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Le maître qui lui en donna des leçons, Antonio Perez, joua un rôle important dans la révolution littéraire qui introduisit en France le goût élégant mais recherché de l'Espagne. Il disait vrai sans le croire, dans une de ses lettres au roi : Certes Votre Majesté a choisi un gentil barbare pour maître, barbare dans ses pensées, barbare dans son langage, barbare en tout. » Ce barbare était en effet fort gentil, fort gracieux. Ancien secrétaire de Philippe II, confident, rival, complice et victime de ce prince', il avait cueilli à la cour de l'Escurial toute la fleur du cultorisme. Reçu avec empressement par Henri IV et par Élisabeth, comme une diffamation vivante de leur ennemi, il rédigea de curieux mémoires et écrivit des lettres non moins curieuses à différents titres. Sous le rapport du goût littéraire, qui seul nous occupe ici, ces lettres servirent d'antécédents et de modèle aux épistoliers illustres de cette période. La célébrité dont elles jouirent au commencement du siècle explique l'empressement qu'on mit à les imiter. Elles rattachèrent Balzac et Voiture à Gongora et à Marino.

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Grave, légère ou galante, toute la correspondance de Perez porte l'empreinte de ses habitudes; l'homme d'État s'est effacé sous l'homme du monde, mais l'homme du monde, c'est encore le courtisan, c'est le courtisan qui a cent maîtres à flatter au lieu d'un, et qui se multiplie pour les contenter tous.... Il cajole, il adule, il encense avec une emphase effrontée.

Avant lui, qui se serait avisé de traduire en hyperboles mystiques le formulaire de la civilité? Qui aurait songé à se dire le très-humble serviteur d'une divinité ou à saluer ur. ange avec passion?... Pompe orientale, gravité castillane, afféterie italienne, rien ne cache cette nature de favori, toujours réfléchie dans son abandon, insinuante dans son étourderie, obséquieuse dans sa familiarité3. »

Perez inaugura pour ainsi dire l'hôtel de Rambouillet.

1846.

1. Voyez Ant. Perez et Philippe II, par M. Mignet, 2o édition, 2. On appelait ainsi le mauvais goût mis à la mode en Espagne par le poëte

Gongora et par le jésuite Gracian, le législateur du estilo culto, 3. A. de Puibusque, ouvrage cité, t. II, p. 22.

C'est au marquis de Pisani, père de Catherine de Vivonne, l'incomparable Arthenice, qu'il adressa en France ses premières missives. Voici quel en était le style, toutes les fois qu'un sujet sérieux ne contraignait pas l'écrivain à être moins frivole.

« Si Votre Excellence, lui écrivait-il un jour, a remarqué le soin que je prends de mes dents, qu'elle ne se figure pas, s'il lui plaît, que je les conserve pour autre chose que par la peur que j'ai de la langue : car je crois que la nature l'a environnée de dents afin qu'elle eût un sujet de crainte qui la forçât de se contenir, et qu'elle ne se précipitât point si follement. Mieux vaudrait en effet qu'elle fût mordue, coupée même, que d'avoir parlé mal à propos. Peut-être Votre Excellence, homme d'État et général si éminent, préférera-t-elle penser que cette disposition a pour but de nous montrer que les paroles doivent avoir des effets, et l'exécution suivre le conseil, comme l'exécution doit toujours être accompagnée du conseil, si l'on ne veut pas tout livrer au hasard. »

Poussé en Angleterre par les vicissitudes de sa fortune, Perez s'y retrempa dans le mauvais goût. Il y trouva la cour en proie à l'épidémie de l'euphuïsme, style plein d'affectation mis à la mode par le fameux John Lilly. C'était un jargon spécial parlé par toutes les personnes du bon ton, une sorte de franc-maçonnerie de belles pensées et de beau langage. L'abus le plus incroyable de la métaphore et de la comparaison, les rapprochements les plus forcés, les plus ridicules hyperboles, formaient le tissu de cette langue nouvelle1. Perez, à la cour d'Élisabeth, se retrouva dans sa sphère; il enjoliva sa manière de quelques absurdités de plus, qu'il ne manqua pas de rapporter triomphalement en France. C'est alors qu'il écri

vit à lord Essex :

« Milord, et mille fois milord, ne savez-vous pas en quoi consiste l'éclipse de lune et celle de soleil? La première résulte de l'interposition de la terre entre le soleil et la lune; la seconde, de l'interposition de la lune entre le soleil et la terre.

4. Walter Scott, dans le roman du Monastère, introduit, dans la personne de sir Shafton, un type très-amusant de l'euphuïsme.-Cette dénomination est empruntée au titre d'un des ouvrages de Lilly: Euphues and his England.

Si entre la lune, c'est-à-dire ma fortune variable et toujours périclitante, et vous qui êtes mon seul soleil, vient se placer l'absence (car entre des amis séparés l'absence est l'interposition de la terre); ou si, entre la terre, c'est-à-dire mon pauvre corps et votre noble faveur, s'interpose ou plutôt s'oppose ma fortune, mon âme ne sera-t-elle pas dans la tristesse, ne serat-elle pas dans les ténèbres? »

Si un homme d'État occupé de graves négociations, et dont la vie était menacée chaque jour par la vengeance d'un monarque irrité, enveloppait sa pensée de ces puérils ornements, qu'on juge de ce que feront bientôt, à son exemple, des écrivains qui n'auront d'autre intérêt, d'autre affaire à traiter dans leurs lettres que le soin de faire briller leur esprit et d'exagérer celui des autres !

Gongora et Lilly n'avaient envoyé en France qu'un de leurs disciples; Marino y vint en personne. Concini appela à la cour de Marie de Médicis le poëte qui représentait alors la gloire littéraire de l'Italie. L'auteur d'Adone passa les monts précédé par une réputation immense. Quel barbare eût osé douter d'un mérite qu'on faisait venir de si loin et qu'on payait si cher? Car l'illustre Napolitain savait escompter la gloire. Il rappelait à la reine les exemples d'Auguste, de Néron, de Domitien, d'Honorius, qui comblèrent de leurs faveurs les Horace, les Lucain, les Stace, les Claudien. En cela seul l'érudition du cavalier Marin se montrait fort classique. Du reste, rien de plus alambiqué que ses concetti, de plus coquettement fardé que ses peintures. Le vieux Malherbe faillit en mourir de colère. Marino souriait dédaigneusement en voyant ce poëte «si sec. » Ainsi le mauvais goût soufflait sur la France de tous les points de l'horizon. L'Espagne, l'Angleterre, l'Italie attaquaient de toutes parts le vieux bon sens français. Que pouvait-il faire contre trois ennemis ?

L'hôtel de Rambouillet.

Le foyer où se concentrèrent ces rayons étrangers, nous l'avons déjà nommé, ce fut l'hôtel de Rambouillet. Cette réunion célèbre ne créa pas, comme on l'a trop dit, le mauvais

goût elle le subit. En revanche, elle épura la langue, donna aux mœurs et aux sentiments plus de délicatesse, servit de public aux écrivains, en attendant qu'il se formât un public véritable, prit en tutelle l'esprit littéraire jusqu'à ce qu'il pût marcher seul, et ressemblât, comme dit la Bruyère, « à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice. »

Après les grandes guerres civiles du seizième siècle, on sentit dans les rangs supérieurs de la société le besoin de se voir, de se réunir, de commencer enfin cette vie commune de l'esprit qui caractérise la nation française. Jusque-là on avait disputé, prêché, harangué: on conversa. Le premier cercle où une causerie vive, enjouée, spirituelle, répondit à ce besoin nouveau, fut l'hôtel du marquis de Pisani, Jean de Vivonne, un des correspondants d'Antonio Perez. Bâtie à quelques pas du Louvre, cette maison semblait une autre cour non moins brillante que celle de Marie de Médicis. C'était le palais de l'esprit à côté de celui du pouvoir. Trois femmes y régnèrent successivement; car aux femmes seules pouvait ap partenir l'éducation d'un siècle de convenances et de bon goût: Julia Savelii, femme du marquis, noble et gracieuse dame, Italienne d'origine, vint, comme une autre Armide, contraindre les fiers compagnons du Béarnais de déposer leur rude langage avec leurs bottes éperonnées. Sa fille, Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, eut tout le sémillant de la société toscane, sans en avoir la licence. La rigidité de ses principes l'avait même éloignée de la cour peu austère de Henri IV. Mais elle aimait les hommages, et sous le nom romanesque d'Arthénice (anagramme de Catherine), elle favorisait l'introduction de cette galanterie innocente que les poëtes de l'Italie avaient mise à la mode. C'est à elle que Marino réservait ses plus tendres compliments, ses madrigaux les plus fleuris; c'est elle qu'adorait mystiquement le vieux Malherbe, quand pour faire, en mourant, quelque concession à la mode, il chantait d'une voix cassée :

1. Sur l'emplacement que traverse la rue Saint-Thomas du Louvre. — La rue Saint-Thomas a elle-même disparu pendant que nous écrivons ceci.

Je suis à Rhodante,

Je veux mourir sien.

Julie d'Angennes, fille de Catherine, prit à son tour le sceptre, et par droit de naissance et par droit d'esprit et de beauté; son règne, qui s'étendit depuis la mort de Malherbe (1629) jusqu'à celle de Voiture (1648), fut l'époque la plus brillante de l'hôtel de Rambouillet. Les Condé, les Conti, les La Rochefoucauld, les Bussy, les Grammont, formèrent son cortége. Le noble et honnête Montausier, l'original du Misanthrope de Molière, plus heureux qu'Alceste, sa copie, se laissa humaniser par cette douce et charmante Célimène.

Vrai est qu'il y songea
Assez longtemps,

comme dit Marot; ce ne fut qu'après quatorze ans de fidélité et de soupirs qu'il contraignit Julie d'Angennes

A changer de son nom la charmante douceur.

En attendant, Mlle de Rambouillet recevait, comme une divinité, l'encens de toute main : tout ce qui se mêlait d'écrire, de faire des vers, lui apportait religieusement son tribut. Le 1 janvier 1641, Julie trouva sur sa toilette, à son réveil, dit Huet, évêque d'Avranches, le cadeau le plus galant, le plus ingénieux, le plus joli, le plus nouveau que l'amour ait jamais inventé. C'étaient deux cahiers de vélin, absolument pareils, dont chaque feuille contenait une des plus belles fleurs, peinte en miniature par Robert, et accompagnée d'un madrigal composé par les meilleurs poëtes. M. de Montausier, l'auteur de cette galanterie qu'on nomma la Guirlande de Julie, avait lui-même donné l'exemple. Chapelain, Godeau, Colletet, Scudéry le suivirent. Dix-neuf poëtes prêtèrent leurs voix à vingtneuf fleurs. Le grand Corneille lui-même se chargea du lis, de l'hyacinthe, de la grenade. Il est curieux de voir comment fit parler le lis celui qui venait de faire parler Cinna et Polyeucte.

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