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en procès avec les qualités opposées. Rien de plus contraire que ce procédé au faire dramatique de Calderon et de Shakspeare; rien de plus conforme à l'esprit du dix-septième siècle et en général à l'esprit français.

La plus grande gloire de Molière, c'est d'avoir été le poëte de l'humanité en même temps que celui de son époque. Nonseulement il a châtié et aperçu le premier le ridicule, dans des choses que ses contemporains estimaient et prenaient au sérieux, mais il a incarné ces vices et ces travers dans des créations d'une vérité impérissable. Il a su réunir la généralité dans les passions et la propriété dans les caractères. Ses personnages ont une physionomie si distincte, si personnelle, qu'on les reconnaît entre mille; on croit avoir vécu avec eux, et néanmoins chaque siècle retrouve en eux ses penchants et ses vices; ils sont à la fois réels comme des individus et éternellement vrais comme des types.

Cette représentation de la vie n'est pas seulement une peinture; c'est avant tout une poésie. Ces personnages ne sont pas des portraits, mais des créations. Molière produit comme la nature, et d'après les mêmes lois, mais il ne la calque pas. Comme elle, il tire d'un germe unique ses plus belles conceptions.

L'intrigue qui entraîne ses acteurs et les enveloppe comme une atmosphère, est toute resplendissante du feu de son imagination. C'est une verve de gaieté qui échauffe, qui passionne tout ce monde comique, et rejaillit de tous les objets, comme la lumière d'un ciel du Midi, en mille effets brillants. Cet éclat de joyeuse humeur, cet entrain d'imagination, crcît chez Molière avec le don sévère de l'observation philosophique. A mesure que sa raison devient plus profonde et son coup d'œil plus pénétrant, sa verve comique monte et bouillonne de plus en plus. C'est, pour ainsi dire, le lyrisme de l'ironique et mordante gaieté, aux ébats purs, au rire étincelant. Le Malade imaginaire, avec son étourdissante cérémonie, en est le dernier terme et le plus frappant exemple. Molière y touche à cet idéal de l'imagination libre et sans frein, qui faisait le charme et la poésie de l'ancienne comédie grecque.

Si l'on considère cette étonnante réunion des plus belles et

des plus rares qualités de l'intelligence, cette profonde sagacité, cette verve inépuisable; si l'on songe à la fécondité de ce talent qui suffisait à la fois aux plaisirs de la cour, à l'amusement du peuple, aux besoins de la troupe et à l'admiration des connaisseurs; si l'on tient compte de cette rapidité d'exécution, de cette composition grande et hardie, espèce de peinture à fresque qui ne laisse pas la brosse se reposer un instant; si l'on place tout cela au milieu d'une vie active, occupée de mille soins, tourmentée par mille chagrins domestiques, et par les soucis d'acteur, d'auteur, de directeur, de courtisan, on se gardera bien de contredire Boileau, qui, le jour où Louis XIV lui demanda quel était le plus grand poëte du siècle, répondit sans hésiter: « C'est Molière. Nous concevons pourtant que certains lecteurs, plus sensibles aux pompeuses merveilles de Racine, ou à la naïveté si charmante et si riche de La Fontaine, répliquent avec Louis XIV : « Je ne le croyais pas. »

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Tandis que Racine et Molière dotaient la France de leurs chefs-d'œuvre, Boileau Despréaux 1, leur ami, apprenait au public à les comprendre et à les admirer. Avant lui le goût incertain admettait confusément le bon et le médiocre. Une foule d'auteurs sans mérite encombraient la route des grands écrivains; Scudéry était admiré à côté de Corneille; le bel esprit, moqué par Molière, n'était pas catégoriquement pros

4. Né à Paris ou à Crosne, près Paris, en 1636; mort en 1744.

crit et condamné. On vénérait la mémoire de Voiture, on se récriait devant les concetti de Saint-Amand et de Chapelain. On n'avait pas errore laissé à l'Espagne et à l'Italie

De tous leurs feux brillants l'éclatante folie.

Le grand Corneille lui-même est peut-être l'exemple le plus frappant de ce mélange du mauvais avec l'excellent, du faux goût avec le sublime. En un mot, il y avait alors des modèles; il n'y avait pas de doctrine. L'œuvre de Boileau fut de débrouiller l'art confus du dix-septième siècle, d'assigner à chaque homme et à chaque chose son rang dans l'estime publique; sa gloire, c'est de l'avoir fait avec un discernement presque infaillible, avec un courage intrépide, et enfin d'avoir rendu ses arrêts dans une forme si heureuse, dans un langage si parfait qu'on ne sera pas plus tenté de les refaire que de les infirmer.

Le culte du bon sens, la souveraineté de la raison en matière de goût, tel est le mérite durable de la doctrine de Buileau. C'est là le trait de ressemblance qui l'unit aux autres grands hommes du siècie. C'est l'esprit de Descartes transporté dans la poésie.

On ne reconnaît pas moins dans sa critique les autres caractères plus passagers et plus accidentels de son époque. Amoureux avant tout de l'ordre et de la régularité, il discipline la poésie, comme Louis XIV la société; il établit rigoureusement dans les ouvages d'esprit la division des classes; il prêche la noblesse du langage, insiste sur l'étiquette des hémistiches et sur la légitimité inviolable de la césure. Son esprit est plus juste que large, plus judicieux que profond; il voit volontiers les choses par leur côté le plus saillant, fût-il le plus étroit. S'il veut louer Molière de cette justesse de langage qui ne sacrifie jamais l'idée à l'expression, il lui demande avec admiration où il trouve la rime. S'agit-il d'apprécier la difficulté de concevoir le plan, l'ensemble d'une œuvre d'art; d'en subordonner toutes les parties les unes aux autres, former une suite, une chaîne continue dont chaque point représente une idée, comme dit Buffon: « C'est un ouvrage qui

d'en

me tue, écrit-il, par la multitude des transitions, qui sont, à mon sens, le plus difficile chef-d'œuvre de la poésie. »

On s'attend bien que dans un siècle où domine exclusivement l'esprit de société, où les poëtes, en général, sentent peu la nature, Boileau ne fera pas exception. Il semble d'abord que ce défaut soit de peu de conséquence chez un poëte satirique. Cependant sa critique en subit le contre-coup. Disciple des anciens, il recommande la mythologie sans la comprendre; il prend pour un système d'allégories abstraites ce panthéisme de la vie universelle qui est l'âme de la poésie grecque. Il n'entend guère plus la poétique grandeur du catholicisme. Il repousse le merveilleux chrétien à la fois comme trop saint et comme trop aride : c'était calomnier du même coup la poésie et le dogme chrétien. Boileau n'a pas plus que ses contemporains le sens du moyen âge; il montre une ignorance dédaigneuse de toute notre vieille poésie nationale, et il dirait volontiers, comme Louis XIV: C'est du Gaulois; ou bien encore: Otez-moi ces magots de la Chine. Il ne faut pas reprocher trop vivement au critique cet éloignement pour les temps qui finissent. Le progrès ne se fait qu'à ce prix; les idées nouvelles ne s'affirment que par la négation des anciennes la séparation devient hostilité. Descartes dédaignait toute l'antiquité : c'était une forme exagérée de la souveraineté de la raison. Le christianisme naissant avait poursuivi le polythéisme jusque dans sa littérature. C'est au nom de l'esprit moderne que Boileau repousse toute la société féodale avec ses arts et sa poésie. Plus chrétien que catholique, plus religieux que dévot, c'est par indépendance qu'il retourne sous la discipline de nos vieux maîtres, les Grecs et les Latins. C'est encore là une autorité sans doute, mais une autorité librement choisie et interprétée librement.

La carrière poétique de Boileau peut se diviser en trois périodes. Dans la première (de 1660 à 1668), le jeune satirique attaque les mauvais poëtes avec toute l'impétuosité de son âge il combat à outrance le faux goût importé d'Espagne et d'Italie. C'est alors qu'il publie neuf Satires, dont quatre sont exclusivement littéraires, et dont les autres contiennent, contre les mauvais écrivains, une foule de traits

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nattendus et par là même plus piquants. Les Satires appartiennent, dit Voltaire, à la première manière de ce grand peintre, fort inférieure, il est vrai, à la seconde, mais très-supérieure à celle de tous les écrivains de son temps, si vous en exceptez Racine.» Ajoutons que la neuvième satire, adressée à son Esprit, est égale à ce que Boileau a jamais fait de mieux.

Dans la seconde (de 1669 à 1677), Boileau laisse reposer la satire; il a renversé, il s'agit de reconstruire. Alors paraît l'Art poétique (1674), où il formule et coordonne la doctrine littéraire qu'il vient de faire prévaloir. Il publie la même année les quatre premiers chants du Lutrin, ingénieuse et élégante plaisanterie, chef-d'œuvre de versification digne d'un moins mince sujet. Déjà une humeur moins bouillante anime le critique sa raillerie est plus enjouée. Il écrit les neuf premières Epitres, dont la dernière, adressée à Racine, réunit à leur plus haut degré toutes les qualités excellentes qui assurent la gloire du grand satirique français.

Après cette pièce, Boileau, nommé historiographe du roi avec Racine, interrompt comme lui ses travaux poétiques : pendant les seize années qui suivent il se contente de publier les deux derniers chants du Lutrin (1681). Il ne rentre dans la carrière qu'en 1693; mais, moins heureux que son illustre ami, il est loin d'y retrouver un nouveau génie. C'est alors que commence la troisième période de sa vie. Il reparaît aux yeux du public avec l'Ode à Namur, faible et malheureuse tentative lyrique; il compose trois froides satires, contre les Femmes, sur l'Honneur, contre l'Équivoque, enfin il écrit alors ses trois dernières épîtres, dont l'une, celle qui termine le recueil, et a pour sujet l'Amour de Dieu, n'offre plus rien d'attachant ni dans l'inspiration ni dans le style. Il manqua à ce sage la sagesse la plus rare, celle de savoir finir à propos1. Boileau est un événement immense dans l'histoire de la littérature. Il constitua le goût national, il sut dégager et mettre en relief son caractère le plus vital, le plus permanent, le bon sens ingénieux et moqueur; il ennoblit le vieil

↓, D. Nisard, Histoire de la littérature française, t. II, p. 376.

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