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heur de déplaire aux coryphées de la littérature et d'obtenir un succès immense dans le public. C'est le sort de tout chefd'œuvre qui ouvre une voie nouvelle : Polyeucte avait déplu à l'hôtel de Rambouillet: Paul et Virginie fut dédaigné de l'hôtel Necker: les grandes dames qui assistaient à la première lecture étaient toutes confuses de pleurer sur les amours naïves de deux pauvres enfants : l'emphatique Thomas1 témoigna sa froideur, et M. de Buffon demanda à haute voix sa voiture. L'accueil du vrai public dédommagea bien Bernardin: outre les éditions avouées par l'auteur, cinquante contrefaçons se succédèrent en une seule année; ce fut un succès de vogue: les enfants recevaient au baptême les noms de ces jeunes créoles devenus chers à tous les lecteurs. Cette dissidence entre une nation et sa littérature officielle annonçait une révolution dans le goût. On se lassait de l'analyse, de la sécheresse noble on aspirait à quelque chose de simplement et de naturellement beau. On retrouvait avec charme l'image du bonheur et de la vertu dans la peinture la plus vraie de la vie commune et vulgaire.

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André Chénier.

L'année même où Bernardin écrivait Paul et Virginie, ce poëme touchant revêtu d'une admirable prose, André Chénier revenait, après quelques voyages, se fixer à Paris et s'y livrer en silence à ses curieuses études, qui devaient régénérer la poésie en vers. André était l'aîné des deux fils du consul général de France à Constantinople. Leur mère, jeune Grecque pleine d'esprit et de beauté, se chargea de leur première éducation et leur inspira l'amour de l'art et de la simplicité antiques. Marie-Joseph, entraîné dans le tourbillon de la litérature contemporaine par un amour prématuré de la gloire,

4. Autcur d'une ode sur le Temps, d'un poëme épique sur Pierre le Grand; plus connu par ses Eloges, espèces de discours académiques, d'une élégance 'affectée et d'une noblesse prétentieuse, que Voltaire appelait du Gali-Thomas. Son Essai sur les Éloges est le meilleur de ses ouvrages.

2. Né à Constantinople en 1762, guillotiné en 1794, le 25 juillet, trois jours avant le 9 thermidor qui l'eût sauvé! OEuvres idylles, élégies, poésies

diverses.

perdit bientôt cette originalité native. Il fit, comme tout le monde, mais avec plus de talent que la plupart, des tragédies classiques, pleines d'allusions philosophiques et de tirades à effet. André, fidèle au culte de la Grèce, traduisait dès l'âge de quatorze ans Anacréon et Sapho : en étudiant leur langue, alors très-négligée, il semblait, dit heureusement M. Villemain, se souvenir des jeux de son enfance et des chants de sa mère. Les Analecta de Brunck, qui avaient paru en 1776, et qui contiennent ce qu'il y a de plus gracieux, de plus familier, quelquefois de plus mignard dans la poésie grecque, devinrent sa lecture ordinaire. C'est de là qu'avec un art infini il tirait ses esquisses si élégamment simples, ces images si pures, ces expressions qui sentent le miel sauvage du mont Hymette; c'est après de pareilles études

Qu'il chantait de ces airs qu'à sa voix jeune et tendre,
Les lyres de la Grèce ont su jadis apprendre.

De là ces idylles, si différentes des fadeurs pastorales de Florian, et dans lesquelles il sut

Ramenant Palès des climats étrangers

Faire entendre à la Seine enfin de vrais bergers.

De là ces Élégies, qui semblent un écho des chants de Tibulle, où

Il va chantant Zéphyr, les nymphes, les bocages
Et les fleurs du printemps et leurs riches couleurs,
Et ses belles amours, plus belles que les fleurs.

André Chénier voulait introduire le génie antique, le génie grec, dans la poésie française, avec moins d'exclusion, avec moins de dédaigneuse réserve que les grands poëtes du dixseptième siècle. Racine avait moissonné les plus hauts et les plus riches épis: André voulait glaner modestement au fond des sillons négligés, sûr d'y trouver mille charmantes et naïves choses. Il voulait trouver par étude et par système ce que La Fontaine avait parfois deviné par l'heureux instinct de sa na

ture: il essayait en vers ce que P. L. Courier tenta plus tard pour la prose. André n'est pas du tout de son siècle : il est à la fois plus ancien et plus moderne : c'est un païen fervent, un adorateur de Palès et des Muses. Sous ces formules du polythéisme, il a le sentiment profond de la nature animée et vivante : les fragments de son Hermès nous le montrent comme le rival de Lucrèce. Sa pensée, comme sa poésie, est toute sensuelle, mais d'un sensualisme purifié par la beauté. Il ne s'élève pas au-dessus de l'horizon intellectuel des poëmes antiques;

A ses yeux
il n'est point d'attraits plus désirés
Qu'un visage arrondi, de longs cheveux dorés;
Dans une bouche étroite un double rang d'ivoire;
Et sur de beaux yeux bleus une paupière noire.

La plus belle même de ses odes, celle qu'il composa à la Conciergerie, dans l'attente de l'appel fatal qui devait l'envoyer à l'échafaud, la Jeune Captive, ne contient pas une pensée qu'Horace ou Tibulle n'eussent pu produire. L'amour qu'il conçoit n'est autre chose que l'amour antique et païen.

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Ce point de vue toutefois, et surtout ce style, étaient un progrès immense qui l'élevait au-dessus de ses contemporains il est permis de douter qu'ils en eussent goûté tout le charme. Aussi, est-ce par une heureuse fatalité que ces précieux fragments restèrent enfouis pendant trente ans, tels qu'une statue antique, et ne reparurent au jour qu'en 1819 comme pour donner le signal de la renaissance des beaux vers. Pourquoi faut-il qu'une carrière si belle ait été interrompue par un assassinat juridique, et qu'au lieu d'une œuvre complète telle que Chénier la méditait, il n'ait laissé que d'admirables esquisses, des chants divins mais inachevés :

Tel qu'au jour de sa mort, pour la dernière fois
Un beau cygne soupire, et de sa douce voix,
De sa voix qui bientôt lui doit être ravie,
Chante, avant de partir, ses adieux à la vie!

Beaumarchais,

Rousseau avait trouvé un successeur, au moins pour une partie de sa pensée, pour sa morale et pour sa poésie; Voltaire eut aussi le sien, mais seulement aussi pour un côté de son merveilleux génie : sa verve ironique et mordante, son bon sens, son esprit, sa plaisanterie active, inépuisable, pleine d'audace et souvent d'éloquence, reparurent sous la plume de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais1. Mais ce n'est plus ici cette universalité brillante qui soumet toutes les doctrines à l'examen de sa légère et moqueuse critique : Beaumarchais ne s'attache plus aux principes; c'est à quelques conséquences qu'il se prend; on sent que les théories sont maintenant admises et que l'époque de l'application approche. C'est une cause qu'il s'agit de gagner, c'est un parlement déjà flétri par l'opinion qu'il s'agit d'écraser sous le poids du ridicule; et la parole du second Voltaire prend, dans la nécessité d'une victoire immédiate, quelque chose de plus oratoire, de plus pcpulaire. Tour à tour habile dialecticien, conteur spirituel, avocat entraînant, ici plaisant jusqu'à la bouffonnerie, sérieux jusqu'à l'éloquence, il sait élargir la question qui l'occupe et faire de son intérêt particulier un problème de liberté publique. La France ne s'y trompa point : elle découvrit sous ces formes railleuses d'un débat privé toute la véhémence des passions politiques, et, dans Beaumarchais, | pressentit Mirabeau. De là cet intérêt profond et général qui s'attachait à un procès de quelques centaines de louis; de là cette curiosité de l'Europe que les gazettes d'Utrecht et de la Haye entretenaient jour par jour des péripéties de l'action. Louis XV lui-même et la comtesse Dubarry s'amusaient à voir ces spirituels Mémoires saper l'autorité dans un des grands corps de l'État. Ce prince, dans son égoïste indifférence, semblait se plaire à étudier comment les monarchies s'en vont.

Le même Beaumarchais, jeté dans le tourbillon des affai

4.1732-1799.- OEuvres principales: Mémoires contre les sieurs Goezman, Lablache, etc.; le Barbier de Séville; le mariage de Figaro; plusieurs drames,

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commerçant, diplomate, fournisseur, homme d'action par goût, écrivain par distraction et par pléthore d'esprit, jeta aussi sur le théâtre cette plaisanterie hostile à l'autorité, et lui fit gagner sa cause devant le parterre comme devant la justice. Dans des comédies étincelantes d'action, de vivacité et de bons mots pleins de bon sens, dans ces pièces où tout le monde a trop d'esprit, à commencer par l'intrigue, Beaumarchais plaidait encore: il attaquait les gens « qui se sont donné la peine de naître et rien de plus, » les Almavivas, flanqués de leurs Basiles; il prenait en main la cause de ce spirituel, de cet industrieux barbier, de ce pauvre vagabond à qui « il a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner les Espagnes; qui sait la chimie, la pharmacie, la chirurgie, broche des pièces de théâtre, rédige des journaux, écrit sur la nature des richesses, et risque fort de mourir à l'hôpital. Figaro a beau se plaindre de n'avoir pas de parents et désespérer presque de sa fortune; son origine est fort ancienne, et son avenir désormais assuré. Rabelais a très-bien connu son bisaïeul Panurge; et bientôt lui-même va succéder au comte Almaviva. Car Figaro, c'est l'enfant du peuple, c'est la roture, le tiers État, qui jusqu'alors n'a été rien, et qui dorénavant sera tout, si on ne lui permet pas d'être quelque chose.

La Révolution française; les Assemblées nationales.

Cependant les événements politiques avaient marché. Le temps des théories, c'est-à-dire des hommes de lettres, était passé le pouvoir allait appartenir aux hommes d'action. Ce fut alors sous une forme nouvelle que se manifesta l'influence de la pensée. L'éloquence de la tribune, qui n'était plus pour l'Europe qu'un souvenir antique, sembla renaître tout à coup avec tout son éclat, toute sa grandeur. Trois assemblées politiques dépassèrent les scènes les plus orageuses du Forum et de l'Agora. Là les idées devinrent des faits redoutables; le succès fut le pouvoir et trop souvent la tyrannie; la défaite fut l'exil, la prison, l'échafaud. C'est à l'histoire politique à raconter une pareille éloquence : il y aurait quelque chose de

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