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quelle excellente école pour assouplir le talent, pour le rompre à la plus savante escrime du langage! Louis XIV, nous dit Saint-Simon, « n'a jamais passé devant la moindre coiffe, sans soulever son chapeau, je dis aux femmes de chambre, et qu'il connaissait pour telles1. » Les poëtes français aussi respecteront les femmes; même quand ils médiront d'elles, ils songeront à leur plaire; et ce respect leur portera bonheur : le siècle de Louis XIV sera le siècle du goût.

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Si la littérature de cette époque n'eût été que le reflet des mœurs élégantes de la cour, elle pourrait attirer la curiosité de l'historien, elle ne mériterait pas l'étude et l'admiration de l'artiste; elle tiendrait dans les annales de l'esprit humain la même place que la poésie éphémère des troubadours. Mais heureusement elle reçut deux autres influences plus décisives que celle de la monarchie, quoique moins faciles à saisir. D'abord celle du christianisme, qui, infiltrée dans la nation pendant tout le moyen âge, avait laissé dans les esprits des penchants, des habitudes, non moins que des croyances. Les disputes de la réforme avaient bien pu élever quelques nuages autour du sanctuaire, mais non pas tarir dans les cœurs le sang chrétien qui les faisait vivre. Les âmes se repliaient toujours sur elles-mêmes, s'observaient, s'étudiaient avec crainte sous le regard d'un Dieu juste et jaloux. De là cette science des passions, cette profonde analyse du cœur; de là cette sensibilité toujours combattue et par conséquent si orageuse, si puissante.

De plus, l'antiquité gréco-romaine avait été retrouvée par le seizième siècle; mais fier et content de sa conquête, il s'en était fait le gardien plutôt que le maître; pareil au dragon des Hespérides, il avait veillé avec jalousie sur les pommes d'or. Le siècle de Louis XIV fit comme le vieil Ésope, il allégea son fardeau en se nourrissant des pains qu'il portait. Parmi les pensées et l'expression de l'antiquité, il s'assimila tout ce qui était analogue à sa nature; il en prit surtout la régularité, la sagesse, le bon sens et le bon goût. De ces

4. T. XXIV, 144, édit. 1840.

influences diverses se forma une littérature parfaitement homogène, un édifice majestueux et immortel. Au premier aspect, on y découvre l'unité, la convenance, la dignité monarchique. Bientôt, au naturel, à la justesse parfaite, à l'impérissable solidité des matériaux, on reconnaît la tradition antique. Enfin le parfum religieux, et en quelque sorte l'odeur d'encens qu'on y respire de toute part, révèle la présence du christianisme. La combinaison harmonieuse de ces éléments fut la grande affaire des écrivains de cette époque ; témoin les querelles passionnées au sujet des anciens et des modernes, où l'on vit figurer d'un côté Boisrobert, Desmarets de Saint-Sorlin, Charles Perrault et Lamotte; de l'autre Boileau, La Fontaine et Mme Dacier! Mais ce ne fut point par des dissertations que les grands génies de l'époque résolurent le problème, ce fut par des chefs-d'œuvre pour prouver le mouvement, il leur suffit de marcher.

Tableau de la cour; Madame de Sévigné z
Madame de La Fayette.

Le fruit le plus naturel, le plus spontané de cette époque brillante, l'œuvre littéraire où la société se confond pour ainsi dire avec son image, c'est la correspondance de Mme de Sévigné. Il appartenait au règne de la cour, c'est-à-dire de l'esprit de société, de faire de la conversation écrite un genre littéraire, et d'un recueil de lettres un de ses plus remarquables ouvrages. L'âge précédent s'était exprimé surtout par les mémoires, espèce de conversation entre un auteur et la postérité. Le dix-septième siècle eut bien aussi ses mémoires. Sans parler des curieuses, mais peu authentiques anecdotes de Guy-Patin, et de la chronique scandaleuse que BussyRabutin publia sous le titre d'Amours des Gaules, Mme de Motteville, Mlle de Montpensier et La Rochefoucauld continuèrent ce genre d'histoire familière créé au seizième siècle et si naturel à l'esprit national; Paul de Gondi, cardinal de

4. La querelle des Modernes contre les Anciens a été racontée avec beaucoup d'érudition et d'esprit par H. Rigault, dans sa thèse de doctorat, reproduite au t. I de ses OEuvres complètes.

Retz, éclipsa tous ses rivaux par la verve de ses narrations, et fut quelquefois le Salluste de la Fronde, comme il avait aspiré à en être le Catilina. Mais sous le règne de Louis XIV, l'esprit de conversation ne se contenta pas de ces lents monologues, de ces confidences faites à l'âge suivant; la génération contemporaine était assez brilante pour qu'on y concentrat sa pensée. Causer, c'était toute la vie; on y dépensait volontiers son esprit, son imagination, son goût, comme dans une œuvre d'art. Le moindre événement, un bruit de salon, un mariage fait ou manqué, était « un beau sujet de raisonner et de parler éternellement. C'est ce que nous faisons jour et nuit, soir et matin, sans fin, sans cesse, et nous espérons que vous en ferez autant1. » La conversation avait pris de la souplesse en même temps que de l'élégance. On ne dissertait plus, comme chez Catherine de Vivonne; on s'abandonnait avec grâce. « Il faut ôter l'air et le ton de la compagnie le plus tôt que l'on peut, et faire entrer les gens dans nos plaisirs et dans nos fantaisies. Sans cela il faut mourir, et c'est mourir d'une vilaine épée. On pense bien que la médisance avait sa bonne part dans ces interminables épanchements. Quand on avait bien parlé de soi, il était juste qu'on dit un pauvre mot du prochain. Car« il est plaisant ici, le prochain, surtout quand on a dîné3. » Si un départ venait interrompre ce charmant échange d'esprit et de malices, il fallait bien y suppléer. Par bonheur, il y a messieurs les postillons qui sont incessamment sur les chemins pour porter et rapporter vos lettres; enfin il n'y a jour de la semaine où ils n'en portent quelqu'une à vous ou à moi. Il y en a toujours à toutes les heures par la campagne. Les honnêtes gens! qu'ils sont obligeants! et que c'est une belle invention que la poste*! > A cette époque, tout le monde écrit et écrit bien. La moindre femmelette, comme dit Courier, en eût remontré à nos académiciens. Aucune littérature n'a rien à opposer en ce genre aux noms de Ninon de l'Enclos, de Mmes de Mon

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4. Sévigné, lettre du 19 décembre 1670.
2. Sévigné, lettre du 1er juillet 1671.
3. Sévigné, lettre du 23 décembre 1674.
4. Sévigné, lettre du 12 juillet 1674.

tespan, de Coulanges, de La Sablière, de Maintenon. Mais le plus célèbre de tous est celui de Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné1.

Veuve à vingt-cinq ans, avec une grande fortune et une beauté remarquable, elle se consacra toute à ses deux enfants, à sa fille surtout, la belle et froide Mme de Grignan, pour qui elle eut jusqu'à la fin de sa vie une passion extrême. Le sévère Arnauld la grondait bien fort, disant qu'elle était une jolie païenne, et qu'elle faisait de sa fille l'idole de son cœur. Excusons cette innocente idolâtrie: nous lui devons une correspondance qui, pendant vingt-sept des plus curieuses années du règne de Louis XIV, fut toujours aussi empressée, aussi pleine d'intérêt et de verve que le premier jour. C'est par amour maternel, c'est pour distraire sa fille, qui s'ennuie majestueusement au milieu des fêtes et des tracasseries de la société provinciale, qu'elle entreprend de transporter Paris et Versailles à Aix. Sa correspondance, comme un miroir enchanté, nous fait connaître la cour et ses intrigues, le roi et ses maîtresses, l'Église, le théâtre, la littérature, la guerre, les fêtes, les repas, les toilettes. Tout cela s'anime et se colore en traversant l'esprit de cette femme charmante. « Je n'ai jamais eu l'imagination aussi frappée, disait le duc de VillarsBrancas après avoir achevé la lecture de ses lettres; il m'a semblé que d'un coup de baguette, comme par magie, elle avait fait sortir cet ancien monde.... pour le faire passer en revue devant moi3. »

L'abandon et la facilité du style contribuent à l'illusion. Si Mme de Sévigné écrit à ses autres correspondants, à Bussy, à Coulanges, avec sa fille elle cause: elle laisse trotter sa plume la bride sur le cou, et les lettres qu'elle lui adresse sont les plus exquises de toutes. Elle lui donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c'est-à-dirè la fleur de son esprit, de sa tête, de ses yeux, de sa plume, de son écritoire; et puis le reste va comme il peut. Elle se divertit autant à causer avec on fille, qu'elle laboure avec les autres. C'est dans ces lettres

1. Née en Bourgogne en 1627; morte en 1696.

2. Walkenaer, Mémoires sur Mme de Sévigné, t. III, page 376. 3. Sévigné, lettre du 20 mars 1674.

qu'il faut aller chercher le style français par excellence, tout plein de la saveur gauloise du seizième siècle, et purifié par toutes les élégances d'une société d'élite. Elle aime et recommande surtout le naturel, qui, à son avis, compose un style parfait. Elle voudrait bien savoir laquelle des madames de Provence prend goût à ce qu'elle écrit; et elle trouve naïve. ment que c'est un bon signe pour cette dame; car, ajoutet-elle, mon esprit est si négligé qu'il faut avoir un esprit naturel et du monde pour pouvoir s'en accommoder".

De toutes les inspirations du grand siècle, c'est surtout celle de la cour et du monde que ressent Mme de Sévigné. Toutefois, ce serait une erreur de croire qu'elle n'en ait pas d'autre. Celles du christianisme et de l'antiquité classique, pour être ici moins apparentes, n'en sont pas moins réelles. Ce goût antique du simple et du naturel était en partie le fruit d'une solide instruction. Dans la vieille abbaye de Livry, sous la direction de l'abbé de Coulanges, son oncle, le bien bon, la jeune Marie de Chantal avait reçu une éducation excellente; elle avait beaucoup lu, beaucoup appris: elle savait l'italien, l'espagnol et un peu de latin. Ménage et Chapelain avaient été ses maîtres. Plus tard, elle lisait Montaigne et Pascal, Tacite et Quintilien, Virgile et le Tasse, dans toute la majesté du latin et de l'italien3. Ne pas se plaire aux solides lectures, cela donne, disait-elle, les páles couleurs à l'esprit. Aussi joignait-elle à la littérature proprement dite des lectures plus solides encore. Elle avait, même à la campagne, « tout une tablette de dévotion, et quelle dévotion! » C'étaient les Essais de morale de Nicole, l'histoire des Variations, enfin saint Augustin, dans toute la majesté de ses in-folio, qu'elle dévorait en douze jours quand il pleuvait. Toutes ses études ne s'arrêtaient pas à son esprit, elles descendaient jusqu'à son cœur et donnaient à cette femme, en apparence si frivole, quelque chose de fort et de sérieux. Rien n'est piquant comme le mélange de religion et d'habitudes mondaines qui s'arrangent

1. Sévigné, lettre du 18 février 1671.

2. Sévigné, lettre du 23 décembre 1671.

3. Il est probable qu'elle ne lisait point Tacite dans l'original, et qu'elle ne connaissait même guère Virgile qu'à travers Annibal Caro, quoi qu'elle en dise.

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