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Un divin oracle autrefois

A dit que ma pompe et ma gloire
Sur celle du plus grand des rois
Pourrait emporter la victoire :
Mais si j'obtiens, selon mes vœux,
De pouvoir parer vos cheveux,
Je dois, ô Julie adorable,
Toute autre gloire abandonner;
Car nul honneur n'est comparable
A celui de vous couronner.

d'une seule

Rien n'était à cette époque plus salutaire, en somme, que l'influence souveraine et incontestée des femmes. Le seizième siècle n'avait laissé manquer notre littérature que chose la beauté des formes, la perfection et l'élégance du langage. Les précieuses, c'est le nom, respecté alors, qu'on donnait aux dames de cette société d'élite, reprirent sans y songer l'œuvre de la Pléiade, mais avec tout le tact, toute la justesse de sentiment qui appartient à leur sexe. Elles se proposèrent de dévulgariser la langue. Mais au lieu de s'adresser gauchement aux langues mortes, elles tirèrent toutes leurs images d'objets connus ou ordinaires. C'était concilier Ronsard avec Malherbe. C'était faire plus encore : c'était mettre en circulation et révéler à tous ce qui avait été jusque-là le secret de quelques écrivains. Dès lors la société connut le charme. de la conversation; les lettrés purent compter sur un public. Eux-mêmes devinrent hommes du monde; ils furent admis, pour la première fois, comme des égaux, aux réunions les plus illustres; dans ce commerce tout nouveau, ils prêtèrent et reçurent. Ainsi se préparait lentement l'heureuse fusion des idées et des formes, de la science avec la vie, qui devait s'accomplir si merveilleusement sous le règne de Louis le Grand.

Quoi qu'il en soit, l'hôtel de Rambouillet était une société exclusive, une espèce de cénacle fermé aux profanes. Le soin de se dévulgariser, qui en formait tout le code littéraire, ne laissait pas d'avoir des dangers. Le plus grand c'était de substituter l'empire de la mode à celui du sens commun. Individu ou cercle, nul ne s'isole impunément. L'esprit littéraire peul. naître en serre chaude, mais non pas y grandir, rien ne lui est plus fatal que cette foi en soi-même qu'aucun souffle du

dehors ne vient jamais ébranler. On s'applaudit entre soi à huis clos. On s'admire par politesse, on se prête des louanges. Il se forme un petit nombre d'opinions convenues qui n'ont ni la naïveté des inspirations personnelles, ni la vérité des convictions générales. Loin d'éviter cet écueil, les précieuses s'en firent un jeu. « On a vu, il n'y a pas longtemps, dit La Bruyère, un cercle de personnes des deux sexes liées ensemble par la conversation et par un commerce d'esprit. Ils laissaient au vulgaire l'art de parler d'une manière intelligible. Une chose dite entre eux peu clairement en entraînait une autre encore plus obscure, sur laquelle on enchérissait par de vraies énigmes toujours suivies de longs applaudissements. Par tout ce qu'ils appelaient délicatesse, sentiment et finesse d'expression, ils étaient enfin parvenus à n'être plus entendus et à ne s'entendre pas eux-mêmes. Il ne fallait, pour servir à ces entretiens, ni bon sens, ni mémoire, ni la moindre capacité; il fallait de l'esprit, non pas du meilleur, mais de celui qui est faux et où l'imagination a le plus de part1. »

Ce fut bien pis quand, à l'exemple de la réunion de Rambouillet, se furent formées d'autres ruelles imitatrices, où l'on s'attacha, bien entendu, à exagérer les défauts du modèle. La. province eut ses précieuses. Chapelle décrit, dans son voyage, une assemblée des précieuses de Montpellier, qu'il reconnut pour telles à leurs petites mignardises, leur parler gras et leurs discours extraordinaires. L'auteur futur des Précieuses ridicules était alors près de là, à Pézenas, en observation. A Paris même, à côté des ruelles de Rambouillet et de Sévigné, il y avait celles de Brégy, de Chevreuse, de Cornuel, de Scudéry.

Les usages de ces réunions nous semblent aujourd'hui bizarres. Les femmes affectaient entre elles une exagération romanesque de sentiments. Elles ne s'appelaient que ma chère, et ce mot avait fini par les désigner généralement.

Une chère, une précieuse devait se mettre au lit à l'heure › où sa société habituelle lui rendait visite. Chacun venait se ranger dans son alcôve, dont la ruelle était ornée avec

1. Chap. v, De la société et de la conversation.

recherche. Il fallait avoir prouvé qu'on connaissait, comme le dit Madelon, le fin des choses, le grand fin, le fin du fin, pour y être présenté par un des hommes qui y donnaient le ton. Les abbés de Bellebat et du Buisson avaient, selon le Dictionnaire des précieuses de Somaise, le titre de grands introducteurs des ruelles. C'était chez eux, chez le premier surtout, que les jeunes gens allaient s'instruire des qualités indispensables aux hommes qui voulaient fréquenter les cercles des chères. « Mais, outre ces profès en l'art des précieuses et ces jeunes initiés, on rencontrait encore chez chaque femme un individu qui, revêtu du titre singulier d'alcoviste, était son chevalier servant, l'aidait à faire les honneurs de sa maison et à diriger la conversation. De graves dissertations sur des questions frivoles, de pénibles recherches pour trouver le mot d'une énigme, de la métaphysique sur l'amour, des subtilités de sentiments, et tout cela discuté avec une recherche exagérée de tours et un raffinement puéril d'expressions, tels étaient les sujets dont s'occupait cet aéropage hermaphrodite 1. »

Les précieuses dégénérées, les précieuses ridicules, attaquées d'abord par Desmarets dans la comédie des Visionnaires (1637), succombèrent définitivement sous les coups de Molière (1659).

En effet, la foi littéraire, nourrie d'abord dans l'ombre de la petite église, en était sortie pour vivre et paraître au grand jour. La pensée de Richelieu fondant l'Académie française (1635), c'est-à-dire faisant des lettres une institution publique et nationale, se réalisa plus heureusement encore dans la seconde moitié du dix-septième siècle. Le goût, la science, le génie, trouvèrent leur centre à la cour de Louis XIV, et rayonnèrent dans toute la France comme l'auréole de sa gloire.

Les romans héroïques.

Nous pouvons nous faire une idée de l'esprit et du ton qui

4. J. Taschereau, Vie de Molière.

2. Nous avons exposé avec quelques détails l'histoire de la création de l'Académie française et des services qu'elle rendit à la langue, dans le chapitre Ix de la seconde partie de notre Tableau du dix-septième siècle, p. 673.

rėgnaient dans les conversations élégantes de cette époque, en entr'ouvrant les volumineux romans de Gomberville, de La Calprenède ou de Mlle de Scudéry1. Sous des noms turcs, grecs ou romains, c'est la galanterie, la recherche, la ridicule sentimentalité de la société contemporaine. Anacréon, qui accompagne deux dames à Préneste, fait le charme de la réunion par sa conversation et ses jolis vers; le galant Brutus échange des billets doux avec la coquette Lucrèce. Elle lui écrit:

Qu'il serait doux d'aimer, si l'on aimait toujours!
Mais hélas! il n'est point d'éternelles amours.

Il lui répond sur les mêmes rimes:

Permettez-moi d'aimer, merveille de nos jours:
Vous verrez qu'on peut voir d'éternelles amours.

Horatius Coclès, amoureux de la fière virago donnée en otage
à Porsenna, s'amuse à chanter à un écho qu'il a trouvé :
Et Phénisse même publie

Qu'il n'est rien de beau que Clélie.

Les héros les plus fameux, sur le point de donner une bataille décisive, s'occupent à entendre l'histoire de Timarète ou de Bėrėlise, dont la plus sérieuse aventure est un billet perdu ou un bracelet égaré. L'un d'eux, perfectionnant le génie de la galanterie, trace, doucereux ingénieur, la carte du pays de Tendre. On y voit le fleuve d'Inclination, ayant sur la rive droite les villages de Jolis vers et d'Epitres galantes, sur la gauche, ceux de Complaisance, de Petits soins et d'Assiduités; plus loin sont les hameaux de Légèreté et d'Oubli, avec le lac d'Indifférence. Une route conduit au district d'Abandon et de Perfidie; mais en suivant le cours naturel du fleuve, on ar

4. Gomberville a composé Polexandre (5 vol. d'environ 1200 pages chacun), le jeune Alcidiane, Caritée et Cythérée. La Calprenède est l'auteur de Cléopatre (12 vol. in-8°), de Cassandre et des sept premiers volumes de Pharamond. Mile de Scudéry a écrit et publié sous le nom de son frère, Ibrahim ou l'Illustre Bassa, Artamène ou le Grand Cyrus, Clélie, histoire romaine (10 volumes in-8° d'environ 800 pages), et enfin Almahide.

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rive à la ville de Tendre sur Estime, et à celle de Tendre sur Inclination'.

Quand on a constaté le ridicule de cette froide galanterie, on ne peut méconnaître dans ces romans une certaine finesse d'analyse, une touche souvent délicate et ingénieuse. Considérés comme des tableaux de la société polie du dix-septième siècle, comme des témoins de ses sentiments et de son langage, ils nous présentent un côté plein d'intérêt et d'instruction. Le tort des auteurs est d'avoir été chercher pour de pareilles images des sujets et des noms antiques. Placés dans des cadres modernes, environnés d'incidents plus réels, resserrés enfin dans des limites plus étroites, ces récits auraient mérité plus d'estime et conservé quelques lecteurs.

Le roman héroïque dont Gomberville, La Calprenède et Scudéry nous ont offert les dernières épreuves, était français d'origine et espagnol d'éducation. La première des fictions de ce genre, l'Amadis de Gaule, porte dans son titre même le cachet de son origine. « Amadis est Gaulois et non Espagnol, dit d'Herberay des Essarts; j'en ai trouvé encore quelque reste dans un vieil livre écrit à la main en langage picard, sur lequel j'estime que les Espagnols ont fait leur traduction. » Ce vieil livre picard était sans aucun doute un de nos anciens romans du treizième siècle, dont le langage, en effet, s'est conservé en partie dans l'idiome de la Picardie. Bernardo Tasso, l'auteur du poëme l'Amadigi, est favorable à l'opinion que nous exposons ici.

Cependant il arriva à l'Amadis français la même fortune qu'éprouvèrent récemment quelques généraux de notre époque héroïque; confondu ici dans la foule, il s'en alla régner ailleurs. Le premier écrivain étranger qui l'accueillit fut probablement le Portugais Vasco de Lobeira, qui mourut en 1403. Les Espagnols s'en emparèrent bientôt; ils s'empressèrent de l'environner de tout l'éclat des fictions orientales et de l'atmosphère voluptueuse et passionnée du Midi. C'est avec ces séductions nouvelles qu'Amadis revint en France au seizième siècle, et y réveilla la mode déjà surannée

4. Cette carte se trouve dans la Clélie.

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