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cette époque un tissu d'énigmes plus ou moins difficiles dont le lecteur doit sans cesse chercher le mot.

Le style descriptif ne se renferma pas dans les poëmes qui par leur titre semblaient lui appartenir. Les genres les plus divers s'empressèrent d'en subir le joug. Partout régnèrent la description, la tirade et la métaphore ambitieuse. L'épopée, l'ode, la tragédie, furent autant de dépendances de la poésie descriptive, où le travail matériel de la versification dut suppléer à l'absence complète d'intérêt et de vie.

L'épopée, morte en France depuis la fin du moyen âge, n'avait garde de renaître sous la main des Luce de Lancival, des Campenon, des Dumesnil. Parseval de Grandmaison fut comme eux un disciple de Delille, mais un disciple plus digne du maître. Son Philippe-Auguste est un des poëmes soi-disant épiques les plus remarquables du temps: il parvint aux honneurs d'une troisième édition.

La poésie narrative rencontra dans le roman une expression moins factice, moins étrangère aux sentiments et aux mœurs réelles. Sans parcourir les noms et les ouvrages oubliés de tous les romanciers du commencement de ce siècle, on peut indiquer différents groupes dans lesquels ils peuvent tous trouver leur place. La platitude du style et de la pensée, fardée d'un vernis de morale, peut être représentée par les cent volumes de Mme de Genlis. La plaisanterie grossière et naïvement licencieuse eut Pigault-Lebrun pour principal interprète. Fiévée, Vindé, Monjoie ont quelque chose du sentiment moral qui inspira Bernardin de Saint-Pierre. Une noble et féminine délicatesse, une faiblesse gracieuse, caractérisent les écrits de Mmes Cottin, Flahaut-Souza et Montolieu. Enfin Mme de Krüdner jette quelques teintes du Nord sur le genre des La Fayette et des Souza, et malgré quelques fausses couleurs de la mode sentimentale du temps, Valérie fait déjà pressentir Delphine.

Tragédie.

C'est surtout au théâtre, c'est dans la tragédie que se montrent avec évidence l'épuisement de la littérature pseudo-clas

sique et la nécessité d'une régénération. Dans nos grands poëtes tragiques du dix-septième et du dix-huitième siècle, il y avait eu deux choses trop souvent confondues, leur génie et leur système. Au dix-neuvième siècle, le génie disparut et le système resta, d'autant plus choquant, d'autant plus exagéré dans ses défauts que l'inspiration qui l'avait vivifié autrefois lui manquait aujourd'hui.

L'intrigue dramatique, maniée și souvent, pliée et repliée sous tant de formes, était devenue une science expérimentale, qu'on pouvait se flatter de connaître et d'enseigner. Alexandre Duval offrait à l'un de nos jeunes poëtes de lui apprendre à charpenter une pièce. Un caractère commun à presque tous les tragiques de cette époque, c'est une certaine habileté dans la combinaison des actes et des scènes. Toutes ces pièces ont un air de famille, semblent taillées sur le même patron ou sorties du même moule: elles s'agitent toutes d'un mouvement semblable, entre le récit traditionnel qui forme l'ouverture et le récit un peu moins long qui raconte le dénoûment. La question qu'il s'agit de traiter est réduite à son expression la plus simple par l'élimination sévère de tout élément étranger. Le problème final est posé dès le premier acte: le second acte promet, le troisième menace, le quatrième inquiète, et » le cinquième résout. Joignez à cela l'appareil obligatoire d'un songe, d'un poignard, d'une conjuration, d'une coupe empoisonnée; jetez sur le tout des confidents, des tirades, des métaphores et surtout des périphrases, une scrupuleuse et continuelle noblesse de diction: vous avez une tragédie. Pas n'est besoin de dire que l'unité de temps et de lieu est de rigueur, dussent les Templiers, par exemple, être accusés, jugés, condamnés et brûlés dans les vingt-quatre heures. Aussi l'intrigue tragique, impuissante à embrasser toute une action, en laisse généralement au dehors la meilleure partie : l'exposition s'en charge; la pièce ne se réserve qu'un fait étroit, amaigri par l'abstraction. « Oh! mon ami, écrivait Ducis, quelle dure chose que de soutenir cinq actes avec le remords! >>

Les personnages se ressentent de cette tyrannie de l'action. Ils n'ont ni le temps, ni la place de se développer librement

sous nos yeux. Ils ne sont plus que les représentants d'une situation donnée, les hommes d'affaires du dénoûment. Il semble qu'une même âme les fait vivre; ils ont tous le même style. Au reste, ce sont de grands maîtres de rhétorique : ils savent à merveille ce qu'on doit dire sur chaque sujet; ils pensent ce qu'il est bienséant de penser, et soutiennent habilement la thèse que l'action leur impose: ou plutôt ce ne sont pas eux qui parlent; c'est la situation qui s'exprime par leur voix; c'est la cause qui se plaide elle-même, abstraction faite du caractère et des opinions personnelles de l'avocat. Il y a, même pour la folie, certains égarements connus, stéréotypés, officiels, hors desquels on n'oserait être fou avec bienséance. Placés dans une position semblable, Oreste et Hamlet parleront le même langage. « On finira, dit très-bien Mme de Staël, par ne plus voir au théâtre que des marionnettes héroïques, sacrifiant l'amour au devoir, préférant la mort à l'esclavage, inspirées par l'antithèse dans leurs actions comme dans leurs paroles, mais sans aucun rapport avec cette étonnante créature qu'on appelle l'homme, avec la destinée redoutable qui tour à tour l'entraîne et le poursuit. »

Il nous serait facile d'inscrire vingt noms propres au bas de ce portrait, à commencer par Poinsinet de Sivry et La Harpe, pour finir par MM. de Jouy et Baour-Lormian, sans même en excepter Briffaut, qui, pour le dire en passant, se pénétrait tellement des mœurs et des couleurs locales, qu'après avoir conçu et écrit plus d'à moitié une pièce avec des noms espagnols, il la transporta presque sans rien changer dans l'antique Assyrie, et l'appela Ninus II.

Les meilleures tragédies de l'époque impériale mêlent presque toutes à d'incontestables qualités de diction plusieurs des vices que nous venons de signaler. Les pièces de Marie-Joseph Chénier sont des plaidoyers politiques ou moraux. Son Tibère est au moins un beau portrait, une éloquente leçon d'histoire. Dans un genre différent, les Templiers de Raynonard méritent le même éloge: ils supposent et prouvent de consciencieux travaux d'érudit, mais non pas le don de créer qui caractérise le poëte: c'est une tragédie sans action. Tel est aussi le défaut du Sylla de M. de Jouy. Les quatre premiers

actes ne sont qu'une suite de conversations nobles, une brillante galerie de tirades. Ces deux auteurs se piquaient l'un et l'autre d'avoir inventé la tragédie de caractère. Il est pourtant probable que ces messieurs avaient lu Racine. Cette prétention prouve au moins que leurs contemporains l'avaient oublié. La peinture des caractères pouvait passer alors pour une innovation.

Pour terminer cette revue sommaire de la tragédie classique, nous avons différé jusqu'ici, en dépit de la chronologie, à nommer un de nos poëtes les plus remarquables, qui mourut en 1816, mais dont la carrière dramatique était déjà presque terminée à la fin du siècle précédent; nous voulons parler de Ducis, noble et vénérable figure, plus héroïque lui-même que ses créations. Nul ne fait sentir d'une manière plus frappante l'insuffisance du système auquel nos poëtes tragiques s'étaient condamnés. Doué d'un génie fier et indépendant, épris de bonne heure des beautés hardies de Shakspeare, Ducis cède malgré lui aux habitudes littéraires de ses contemporains; il se laisse entraîner peu à peu sous les roues de leur engrenage dramatique, d'où il ne sort que brisé et sanglant. Lui, homme de foi naïve dans un siècle incrédule, homme de solitude et de retraite au sein d'une société raffinée jusqu'à la corruption, « esprit indisciplinable, sans autre poétique que celle de la nature, aimant à traverser des abîmes, à franchir des précipices, à découvrir des lieux où le pied de l'homme n'ait pas imprimé sa trace, » lui qui ne peut << ni sentir sur parole, ni écrire d'après autrui, se voit assiégé par les préjugés unanimes de ses amis, des acteurs, du public. Campenon s'enferme avec lui pour administrer à sa muse allobroge la correction d'une minutieuse critique, soulignant un hémistiche, blâmant une épithète ; et Ducis se rend aux observations du successeur de Delille avec une facilité, une confiance dont celui-ci est presque honteux. » Le rhéteur Thomas l'appelle le Bridaine de la tragédie, qualification que Ducis prend sagement pour un éloge. Il lui objecte «< ces vieilleries qui courent le monde depuis nombre de siècles, et dans lesquelles il faut bien qu'il y ait du bon car rien n'a prospéré à ceux qui les ont méconnues ou dédaignées. L'ac

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teur Lekain s'excuse de recevoir ses rôles, alléguant « la difficulté de faire digérer les crudités de Shakspeare à un parterre nourri depuis longtemps des beautés substantielles de Corneille, et des exquises douceurs de Racine. » Enfin « tout le monde le gronde du genre terrible qu'il a adopté. On lui reproche le choix du sujet de Macbeth comme une chose atroce. Monsieur Ducis, lui dit-on, suspendez quelque temps ces << tableaux épouvantables; vous les reprendrez quand vous << voudrez mais donnez-nous une pièce tendre, dans le goût • d'Inès, de Zaïre1. »

Partagé entre son génie et le. goût de son siècle, Ducis ne put satisfaire ni l'un ni l'autre. Son imagination, obsédée par les créations de Shakspeare, cherche à les reproduire sur la scène française; mais il se sent contraint de briser ces colosses, pour les faire entrer dans le lit de Procuste: il transporte dans ses tragédies, non pas la pensée intime de l'œuvre, et ce que j'appellerais volontiers sa racine, mais des scènes brillantes, des situations extérieures, que rien ne motive ni ne justifie. C'est un témoin naïf qui, frappé d'un grand spectacle, vous en rapporte des fragments épars sans avoir bien compris lui-même l'organisme secret qui les enchaîne. « Ces tragédies toutefois, si mal conçues, si mal construites, ont saisi le public par des beautés de détail d'un grand effet, beaucoup de couleur, beaucoup d'énergie, une grande sensibilité. Ducis a pris à Shakspeare, à Sophocle, non pas des pièces assurément, mais des images, des idées, des sentiments, dont il s'est échauffé et comme enivré, qu'il a répétés avec une grande puissance, une grande vérité d'accent.»

Ducis avait plus de poésie dans l'âme qu'il n'a pu en faire passer dans ses tragédies. Ses lettres, ses pièces fugitives sont pleines de tendresse et d'élévation naïve. Peut-être même était-il trop fortement lui-même pour se transformer dramatiquement en des personnages étrangers. Il n'avait pas cette souplesse de pensée, cette indifférence passionnée, ou plutôt cette sympathie universelle qui permet au poëte tragique de

4. Tous ces détails sont empruntés aux lettres de Ducis. 2. Patin, Études sur les tragiques grecs, t. II, p. 104.

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