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ques-unes de leurs invectives, et de constater ici surtout le caractère de la parole au temps qui nous occupe, la puissance sans la forme, l'éloquence isolée des convenances de l'art.

Le quinzième siècle avait légué à la chaire chrétienne une éloquence populaire, hardie contre les grands, puissante sur la foule, bizarre mélange de plaisanteries et de mouvements impétueux, vraie pâture d'un peuple spirituel et grossier, vrai langage des moines mendiants, cette démocratie de l'Église. Le seizième siècle enflamma cette parole de toute l'ardeur des passions politiques, quand les vices de Henri III et l'hérésie de son héritier présomptif semblèrent confondre un moment les intérêts religieux avec les rivalités des factions.

Les premiers symptômes sérieux de la Ligue s'étaient manifestés en 1576. Elle n'était qu'une imitation des serments et formulaires calvinistes pour la défense de la cause, imitation que les jésuites se hâtèrent de propager. En 1587, il se forma à Paris une réunion d'hommes plus décidés, qui voulurent une prompte solution. Ils s'assemblaient et tenaient leurs conseils dans la chambre de Jean Boucher, curé de Saint-Benoît. A leur tête se trouvaient, avec Boucher, Launay, ancien ministre protestant, devenu chanoine; et Prévôt, curé de Saint-Séverin. Ils s'adjoignirent Rose, évêque de Senlis, Pelletier, Guincestre, Hamilton, Cueilly, célèbres prédicateurs. Ce n'étaient donc pas tout à fait, suivant l'expression trop dédaigneuse de l'Étoile, « quelques marmitons et souppiers de Sorbonne, braves conseillers d'État qui, toute leur vie, ont été enfermés dans un collége à pédantiser et à manger les pauvres novices de la théologie. En général, amis et ennemis leur rendirent plus de justice. Mayenne prit langue avec eux; l'une des héroïnes de l'union, Mme de Montpensier, disait : « J'ai fait plus par la bouche de mes prédicateurs qu'ils ne font tous ensemble avec toutes leurs pratiques, armes et armées. » Et Henri IV écrivait : « Tout mon mal vient de la chaire. » Cette crainte qu'ils inspiraient à un grand roi est du moins un point de ressemblance entre nos orateurs et le prince de l'éloquence grecque.

Les prédicateurs étaient en effet l'âme de la Ligue. Ce

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sont eux qui communiquaient au peuple l'enthousiasme de la résistance, qui lui faisaient braver la mort et souffrir la faim sans murmure. Il n'y avait pas à Paris d'église ni de chapelle où l'on ne prêchât au moins deux fois par jour. Les orateurs sacrés annonçaient, commentaient les nouvelles politiques, attaquaient les personnes, discutaient les intérêts de l'État. Ils déclaraient ne pouvoir point prêcher l'Évangile, « parce qu'il était trop commun et que chacun le savait; ils aimaient mieux raconter la vie, gestes et faits abominables de ce perfide tyran Henri de Valois. » Le sermon était à la fois le club et le journal. Il avait toute la violence démagogique des époques les plus sanguinaires. Boucher, prêchant le carême à Saint-Germain l'Auxerrois, prétendait « qu'il fallait tout tuer, qu'il était grandement temps de mettre la main à la serpe et d'exterminer ceux du parlement et autres. Il fut si au long question de sang et de boucherie, qu'un conseiller de la cour, voyant ces gestes et paroles atroces, désirait se sauver du milieu de cette foule qui écoutait, de peur que Boucher « ne descendît de sa chaire pour saisir quelque politique au collet et le manger à belles dents. » Rose, de son côté, s'écriait qu'une saignée de Saint-Barthélemy étoit nécessaire, et qu'il falloit par là couper la gorge à la maladie.» Commolet disait que la mort des politiques étoit la vie des catholiques; Aubry, « qu'il marcheroit le premier pour les égorger; Cueilly, « qu'il vouloit qu'on se saisist de tous ceux qu'on verroit rire; » et Guincestre, « qu'on eust à jeter à l'eau tous les demandeurs de nouvelles. » Le ton de ces orateurs était digne de leur politique. L'Étoile n'exagère pas en comparant l'un d'eux à uno harengère en colère. On pressent toutefois que, si l'éloquence est le don d'agir sur les âmes, les discours des chefs de la Ligue durent être souvent éloquents. Après que Henri eut fait assassiner à Blois les princes lorrains, ce fut sans doute un moment terrible et sublime que celui où Guincestre, dans la chaire de l'église Saint-Barthélemy, exigea de tous ses auditeurs le serment d'employer jusqu'au dernier denier de leur bourse et jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour venger les nouveaux martyrs. Levez la main, disait-il au président de Harlay,

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assis en face de lui au banc d'œuvre, levez-la bien haut, s'il vous plaît, monsieur le président, afin que tout le monde vous voie. Et le président était contraint d'obéir, car le peuple, exalté par la harangue démagogique, l'eût infailliblement mis en pièces.

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L'éloquence des prédicateurs parlait quelquefois aux yeux du peuple par d'imposants spectacles. Telle fut cette procession où plus de cent mille personnes portant des cierges les éteignaient tout d'un coup en s'écriant: « Dieu, éteignez ainsi la race des Valois ! » Un témoin oculaire, qui ne peut être suspect, le protestant d'Aubigné, nous atteste en ces termes. la puissance que la chaire exerçait alors sur les esprits : La France, comme étant venue au période de son éloquence, déployant plusieurs discours dans les chaires et par les écrits, étoit agitée de raisons contraires. Les ligués étoient plus avantagés que ceux de la Réforme par les sermons des prêcheurs comme possédant les suggestes des grandes villes, et puis ayant l'acte de Blois (le meurtre des Guises) sur lequel les prêcheurs paratragédioient à plein fond; ils avoient encore la grande secte des jésuites tout entière pour eux, comme servant au grand dessein. Ces esprits choisis, comme l'on sait, se servirent de l'horreur de l'acte que nous avons dit, et élevèrent pour un temps la plupart des courages de la France à un haut degré de vengeances qui sentoient le juste et le glorieux1.>

C'est dans les revers, c'est quand il fallait contre-balancer la souffrance par l'enthousiasme qu'éclatait la puissance des prédicateurs. Le moine Christin, chargé d'annoncer au peuple la défaite d'Ivry, que les Seize venaient seuls d'apprendre par un prisonnier relâché sur parole, prit pour texte de son sermon ces mots de l'Écriture: « Je châtie ceux que j'aime.» Dans son premier point, il prépara les Parisiens, le peuple aimé de Dieu, à recevoir quelque marque sévère de cette prédilection divine. Il allait commencer le second point quand un courrier entra dans l'église et lui remit une lettre. Alors l'orateur se haussant dans la chaire, cette missive à la main,

4. D'Aubigné, Histoire universelle, t. III, p. 288

s'écria que le ciel l'avait inspiré sans doute et avait vo faire de lui en ce jour un prophète. Il raconta alors la taille d'Ivry à cette foule ainsi préparée; puis, avec toute force de son éloquence, il se répandit en exhortations si thétiques, en prières si efficaces, que ce peuple, qui l'écou d'abord en silence et avec tristesse, passa de la terreur à l thousiasme, et se montra disposé à tout souffrir pour la sa cause de l'Union.

Pendant le siége de Paris et la famine qui l'accompag ce furent encore les prédicateurs qui soutinrent le courag peuple. Leur éloquence mérita le bel éloge que Pline de nait à l'orateur romain: Te dicente alimenta sua abdicaver tribus! Ces oraleurs, dit un contemporain, charmoient quelque façon la langue pour se plaindre, et l'estomac p aboyer après le pain1.

Toutefois ces résultats merveilleux ne doivent pas n donner une idée trop haute des moyens oratoires destin les obtenir; chez un peuple grossier, la vulgarité du lang l'impudeur des invectives est souvent un moyen de suc

L'éloquence peut être alors un pouvoir, mais elle n'est p encore une littérature. Pour entrer dans le domaine de l' elle doit non-seulement émouvoir les cœurs, mais encore ver les âmes jusqu'à la vue calme et sereine de la vérité.

Quelquefois la verve triviale des orateurs de la Ligue tr vait quelque trait d'esprit au milieu de ses grossièretés t fréquentes. Boucher faisait ainsi le portrait de Henri III

Ce teigneux est toujours coiffé à la turque d'un turb lequel on ne lui a jamais vu ôter, même en communiant quand ce malheureux hypocrite faisoit semblant d'aller co les reistres, il avoit un habit d'Allemand fourré et des chets d'argent, qui signifioient la bonne intelligence et acc qui étoient entre lui et ces diables noirs empistolés. B c'est un Turc par la tête ; un Allemand par le corps, une! pie par les mains, un Anglois par la jarretière, un Polo par les pieds 2, et un vrai diable en l'âme. »

4. Mathieu, Histoire de France, t. II, p, 44.

2. Allusion à la fuite du roi de Pologne, quittant précipitamment ses

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Ce ton vif, pénétrant, familier, revient souvent chez ce prédicateur. Veut-il mettre en doute la sincérité de la conversion du Béarnais : « On l'a vu, dit-il, en une même heure huguenot, et en la même catholique! et puis le voilà à la messe! et sonne le tambourin! Vive le roi! Ailleurs, dirigeant au même but un trait plus sérieusement lancé, il oppose éloquemment la pompe militaire de l'abjuration à l'humilité qui convient à un pénitent. « Quelle cendre? s'écrie-t-il, quelle haire? quels jeûnes? quelles larmes ? quels soupirs? quelle nudité des pieds? quels frappements de poitrine? quel visage baissé? quelle humilité de prières? quelle prostration parterre en signe de pénitence? Les gens de guerre embâtonnés, les fifres, les tambours sonnant, l'artillerie et escopetterie, les trompettes et clairons, la grande suite de gentilshommes, les demoiselles parées, la délicatesse du pénitent, appuyé sur le col d'un mignon, pour le grand chemin qu'il avoit à faire, environ cinquante pas, depuis la porte de l'abbaye jusqu'à la porte de l'église; la risée qu'il fit, regardant en haut, avec un bouffon qui étoit à la fenêtre : « En veux-tu pas être? » Le dais, l'appui, les oreillers, les tapis semés de fleurs de lis, l'adoration faite par les prélats à celui qui se doit soumettre et humilier devant eux, sont les traits de cette pénitence.

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Voici le jugement que porte sur le style de ce chef des ligueurs parisiens, type des orateurs sacrés de cette époque, un jeune et spirituel écrivain, qui en a fait l'objet d'une étude approfondie 2.

Son style est un style de transition. Sa phrase est longue, savante, périodique, chargée d'incises et de retours, n'évitant pas l'expression franche, attrapant souvent l'expression pittoresque à la manière du seizième siècle; mais aussi elle est déjà pleine d'images prétentieuses; elle vise au bel esprit, comme dans les homélies de Godeau, comme au temps de l'hôtel de Rambouillet. Boucher procède volontiers par énu

4. Sermons de la simulée conversion et nullité de l'absolution de Henri de Bourbon, Paris, Chaudière, 1594. Réimprimés à Douai, 1594.

2. Ch. Labitte, dans son curieux et intéressant ouvrage de la Démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, où nous avons puisé la plus grande partie des détails qui précèdent.

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