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ment expliquer cette longue erreur de tout un siècle et des esprits les plus illustres? A dire vrai, l'erreur n'existait pas, ou elle n'était, comme bien des erreurs, qu'une vérité incomplète. L'admiration pour Ronsard, c'était la joie très-légitime de voir enfin le français devenir une langue littéraire, ne plus balbutier des pensées faibles quoique naïves; mais s'élever, comme les langues anciennes et comme l'italien moderne, à l'expression des idées générales qui forment l'héritage glorieux de l'humanité. L'idiome de Clément Marot était enfin mis hors de pages : le poëte devenait un homme et presque un citoyen : il allait redire les nobles pensées qui avaient agité le Forum et l'Agora, les vers harmonieux dont avaient retenti les rivages de la Grèce. Quel patriotique orgueil pour les savants de cette époque, de lire enfin en français ce qui les avait si longtemps charmés dans Virgile et dans Tibulle! que l'imitation imparfaite ne disait pas, la mémoire partiale des lecteurs y suppléait: ils adoraient la vraie splendeur de la poésie antique à travers les haillons prétentieux de Ronsard.

Ce

D'ailleurs, aujourd'hui même, malgré le changement de la langue, ne retrouvons-nous pas encore chez ce poëte de quoi justifier l'estime? dans le genre grave et héroïque, les Odes, la Franciade, les Discours ne présentent-ils pas de loin en loin des traits d'une beauté durable? N'est-ce pas Ronsard qui s'adressait ainsi à l'Éternité?

O grande Éternité!

Tu maintiens l'univers en tranquille unité.
De chainons enlacés les siècles tu rattaches,

Et couvé dans ton sein tout le monde tu caches....
En parlant à tes dieux qui ton trône environnent,
Ta bouche ne dit pas : Il fut ou il sera.... »
Le temps présent tout seul à tes pieds se repose.

N'est-ce pas lui qui écrivait à Charles IX encore enfant?

1. La Franciade, qui a pour héros le fabuleux Francus, fils de Priam, et fondateur supposé de l'empire français, est un poëme inachevé. Ronsard avait le projet de l'étendre en vingt-quatre chants; il s'est arrêté au quatrième.

Sire, ce n'est pas tout que d'être roi de France;
Il faut que la vertu couronne votre enfance.
Un roi sans la vertu porte le sceptre en vain,
Qui ne lui sert sinon de fardeau dans la main'.

Mais c'est surtout dans la poésie légère que Ronsard possède un incontestable mérite. Ici, content d'être lui-même, il n'emprunte à l'antiquité que l'analogie de ses images. C'est comme un parfum lointain et d'autant plus doux, qui s'exhale au milieu des idées personnelles du poëte. Tantôt il écrit à sa dame :

Hier vous souvient-il qu'assis auprès de vous,
Je contemplais vos yeux si cruels et si doux!

Tantôt il l'engage à descendre dans un riant parterre :

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu, cette vêprée,
Les plis de sa robe pourprée
Et son teint au vôtre pareil....

4. Ajoutons en passant, puisque nous avons nommé ce coupable mais intéressant prince, que quelque temps après il répondit à Ronsard, avec une précision plus élégante encore:

L'art de faire des vers, dût-on s'en indigner,
Doit être à plus haut prix que celui de régner.
Tous deux également nous portons la couronne
Mais roi, je la reçus, poëte tu la donne.
Ton esprit enflammé d'une céleste ardeur
Éclate par soi-même, et moi par ma grandeur.
Si du côté des dieux je cherche l'avantage,
Ronsard est leur ami, si je suis leur image.
Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,
Te soumet les esprits dont je n'ai que les corps.
Elle t'en rend le maitre et te sait introduire
Où le plus fier tyran n'a jamais eu d'empire.
Elle amollit les cœurs et soumet la beauté.
Je puis donner la mort; toi l'immortalité »

Pourquoi Charles IX a-t-il fait autre chose que des vers!... si toutefois il a fait ceux-ci!

Ailleurs il s'écrie, avec plus de charme qu'Horace :

Le temps s'en va, le temps s'en va, ma dame! Las! le temps, non mais nous nous en allons'. Ou bien, par un retour d'une mélancolie touchante :

Avant le soir (dit-il) se clora ma journée!

C'est encore toute la grâce de Marot, avec plus d'éclat et de gravité.

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Ronsard avait été chef d'école au collége; devenu célèbre et admiré de tous, les disciples ne lui manquèrent point. << Nul alors, nous dit Pasquier, ne mettait la main à la plume qui ne le célébrât par ses vers. Sitôt que les jeunes gens s'étaient frottés à sa robe, ils se faisaient accroire d'être devenus poëtes. Parmi ses nombreux partisans, le poëte choisit une compagnie d'élite qu'on nomma d'abord la brigade, et bientôt après la Pléiade, par un souvenir érudit des poëtes alexandrins. Il y plaça auprès de lui six poëtes, Joachim du Bellay, Antoine de Baïf, Amadis Jamyn, Belleau, Jodelle et Ponthus de Thiard. Nous ne nous arrêterons point sur ces noms, malgré le talent de plusieurs des hommes qui les ont portés. Tous reflètent à divers degrés et avec des modifications nombreuses les mérites et les défauts du maître. Nous devons un souvenir à Baïf pour la tentative hardie et infructueuse par laquelle il essaya d'assujettir notre versification aux règles métriques de la poésie ancienne. Le vers baïfin, scandé comme l'hexamètre latin, ne put s'acclimater même dans l'atmosphère de la Renaissance. Cette imitation matérielle de l'antiquité était l'exagération extrême du système de Ronsard; après le calque du style, c'était le calque du rhythme: au delà il ne restait plus qu'à écrire en grec ou en latin.

4.

Eheu! fugaces. Postume, Postume,

Labuntur anni!

(HORACE, ode XIV.)

2. Voici, par exemple, un distique baïfin, avec les vers latins dont il est la traduction :

Phosphore, redde diem cur gaudia nostra moraris?

Cæsare venturo, Phosphore, redde diem.

Aube, rebaille le jour : pourquoi notre aise retiens-tu ?
César va revenir: Aube, rebaille le jour.

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Jodelle; renaissance du théâtre.

Un autre membre de la Pléiade se distingua par un essai plus sérieux, et dont l'influence a été bien plus durable Jodelle entreprit de ressusciter le théâtre des anciens1. Ce jeune et intéressant poëte était doué d'une facilité extrême.' Quoiqu'il n'eût mis l'œil aux bons livres comme les autres, dit Pasquier, si est-ce qu'en lui y avoit un naturel émerveillable. Et de fait ceux qui de ce temps-là jugeoient des coups, disoient que Ronsard étoit le premier des poëtes, mais que Jodelle en étoit le démon. Rien ne sembloit lui être impossible où il employoit son esprit.» Lui-même en était persuadé : Un jour il lui advint de me dire que si un Ronsard avoit le dessus d'un Jodelle le matin, l'après-dinée Jodelle l'emporteroit de Ronsard. » Il prodiguait son esprit en pièces fugitives, qu'il ne se donnait point la peine de recueillir, et qui moururent avec lui. Ses œuvres dramatiques, quoique moins bonnes encore peut-être, sont une date dans l'histoire littéraire. Déjà plusieurs traductions avaient fait passer dans notre langue l'Andrienne de Térence, l'Hécube d'Euripide, l'Électre de Sophocle; Ronsard encore écolier avait traduit en 1549 le Plutus d'Aristophane. Enfin en 1552 Jodelle hasarda sur la scène une tragédie, non pas traduite, mais imitée des anciens : cette imitation était alors une gloire. La Cléopatre, avec une comédie du même auteur, la Rencontre, fut représentée ⚫ devant le roi Henri II, à Paris, en l'hôtel de Reims, avec un grand applaudissement de toute la compagnie; et, depuis encore, au collége de Boncour, où toutes les fenêtres étoient tapissées d'une infinité de personnages d'honneur, et la cour si pleine d'écoliers que les portes du collége en regorgeoient. Je le dis comme celui qui y étoit présent, avec le grand Turnebus en une même chambre, et les entreparleurs étoient tous hommes de nom. Remi Belleau et Jean de la Péruse jouoient les principaux rollets2. » Jodelle lui-même représentait Cléo

4. Né en 1532, mort en 1573.

2 Pasquier, Recherches, liv. VII, chap. VI

patre. Quelle joie pour tous les savants de retrouver sur la scène, de voir vivre et d'entendre parler ces personnages de l'histoire ancienne qui leur étaient familiers! Auteur et acteurs, dans l'ivresse de leur succès, se décernèrent à euxmêmes un triomphe aussi classique que leur pièce. Dès que le cinquième acte fut terminé au milieu des applaudissements, ils partirent pour Arcueil; là, dans un joyeux festin, ils amenèrent un bouc couronné de lierre et de fleurs, en l'honneur du poëte français et en souvenir de l'antique Thespis.

Si maintenant on estime en elles-mêmes et à leur propre valeur les tragédies de la nouvelle école qui donnaient lieu à de pareilles ovations, « que ce soit une Cléopatre, une Didon, une Médée, un Agamemnon, un César, voici ce qu'on y remarque constamment : nulle invention dans les caractères, les situations et la conduite de la pièce, une reproduction scrupuleuse, une contrefaçon parfaite des formes grecques; l'action simple, les personnages peu nombreux, des actes fort courts composés d'une ou de deux scènes et entremêlés de chœurs; la poésie lyrique de ces chœurs bien supérieure à celle du dialogue; les unités de temps et de lieu observées moins en vue de l'art que par un effet de l'imitation; un style qui vise à la noblesse, à la gravité, et qui ne la manque guère que parce que la langue lui fait faute.... Telle est la tragédie chez Jodelle et ses contemporains1. » Robert Garnier, sans rien changer au système de Jodelle, sans apporter au théâtre un talent plus véritablement dramatique, donna au style plus d'élévation, en s'appropriant quelque chose de la concision brillante de Sénèque. Quelque faible et mensongère que fût cette apparition du drame antique, elle suffit pour décréditer à jamais les vieux mystères, et pour léguer à la tragédie française ce caractère de gravité imposante, cette unité et cette simplicité sévère dont nos grands auteurs ont accepté le joug. Le système classique du théâtre français a eu pour fondateurs, non pas Corneille et Racine, mais Jodelle, la Péruse et Garnier.

La comédie nouvelle se sépara moins brusquement de la

4. Sainte-Beuve, Histoire du théatre français au seizième siècle

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