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par la sagesse de sa vie, la candeur de ses écrits et la sincé rité même de ses doutes. Longtemps valétudinaire et mort i trente-deux ans, il a laissé des essais plutôt que des ouvrages Ses divers écrits portent les titres de Maximes, Caractères, Méditations, Introduction à la connaissance de l'esprit humain. Moraliste du genre de La Rochefoucauld et de La Bruyère, il n'a pas le trait étincelant du premier, la vivacité spirituelle et variée, la phrase leste et savamment construite du second: son style manque du relief si saillant que ces deux grands maîtres savent donner à leur pensée; mais il les surpasse souvent l'un et l'autre par l'importance des sujets et par l'intérêt sérieux avec lequel il cherche à les approfondir. Il y a chez lui du Pascal, par le caractère sinon par le génie. Il parvient à avoir du talent, à force d'avoir de l'âme. Nul n'a mieux prouvé par son exemple ce mot excellent qui lui appartient: Les grandes pensées viennent du cœur; et si l'on ne peut toujours admirer en lui l'écrivain, on ne peut refuser à l'homme son estime et ses sympathies.

Disciples du dix-septième siècle; Lesage; Prévost.

Tandis que le domaine de la pensée se partageait inégalement entre deux armées rivales, l'art pur et désintéressé, le culte passionné du beau, semblait s'effacer au milieu de ces bruyants débats de doctrines. La tradition poétique du dixseptième siècle se continuait néanmoins par quelques hommes d'élite, et, affaiblie dans les genres où avaient excellé les écrivains de Louis XIV, elle brillait encore d'un vif éclat dans certaines compositions secondaires qu'ils avaient paru négliger. Lesage, dont la vie appartient aux deux siècles (1668-1745), reproduisait Molière, moins sur le théâtre, où Crispin et Turcaret tiennent pourtant un rang honorable, que dans le roman de caractère dont il fut le créateur. « Il n'existe aucun livre au monde, dit Walter Scott, qui contienne tant de vues profondes sur le caractère de l'homme, et tracées dans un style aussi précis que le Diable boiteux. Chaque page, chaque ligne porte la marque d'un tact si infaillible, d'une analyse si exacte des faiblesses humaines, que nous nous imaginerions

volontiers entendre une intelligence supérieure lisant daus. nos cœurs, pénétrant nos secrets motifs, et trouvant un maliu plaisir à déchirer le voile que nous nous efforçons d'étendre sur nos actions. »

Gil Blas est plus parfait encore comme œuvre d'art. Ici, l'observation revêt une forme toute dramatique. Au lieu d'une galerie de portraits, nous avons une scène et des acteurs. Lesage y déploie une qualité bien rare qu'avait possédée au suprême degré un romancier anglais, Daniel de Foe. Le héros principal, qui nous raconte lui-même son histoire avec ses propres réflexions, semble un personnage si réel qu'on ne peut se défendre de croire à son existence. C'est en même temps une nature si généralement vraie, un type si largement humain, qu'on retrouve chez lui toutes les faiblesses, toutes les misères et tous les sentiments honnêtes dont on a le germe dans son propre cœur. Naturellement bon, plutôt que vertueux, cédant à l'exemple et à l'occasion, timide par tempérament et pourtant capable d'une action courageuse, rusé et intelligent, mais souvent dupe de sa vanité, Gil Blas a assez d'esprit pour nous faire rire des sottises d'autrui, assez de bonhomie pour rire volontiers de lui-même. « On trouverait difficilement une censure plus vive du vice et du ridicule, une narration plus rapide, un style plus franc, plus vrai, plus naturel, plus de bon sens et d'esprit tout ensemble, plus de naïveté et de verve satirique1.

Lesage, outre cette parenté de style, a encore un trait commun avec les écrivains du dix-septième siècle. Ce n'est pas, comme ses contemporains, l'Angleterre qu'il regarde, c'est l'Espagne. Il en possède si bien les mœurs et les costumes, que certains critiques castillans ont accusé Gil Blas de plagiat, sans pouvoir indiquer l'original. Lesage a emprunté aux Espagnols des cadres commodes pour y placer ses créations. Il a pris sans façon l'idée et le titre du Diable boiteux à Guevara, quelques scènes de Gil Blas au Marcos Obregon de Vicente Espinel. A l'exemple de Mendoza, de Jean de Luna, de Quevedo, de Cervantes lui-même, et surtout d'Aleman, il

1. Palin, Notice sur Lesage.

s'est emparé du genre picaresque, consacré aux exploits des chevaliers d'industrie et de ces honnêtes gens qui le sont tout juste assez pour n'être pas pendus. Mais l'imitation n'est guère qu'à la surface: si Gil Blas porte la golilla, la cape et l'épée des Castillans, il n'en a pas moins l'esprit et la vivacité française, avec les sentiments et les passions universelles du cœur humain.

Un autre grand romancier du dix-huitième siècle semble aussi, par le caractère de son talent et de son style, se rattacher à l'époque précédente. L'abbé Prévost1, écrivain trop fécond, dont les œuvres complètes formeraient plus de cent volumes, a, dans ses fictions, envisagé l'homme d'un tout autre point de vue que Lesage. Aussi romanesque dans ses inventions que l'auteur de Gil Blas est satirique, il s'attache surtout à créer des incidents, à combiner des aventures, mais il les raconte avec une simplicité qui n'a rien de romanesque. Jamais il ne vise à l'effet; il intéresse le lecteur sans paraître s'émouvoir lui-même. Prévost rouvrait à l'imagination long. temps contenue par la sobriété du dix-septième siècle, cette libre carrière d'aventures qu'avaient prématurément parcourue les d'Urfé et les Scudéry: il rendait au roman sérieux une langue noble et sage, des sentiments épurés par le goût du grand siècle. Une fois même, inspiré par son cœur, il s'éleva au-dessus de lui-même, mais toujours sans effort et sans prétention. Il fut, dans Manon Lescaut, l'historien des passions, comme dans les autres romans il avait été celui des aventures, et il sut toucher sans avoir besoin d'être éloquent. Lui-même, dans son journal Le pour et le contre, caractérise cet ouvrage avec une franchise qui n'est que de la justice · Ce n'est partout, dit-il, que peintures et sentiment, mais des peintures vraies et des sentiments naturels. Je ne dis rien du style, c'est la nature même qui parle. »

Un écrivain non moins célèbre et d'un génie tout différent n'emprunte au roman que sa forme pour en revêtir une immense et précieuse érudition. L'abbé Barthélemy', auteur du

4. Né en 1697; mort en 1763. 2. Né en 1746; mort en 1795.

Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, avait recueilli avec une sagacité incomparable tout ce que les auteurs les plus obscurs nous ont transmis sur les mœurs, les habitudes et les arts de la Grèce. Il entreprit de rendre la vie à tous ces détails par une fiction agréable qui ne fît qu'un seul tableau de tous ces traits épars. Il réussit à composer un ouvrage plein d'intérêt et d'instruction, mais dont la forme un peu frivole mêle quelquefois nécessairement l'esprit et le style du dixhuitième siècle à la peinture d'une antiquité si lointaine. La discordance de ces deux éléments, qui n'était pas sensible du temps de l'auteur, est devenue choquante depuis que les préjugés et le langage de son époque sont aussi pour nous de l'histoire.

La poésie proprement dite, celle qui avait conservé les formes consacrées de la versification, produisait des œuvres moins originales. Jean-Baptiste Rousseau est un versificateur harmonieux, un habile artisan de strophes lyriques; mais l'inspiration, le sentiment, l'âme en un mot, lui manque. Il tresse habilement les paroles de Racine et de Boileau autour des pensées de David; mais on n'entend jamais chez lui un mot qui parte du cœur. On ne s'en étonne point quand on connaît la vie peu honorable et les épigrammes licencieuses de cet auteur de poésies sacrées. On doit reconnaître toutefois qu'il perfectionna le rhythme de l'ode française, et prépara ainsi la lyre pour d'autres mains. Lefranc de Pompignan fit aussi des poésies sacrées dont se moqua Voltaire et dont on cite encore quelques belles strophes. Lefranc était un magistrat respectable, un homme de foi et de cœur : malheureusement il manquait de génie. On en peut dire autant de Louis Racine, le fils du grand poëte, qui se crut obligé d'écrire en vers à cause de son nom, et qui, sans aucun génie créateur, fit des ouvrages élégants dans le genre didactique. On cite, mais on lit peu, ses poëmes de la Religion et de la Gráce. Au contraire, ses pieux mais incomplets Mémoires sur la vie de son père offrent une lecture pleine d'intérêt et de charme.

Auteurs dramatiques.

L'héritage dramatique du grand Racine était vivement mais inutilement disputé. Jamais on ne fit plus de tragédies qu'au dix-huitième siècle; jamais, si l'on excepte Voltaire, il n'y eut moins de génie tragique. Le faible et diffus Lafosse fut heureux une fois dans son Manlius; le froid et prosaïque Lamotte eut le bonheur de rencontrer un sujet pathétique en dépit du poëte; il écrivit Inès. Lagrange-Chancel crut continuer Racine; il exagéra l'étiquette et la fausse dignité de son système, sans les racheter par aucune étincelle de talent. Crébillon eut le mérite de ne pas calquer un modèle inimitable; il rencontra quelques inspirations énergiques qu'il gâta par l'alliance d'aventures et de caractères fadement romanesques. Il prit d'ailleurs l'horrible pour le pathétique et l'enflure pour la grandeur. Ses amis lui firent le tort de l'opposer comme un rival à Voltaire. La lutte des doctrines sociales pénétrait jusque sur la scène et en refroidissait encore les conceptions. Saurin, imitateur de Voltaire, fit des tragédies philosophiques. De Belloy riposta par des tragédies royalistes. La même guerre éclata entre les poëtes comiques. Collé, Palissot attaquaient les novateurs; Lanoue, Barthe, Desmahis, Sédaine, presque tout le théâtre étaient pour eux, comme le public. Il est à remarquer néanmoins que les deux meilleures comédies de l'époque appartiennent à deux auteurs du parti opposé à Voltaire, le Méchant à Gresset, et la Métromanie à Piron. Ainsi toutes les opinions avaient leurs représentants au théâtre. Mais l'art véritable, la bonne et franche comédie, cherchait en vain le sien. Marivaux se perdait dans de fines et ingénieuses analyses auxquelles Voltaire espérait bien ne rien comprendre. « Cet homme, disait-il, en parlant de l'auteur du Legs et des Fausses confidences, sait tous les sentiers du cœur humain, mais il n'en connaît pas la grande route. » Destouches gâtait le théâtre anglais dans ses tristes imitations;

4. Né à Amiens en 1709; mort en 1777; auteur de quelques charmantes poésies légères, Vert-Vert, le Lutrin vivant, le Carême impromptu.

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