perdait aucunement les premières. La sensibilité profonde du livre des Passions se retrouvait ici dans un cadre idéal et dramatique. Toutefois l'élément poétique ne s'y dégageait pas encore dans toute sa pureté. Delphine est un roman un peu métaphysique et, qui pis est, un roman par lettres. Au vague de certains contours, à la prédominance de la pensée et de l'intention sur la forme et sur la couleur, on reconnaît ce qui manque encore à la perfection de l'artiste. Le penseur y est plus complet : les idées religieuses

sont exprimées avec une haute éloquence; cette voix sympatique réveille au fond des cœurs le sentiment moral, les émotions aimantes et la faculté du dévouement. Ce roman avait encore, aux yeux des contemporains, le mérite des plus transparentes personnalités. On se plaisait à reconnaître B. Constant dans le noble protestant aux inanières anglaises, M. de Lebensei; Mme Necker de Saussure dans Mme Cerlèbe, cette femme toute dévouée à ses devoirs et à ses enfants; l'égoïste et froidement décente Mme de Vernon était le portrait de Talleyrand; enfin, sous les traits de Delphinc, on ne pouvait méconnaître Mme de Staël elle-même, amoindrie et affaiblie toutefois dans cette image, comme elle fut bientôt après idéalisée dans Corinne.

Depuis le livre De la littérature, Mme de Staël pouvait être regardée comme le rival de Chateaubriand aussi bien par le talent que par les doctrines. Cependant Delphine n'était point à la hauteur d'Atala et de René. L'écrivain catholique l'emportait par l'éclat de l'imagination, comme son antagoniste par l'élévation de la pensée. La fille du protestant Necker, l'élève des brillants salons du dernier siècle, n'avait pas encore vu et compris la nature extérieure: la société était tout pour elle1. L'Italie lui ouvrit les yeux. Un pouvoir ombrageux, qui, en persécutant Mme de Staël, fit d'elle aussi une puissance, rendit à son talent le service de la bannir. Elle partit donc à son tour pour sa conquête de l'Europe. Ici commence la troisième période de sa vie en 1803 et 1804, elle visita une première fois l'Allemagne, qu'elle devait revoir en 1808. Elle alla ensuite en Italie (1805). La nature et l'art lui furent alors révélés: elle écrivit Corinne, son chefd'œuvre, son épopée, ses Martyrs. « Le Capitole, le cap de Misène de Corinne, est aussi celui de Mme de Staël2, » mais sous cette radieuse image le cœur de Delphine bat toujours. Des larmes coulent encore sous cette couronne de laurier; la

D

4. On sait que dans son exil, quand on lui montrait le lac Léman, elle s'écriait avec regret : « O le ruisseau de la rue du Bac!» Ah! mon cher Fauriel, disait-elle un autre jour, vous avez donc encore le préjugé de la campagne? »

2. Sainte-Beuve, Portraits et Caractères.

gloire n'est pour elle, on le sent avec charme, « que le deuil éclatant du bonheur.

[ocr errors]

Cependant une grande et nouvelle douleur était venue la frapper elle avait perdu son père, qu'elle aimait comme Mme de Sévigné avait aimé sa fille. Ce malheur donna encore à son talent quelque chose de plus profond et de plus tendre. On en retrouve le contre-coup dans le caractère de lord Nelvil. Dès lors les sentiments religieux de Mme de Staël s'assujettirent à une forme plus positive. L'amour filial agit sur elle comme sur Chateaubriand. Necker était mort chrétien, sa fille voulut être chrétienne.

Le séjour de l'Allemagne ne fut pas moins fécond que celui de l'Italie; mais les fruits différèrent comme le sol. L'Italie avait inspiré un poëme plein de pensée; l'Allemagne fit naître une œuvre philosophique, toute parfumée, il est vrai, d'enthousiasme et de poésie. Mme de Staël recevait toutes les idées, mais elle se les assimilait toutes et les marquait de l'empreinte de son âme. Cette nouvelle conquête était aussi difficile que belle la littérature allemande était encore pour nous un monde inconnu; bien plus, un monde dédaigné et moqué. Voltaire se bornait à souhaiter aux Allemands plus d'esprit et moins de consonnes. Mme de Staël prit une glorieuse initiative. Elle osa pénétrer la première dans cette forêt hercynienne, et non-seulement elle y entra avant tous, mais encore elle en dressa le plan avec plus de vérité que ne l'ont fait ceux qui y sont entrés à sa suite. « La plus grande partie des ouvrages écrits en France sur l'Allemagne, dit encore aujourd'hui un savant critique allemand', restent fort au-dessous de ce premier essai destiné à faire connaître l'Allemagne aux Français. » Déjà, dans ses œuvres précédentes, Mme de Staël avait montré toute la force de son esprit; dans l'Allemagne, elle s'élève au-dessus d'elle-même en s'arrachant aux préjugés français et en renonçant au point de vue sensualiste de la philosophie du dia-huitième siècle. C'est peut-être là le pius grand service que ce généreux esprit ait rendu à la France et à la philosophie. La sphère où vivaient Goethe, Schiller,

4. Dr Mager, Geschichte der franzosischen National-Litteratur, t. II, p. 94.

Kant et Hegel, s'ouvrit à nos regards. Si l'auteur ne comprit pas toujours ces grands hommes, elle donna du moins le désir de les connaître. Ses erreurs mêmes sont moins nombreuses qu'on ne s'est plu à le dire. L'instinct du vrai et du beau chez elle (c'est encore un Allemand qui lui rend ce témoignage) suppléait à l'imperfection nécessaire des con

naissances.

L'impression générale que laissent les œuvres de Mme de Staël a quelque chose de moral et de bienfaisant. Nulle part on ne sent mieux l'union intime du bien et du beau : c'est un des effets de l'harmonie puissante de ce noble génie. Elle ne prêche pas la vertu : elle l'inspire. Elle parle de littérature, et l'on se sent enflammé d'amour pour Dieu, pour la patrie, pour le genre humain. « Faire une belle ode, dit-elle, c'est rêver l'héroïsme. » Quelle poétique nouvelle pour les hommes de la fin du dix-huitième siècle que des paroles comme celles qui suivent: « Si l'on osait, dit-elle, donner des conseils au génie, dont la nature veut être le seul guide, ce ne seraient pas des conseils purement littéraires qu'on devrait lui adresser il faudrait parler aux poëtes comme à des citoyens, comme à des héros; il faudrait leur dire: Soyez vertueux, soyez croyants, soyez libres; respectez ce que vous aimez, cherchez l'immortalité dans l'amour et la divinité dans la nature; enfin, sanctifiez votre âme comme un temple, et l'ange des nobles pensées ne dédaignera pas d'y apparaître 1.»

Chateaubriand a apprécié avec une justesse qui l'honore le développement continu du grand écrivain avec lequel lui seul pouvait alors rivaliser. « On ne saurait trop déplorer, dit-il, la fin prématurée de Mme de Staël. Son talent croissait, son style s'épurait à mesure que la jeunesse pesait moins sur sa vie, sa pensée se dégageait de son enveloppe et prenait plus d'immortalité 2. »

Ces deux esprits, si dignes l'un de l'autre, malgré leurs dissidences, inaugurent ensemble le mouvement intellectuel de notre époque. Les idées les plus fécondes que la littérature

1. De l'Allemagne, II partie, chap. x.

2. Études historiques, préface.

« PreviousContinue »