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les guerriers barbares. Il y a quelque chose d'attendrissant lire ces récits naïfs, malgré les puérilités et les fables qui 1 remplissent, quand on songe à toutes les souffrances qu'i ont consolées. Au milieu des invasions, des guerres civiles d deux premières races, tandis que la vie de l'homme para toujours en proie à la force brutale, voilà que l'imaginatio populaire se prend à refaire le monde suivant ses désirs et s foi. La grande pensée d'une Providence partout présente maternelle vient planer sur ce théâtre sanglant des passions La puissance de la vertu est placée en face de la violence de armes, et la morale éternelle, qui semble exilée de la terre triomphe dans cette idéale peinture. La légende était l'épopé des vaincus; elle ouvrait un asile à l'imagination des peuples comme le cloître à leurs personnes. Dans ces pieux récits comme sous ces voûtes bénies, on respirait un air plus calme le bruit du monde réel semblait s'arrêter sur le seuil; et les auditeurs, en se pressant autour du moine ou du vieillard qu racontait ces étranges événements, pouvaient lui dire comme Dante fugitif à l'abbé du monastère del Corvo: « Je viens chercher la paix.

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Discussions philosophiques.

Le christianisme s'emparait de l'intelligence aussi bien que de l'imagination et des facultés morales. L'esprit humain, à qui la civilisation romaine, dans sa décrépitude, n'offrait plus pour exercices que de vaines combinaisons d'idées frivoles, vit se rouvrir devant lui une vaste carrière, où les plus grands problèmes de la philosophie s'agitèrent sous des noms nouveaux. Les graves questions relatives à la nature de Dieu, à nos rapports avec lui, à la liberté humaine, à l'action providentielle sur nos volontés, sublimes recherches autour desquelles roulent éternellement les incertitudes des philosophes, et que chaque âge envisage sous un point de vue différent, se représentent, du deuxième au sixième siècle, sous les noms de gnosticisme, d'arianisme, de pélagianisme. Il s'agissait, pour les docteurs apostoliques, de l'entreprise la plus grande que les hommes puissent concevoir : ils se proposaient de

formuler le dogme, c'est-à-dire, non plus, comme les sages de l'antiquité, de bâtir à leurs risques et périls des systèmes individuels auxquels se rattacheraient à loisir les volontaires de la spéculation, mais d'exprimer la foi d'une époque, de donner un symbole qui fût en même temps la conséquence des prémisses évangéliques, la satisfaction légitime des exigences du bon sens et la base morale d'une société naissante. Les Pères de l'Église furent à la fois des chrétiens, des penseurs et des hommes d'État.

Quel intérêt puissant ne dut pas exciter une pareille entreprise! Quelle activité des esprits, quelles communications rapides ne produisit-elle pas! La chrétienté est alors comme une vaste république intellectuelle, un corps immense où circule le même sang. La Gaule se trouve au cinquième siècle sous la direction de trois chefs spirituels, dont aucun ne l'habite saint Jérôme à Bethléem, saint Augustin à Hippone, saint Paulin à Nole. Les questions, les réponses, les conseils, les traités de morale, les examens dogmatiques partent, reviennent, s'échangent, se croisent de toutes les contrées du monde, malgré la difficulté des routes et le danger des communications. Partout où se manifeste un besoin, une affaire, un embarras religieux, les docteurs travaillent, les prêtres voyagent, les écrits circulent. Enfin, les conciles, ces assemblées nationales du peuple chrétien, forment le couronnement de l'édifice spirituel. Ce sont les hauts parlements où les diverses congrégations envoient leurs commettants, chargés de faire une déclaration de principes, et de voter non pas un bill de droits, mais un bill de croyances1.

Ces austères et épineuses discussions du dogme ont presque toujours une grandeur réelle qu'il ne faut pas méconnaitre sous la forme déjà scolastique qui les enveloppe. Souvenons-nous, pour être justes, que le christianisme se développa au milieu du mouvement mystique des néoplatouiciens d'Alexandrie. Il y eut d'abord lutte entre les deux doctrines, puis tentative de conciliation. Le christianisme

4. Ampère, Histoire littéraire, t. I, p. 326. - Guizot, Histoire de la civi lisation en France, t. I, leçon iv.

vainqueur anéantit le néoplatonisme comme secte, mais l'absorba comme doctrine. Ce n'est donc pas au principe chrétien, mais à l'influence orientale qu'il faut imputer la direction mystique et abstruse de certaines querelles théologiques. Il faut remarquer d'ailleurs que dans l'Occident, et spécialement dans les Gaules, les discussions dogmatiques échappèrent en partie aux arguties minutieuses du Bas-Empire. Il y a toujours eu dans l'esprit gaulois une tendance pratique qui l'a préservé des aberrations de la sophistique grecque. Saint Irénée est peu métaphysicien, c'est encore un apôtre; Lactance est plus orateur que théologien; saint Hilaire de Poitiers, l'Athanase de l'Occident, est l'avocat véhément de la Trinité; enfin, le grand évêque de Milan, Ambroise, né aussi en Gaule, à Trèves, est l'homme d'action et de gouvernement par excellence. Il n'écrit que pour diriger; il élève la chaire épiscopale à l'importance d'une magistrature politique. Tour à tour ambassadeur et tribun, il soutient les intérêts du jeune Valentinien auprès du tyran Maxime, oppose son éloquence comme une barrière à la première des invasions, blâme hautement un crime de Théodose, et soumet l'empereur à la pénitence publique. Ainsi commence à se dessiner en face de l'autorité temporelle le rôle que va jouer l'épiscopat, rôle qui ne fera que grandir en présence des royautés barbares. Ainsi se pose déjà cette autorité morale du clergé, souvent abusive sans doute, mais en somme utile et bienfaisante dans des siècles où la puissance religieuse pouvait seule arrêter les abus cruels de la force. C'est déjà le droit divin de la capacité, interprète de la raison et de la justice, qui s'oppose à l'usurpation des passions brutales.

Prédication.

L'instrument principal de cette domination spirituelle fut un nouveau genre d'éloquence appelé à de hautes destinées dans les lettres françaises, je veux parler de la prédication. Les Pères de l'Église grecque avaient été les disciples d'Homère aussi bien que de Jésus-Christ; c'étaient des chrétiens sans doute, mais c'étaient aussi des Hellènes, et même un

peu des Orientaux. Subtils dans la discussion du dogme, ils déployaient dans l'enseignement de la morale l'imagination la plus riche, l'éloquence la plus pompeuse. La prédication de l'Église latine revêtit un caractère différent : elle n'eut plus rien de littéraire et ne visa qu'à l'action. Instruire une réunion de fidèles, leur donner de bons et sages conseils, telle est l'unique pensée des évêques et des missionnaires de l'Occident. Ils vont toujours droit au fait : ils ne craignent pas les redites, les expressions familières et même triviales. Le plus illustre évêque de la Gaule au sixième siècle, saint Césaire d'Arles, dont il nous reste cent trente sermons, semble un père de famille qui converse affectueusement avec ses enfants. Un autre trait, que nous ne devons pas omettre dans une histoire des lettres, caractérise la prédication latine: ce sont des peintures plus sombres du monde futur, c'est le retour plus fréquent des idées de damnation et d'enfer. La nécessité d'imposer aux conquérants barbares le seul frein qui pût arrêter leur violence contribua à pousser dans cette voie les orateurs évangéliques. De là cette religieuse terreur dont les imaginations du moyen âge ont toutes porté les traces; de là ces formidables magnificences de la poésie de Dante et plus tard de Milton.

Histoire.

Nous devons encore au clergé des temps mérovingiens les rares monuments historiques qui ont préservé d'un complet oubli cette curieuse époque. Le plus précieux de tous est sans contredit l'Histoire des Francs, par Georgius Florentius Gregorius, connu sous le nom de Grégoire de Tours'. Il serait injuste d'attendre d'un contemporain de Chilpéric et de Sigebert la méthode, la critique ou le style d'un véritable historien. Lui-même avoue son insuffisance avec une naïveté pleine de tristesse. « Nous mêlons confusément dans notre récit, dit-il, les vertus des saints et les désastres des nations.... La culture des arts libéraux décline ou plutôt périt dans les villes de la Gaule, la férocité des peuples sévit, la fureur des

4. Né en Auvergne l'an 539, mort vers 593,

LITT. FR.

rois s'aiguise, et la plupart des hommes gémissent en disant : • Malheur à nos jours! parce que l'étude des lettres périt au

• milieu de nous! »

Or, c'est précisément la peinture vivante de cette barbarie et de cette confusion qui nous attache aux récits de l'évêque de Tours. Rien ne pourrait nous donner une idée plus juste de cette seconde période de la conquête, où les races diverses vivent réunies sur le même sol, dans un antagonisme adouci par une foule d'imitations réciproques. Il faut, dit Augustin Thierry, descendre jusqu'au siècle de Froissart, pour trouver un narrateur qui égale Grégoire de Tours dans l'art de mettre en scène les personnages et de peindre par le dialogue. Tout ce que la conquête de la Gaule avait mis en regard ou en opposition sur le même sol, les races, les classes, les conditions diverses, figurent pêle-mêle dans ses récits, quelquefois plaisants, souvent tragiques, toujours vrais et animés. Nous entrevoyons, à travers sa narration, la manière de vivre des rois francs, l'intérieur de la maison royale, la vie tumultueuse des seigneurs et des évêques de ce temps, la turbulence intrigante des Gaulois, l'indiscipline brutale des Francs. Ici, c'est la barbarie dans toute sa grossièreté, sans conscience du bien et du mal, personuifiée dans la reine Frédégonde; près d'elle, l'homme de race barbare qui prend les goûts de la civilisation, se polit à la surface, en conservant ses instincts et ses passions féroces, comme le roi Chilpéric; ailleurs, c'est le Gaulois qui se fait barbare pour descendre au niveau de ses contemporains, ou bien l'homme de la tradition romaine, l'évêque qui se souvient du passé et qui chemine à regret au milieu d'une époque où la civilisation s'éteint; Grégoire lui-même en est le type.

Son récit, divisé en seize livres, comprend1, depuis l'époque de l'établissement des Francs dans les Gaules, l'espace de cent soixante-quatorze ans et s'arrête à l'année 591'. Après

4. Le premier livre contient un sommaire de l'histoire universelle depuis ia création d'Adam et d'Ève jusqu'à la mort de saint Martin.

2. Outre son Histoire des Francs, Grégoire de Tours a laissé plusieurs ouvrages d'hagiographie: les Vies des Pères, la Gloire des Martyrs, les Miracles de saint Martin, etc.

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