Page images
PDF
EPUB

CINQUIÈME PÉRIODE.

LE DIX-HUITIEME SIÈCLE.

CHAPITRE XXXVII.

VOLTAIRE.

[ocr errors]

Son

Tendances générales du dix-huitième siècle. — Influence de l'Angleterre. Fontenelle. Voltaire; son éducation. Son théâtre. épopée. Ses poésies diverses. Ses travaux historiques. philosophie.

Tendances générales du dix-huitième siècle.

Sa

L'œuvre de la littérature française au dix-huitième siècle semble d'abord purement subversive. Les croyances, les mœurs, les intitutions antiques tombent successivement sous ses coups; elle attaque les religions positives, elle menace les royautés elle est possédée de l'enthousiasme de la destruction. Mais il ne faut pas s'arrêter à l'apparence: des germes féconds se cachent sous ces ruines. Si elle rompt avec la tradition historique, du moins elle se dévoue à la recherche du juste et du vrai. La France réalisa alors le premier moment de la pensée de Descartes, le doute méthodique. C'est un triste spectacle que cet ébranlement universel du monde moral; pourtant il est beau de voir, pour la première fois, les hommes en majorité croire à la puissance de la raison. Il manqua au dix-huitième siècle de rapporter cette raison, devant laquelle il s'inclinait, à sa source éternelle et divine, et de dire avec Fénelon: « Où est-elle cette raison parfaite qui est si près de moi et si différente de moi? n'est-elie pas le Dieu que je cherche1? »

4. En ne reconnaissant la raison que subjectivement, c'est-à-dire comme

Le dix-huitième siècle commença un grand et double travail dont il ne lui fut pas donné de voir le terme : détruire tout ce qu'il y avait d'arbitraire dans l'autorité, pour la rét ablir plus inébranlable sur les bases éternelles du droit et de la justice. A nos pères est échue la première et la plus ingrate part de ce programme. C'est à nous que la Providence semble

avoir réservé la seconde.

Au reste, ce n'est pas la littérature seule qu'il faut accuser ou louer d'avoir renversé la société du dix-huitième siècle. l'ancien système tombait de lui-même en ruine. L'absolutisme trop tendu s'était brisé. Le peuple avait couvert de boue le cercueil de Louis XIV; le régent d'abord, et bientôt le roi Louis XV couvrirent le trône d'opprobre. Les seigneurs traînaient aux pieds d'une maîtresse royale ou salissaient dans de joyeuses orgies leurs titres de noblesse. Les parlements, animés d'un étroit esprit de corps, suivaient le siècle d'un pas inégal: aujourd'hui avec lui, dans leur résistance aux folles prodigalités de la cour, ou aux abus d'une société célèbre; demain bien en arrière, en plein moyen âge, quand ils prononçaient quelqu'une de ces sentences qui déshonoraient encore la justice criminelle. Enfin trop de membres du haut clergé, corrompus par la cour, étaient sans foi comme sans mœurs, et ne sayaient plus défendre la religion dont ils étaient les organes que par de mesquines tracasseries et de timides persécutions.

Dans cette décrépitude de tous les anciens pouvoirs, une seule puissance continuait à grandir, celle de l'opinion publique, dont la littérature se fit l'interprète et le guide. Les lettres, considérées jusqu'alors comme l'ornement et la décoration de la société, commencèrent à en devenir l'âme on vit des écrivains disserter sur les gouvernements et les peuples, sonder les fondements chancelants du pouvoir et établir les principes qu'ils voulaient lui donner pour base. Cette application de la pensée aux intérêts publics de la nation lui donna un caractère nouveau, qui sépare profondément

existant seulement dans l'intelligence qui la conçoit, le dix-huitième siècle enlevait toute base solide au droit, à la politique, à l'art, et ne leur laissait pour principe que le consentement d'une réunion fortuite d'individualités.

les écrivains du dix-huitième siècle de ceux des âges précédents. Les lettres tinrent lieu à la France des institutions qu'elle n'avait pas encore.

Cette importance conquise par la littérature multiplia prodigieusement le nombre des écrivains; et, d'un autre côté, le grand nombre des écrivains contribua à étendre leur influence. L'effet, comme toujours, se retournait vers sa cause, et en augmentait l'énergie. Les gens de lettres ne furent plus une caste isolée et jouissant à part de leurs obscurs honneurs. Tous les salons leur furent ouverts: ils y régnèrent par le droit de l'esprit, de la mode et quelquefois de la frivolité. Plusieurs escomptèrent leur gloire, contents d'une prompte célébrité. La conversation devint un art ingénieux: les gens du monde et les auteurs firent un échange de leurs qualités diverses : la nation tout entière fit ou inspira des livres.

Influence de l'Angleterre.

Il semble que toutes les évolutions du génie de la France doivent être hâtées par l'influence d'une littérature voisine. Au seizième siècle, l'Italie nous avait donné la Renaissance; au dix-septième, nous avions subi l'action héroïque et un peu emphatique de l'Espagne. C'est de l'Angleterre que partit la première impulsion du dix-huitième siècle: liberté de tout examiner et de tout dire, application de la littérature aux intérêts politiques et économiques de la nation; tendance positive et matérialiste de la pensée, couleur prosaïque et un peu vulgaire des productions de l'esprit; tout cela passa de l'Àngleterre du dix-huitième siècle à la France. Mais ce qui chez les Anglais était épars et isolé, vint se concentrer ici en un foyer brûlant: une direction commune donna aux idées nouvelles une irrésistible puissance. Disciplinés jusque dans l'in. surrection, nos philosophes, malgré leurs dissidences, eurent un but, une méthode, un esprit communs : la France porte partout son unité. De plus, ils animèrent les abstractions anglaises d'une éloquence entraînante et populaire : l'incrédulité discrète ou savante des Collin, des Tindal, des Bolingbroke, devint le mordant sarcasme de Voltaire et le déisme ardent

de Rousseau. La science de Newton sortit de son sanctuaire, grâce à l'auteur des Letires anglaises et des Eléments de philosophie; la froide et didactique analyse de Locke pâlit devant les pages éloquentes de l'Émile et du Contrat social. On eût dit qu'une idée anglaise ne pouvait se faire entendre au monde qu'après avoir trouvé en France son expression européenne et sa forme immortelle.

Parmi la foule des écrivains qui intronisèrent en France la nouvelle philosophie, quatre grands noms ont conquis les suffrages de la postérité: Voltaire, Rousseau, Montesquieu et Buffon. Voltaire donne le signal de l'attaque: poëte, historien, philosophe, écrivain universel, il se multiplie par sa dévorante activité et fait comparaître toutes les idées humaines au tribunal de son inexorable bon sens. A sa suite se précipite toute l'armée des novateurs, exagérant, outrant, gâtant sa doctrine. C'est Diderot, c'est d'Alembert, arborant comme point de ralliement le drapeau de l'Encyclopédie; c'est Helvétius, c'est d'Holbach, c'est Lamettrie, dont les désolants systèmes anéantissent toute morale, toute espérance, toute poésie. Alors se lève plein d'une éloquente indignation, le Génevois Jean-Jacques, ardent et fier comme un tribun, passionné et ́entraînant comme un poëte. Il revendique les droits éternels du sentiment moral, de la religion, de la liberté; et sa parole brise et anéantit les froides spéculations de l'athéisme. Cependant, retirés à l'écart et contemplant de loin la lutte, Montesquieu et Buffon se partagent l'histoire du passé et de l'immortelle nature, ils cherchent à découvrir les lois des sociétés et de l'univers. L'un offre à la révolution politique qui s'approche la base solide de l'expérience des siècles; l'autre montre d'avance aux sciences physiques qui s'éveillent le magnifique tableau de leurs futures conquêtes, et semble égaler la majesté de la nature par celle de son génie1.

Fontenelle.

Le rôle de Voltaire avait semblé offert par la destinée à un

1. Majestati naturæ par ingenium. Inscription de la statuc élevée, dans le Cabinet du roi, à Buffon encore vivant.

homme que l'esprit le plus fin, l'universalité la plus brillante jointe à une vie séculaire ne purent élever qu'au second rang. Fontenelle, né en 1657, mort en 1757, neveu et élève de Corneille, confrère et survivant de Montesquieu, se trouva partagé entre les deux époques par son caractère aussi bien que par son âge. Novateur paradoxal plutôt qu'audacieux dans le dix-septième siècle, conservateur indécis et timide dans le dix-huitième, la tiédeur de son âme passa dans son style. Il tenta tous les genres, depuis la tragédie jusqu'à l'églogue, depuis l'opéra jusqu'à la dissertation scientifique: il porta presque partout une affectation d'enjouement qui fatigue, un excès d'esprit qui, après tout, n'est qu'un défaut d'esprit1. Ce qui manquait surtout à Fontenelle, c'était le cœur. Il avouait lui-même qu'il n'avait jamais eu sérieusement le désir d'aimer ni d'être aimé. Quelle ardeur, quelle puissance pouvait avoir dans ses écrits l'homme qui disait : « Si j'avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l'ouvrir? » Son scepticisme discret se bornait à une guerre d'allusions malignes dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, dans sa Relation sur l'île de Borneo, dans son Histoire des oracles, l'hostilité des intentions se dissimule sous une prudente réserve. Le plus souvent Fontenelle écrit sans but comme sans conviction. On sent qu'il ne marche pas, il se promène, cueillant sur son passage les aperçus piquants, les observations ingénieuses, sans s'occuper de leur justesse. Il aime le paradoxe dans la science comme dans le style: ce qu'il recherche, c'est le merveilleux, le singulier, plus encore que le vrai. Par bonheur pour sa réputation, il fut quarante-trois ans secrétaire de l'Académie des sciences. L'obligation de rendre compte des travaux de cette docte assemblée donna un objet positif à cet esprit ingénieux et facile. C'est la gloire de Fontenelle d'avoir prêté aux sciences les plus diverses,

4. Les principales œuvres de Fontenelle sont plusieurs pièces de théâtre, entre autres Aspar, Idalie, tragédies; la Comète, comédie; Thétis et Pélée, Endymion, opéras; des pastorales, de petites pièces de vers; les Dialogues des morts; les Entretiens sur la pluralité des mondes, l'Histoire des oracles; enfin ses travaux et ses éloges académiques.

2. «< Que je vous plains, lui disait Mme de Tencin; ce n'est pas un cœur que vous avez là dans la poitrine : c'est de la cervelle, comme dans la tête. »

« PreviousContinue »