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immense influence collective. Pareil au démon de l'Évangile, le jésuite n'a pas de nom propre; il s'appelle Légion.

C'est à Paris, dans l'église de l'abbaye de Montmartre, que, le jour de l'Assomption 1533, Ignace de Loyola et ses cinq compagnons fondèrent la société qui devait être la dernière et la plus puissante des milices du catholicisme. L'Allemagne avait lancé l'attaque: la France l'avait systématisée. L'Espagne produisit la défense: la France encore la mûrit dans son sein. Du Nord et du Midi partaient les croyances rivales qui devaient lutter dans cette arène de toutes les idées.

Le premier accueil de la France dut encourager les novateurs. Les lettrés surtout leur étaient favorables; la Réforme ne semblait être que l'expression populaire de la Renaissance. La Sorbonne fulminait contre les nouvelles opinions; elles eurent pour elles tous les ennemis de la Sorbonne, tous ceux qui détestaient son intolérance ou méprisaient son pédantisme. Le palais de François Ier s'ouvrit aux idées de Luther, comme à toutes les idées nouvelles. Il fut de bon ton de paraitre les accepter. Marguerite, sœur du roi, aimable et savante princesse, Louise de Savoie, sa mère, y furent quelque temps favorables. Le roi, peu fait pour entendre les discussions théologiques, et qui plus tard persécuta les calvinistes par instinct de despote et par calcul diplomatique, ne voyait d'abord dans la Réforme que l'occasion de se moquer des moines et des sorbonistes. Le petit monde littéraire, qui avait pour centre la cour, semblait coalisé contre les vieux défenseurs de l'Église. Les uns adoptaient plus ou moins les dogmes luthériens, comme Berquin, Roussel, les deux Cop, Robert Estienne, Lefèvre d'Etaples, Jules-César Scaliger; les autres, comme Rabelais, Étienne Dolet et Bonaventure Despériers, n'embrassaient point la Réforme, parce qu'ils allaient sans doute au delà; quelques-uns, comme Budé, du Châtel, du Bellay, restaient catholiques, mais tolérants. Les courtisans, prompts à recevoir le mot d'ordre du maître, et dont l'opinion ne décide pas le triomphe d'une idée, mais le manifeste, affichaient le calvinisme comme une mode. En se promenant le soir au Pré-aux-Clercs, ils chantaient les psaumes français de Clément Marot. Entin les protestants avaient ga

gné la nouvelle maîtresse du roi, Mlle d'Heilly, depuis duchesse d'Étampes, la plus belle des savantes, et la plus savante

des belles.

Toutes les chances paraissaient donc en faveur de la religion réformée; mais elle avait contre elle quelque chose de plus puissant qu'une cour, de plus durable qu'une mode : le génie national de la France. La France, en admettant la Réforme, eût constitué, comme l'Angleterre, une Église nationale, isolée au sein de l'Europe. Elle eût renoncé à cette grande idée de république chrétienne qui a rempli le passé, et qui veille encore aux portes de l'avenir. Le peuple de l'unité, le peuple qui relie entre elles toutes les régions de l'Occident, ne pouvait se laisser entraîner par la réaction. exclusive du Nord, ni rompre avec les nations du Midi, avec la race néo-latine à laquelle lui-même appartient. D'ailleurs c'était trop ou trop peu pour la France que cette religion négative importée de Germanie. Les révolutions de France n'ont pas ce caractère: elles affirment, elles créent et ne protestent pas. La France refusa donc d'accepter le protestantisme comme religion, tout en gardant un principe analogue, mais antérieur au protestantisme et plus fécond que lui : le libre examen1.

Le chancelier de L'Hôpital.

Ce juste milieu auquel, après bien des luttes sanglantes, devait s'arrêter le bon sens national, fut, dès l'abord, indiqué avec précision, quoique sans succès immédiat, par une des plus nobles voix qu'ait entendues la France, celle du chancelier de l'Hôpital. « Michel de l'Hôpital, dit le frivole et libertin Brantôme, a été le plus grand et le plus digne chancelier qu'il y ait eu en France. C'était un autre censeur Caton; il en avait du tout l'apparence, avec sa grande barbe blanche, son visage pâle, sa façon grave. » La pensée de toute

4. H. Martin, Histoire de France, t. IX, p. 466

2. Né en 1508, mort en 1573. OEuvres : seize harangues, les Mémoires d'État, le Traité de la réformation de la justice, six livres d'épîtres en vers latins (5 vol. in-8, 1825).

sa vie, le but de tous ses efforts, ce fut d'introduire dans nos lois la tolérance civile, d'amener les deux religions à vivre en paix sur le même sol; idée neuve alors et aussi éloignée de l'esprit des calvinistes que de celui des catholiques. Par une rencontre plus singulière qu'inexplicable, l'homme le plus vertueux et la femme la plus perverse unirent leur politique : L'Hôpital et Catherine de Médicis poursuivirent longtemps le même but. Le juste et l'utile avaient senti leur identité. L'éloquence politique éclate pour la première fois en France dans cette bouche vénérable, éloquence pleine d'un parfum de probité et qui justifie complétement l'ancienne définition de l'orateur Vir bonus dicendi peritus. L'Hôpital marche à la tête de cet illustre cortége de magistrats français, tels que les Séguier, les Montholon, les Pithou, les Molé, les Harlay, les Pasquier, les de Thou, qui, par la gravité de leur vie, par la science modeste et la trempe toute romaine de leur caractère, furent une des gloires les plus pures et les plus incontestées de la France. Formés par la tradition naïve des mœurs gauloises et l'étude profonde de l'antiquité, ces hommes unissaient à la loyauté de sujets fidèles une sorte de vertu rigide qui semblait une tradition des républiques anciennes. C'étaient, comme dit Montaigne, de belles âmes frappées à l'antique marque. »

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Une familiarité pleine de bon sens et de finesse, rencontrant çà et là des mots énergiques et décisifs, caractérise le langage du chancelier de L'Hôpital. C'est l'autorité d'un sage avec la bonté et l'abandon d'un père. Veut-il rappeler au culte des vertus chrétiennes ces hommes qui ne songent qu'à triompher de leurs adversaires dans de haineuses discussions : « Nous avons fait, dit-il, comme les mauvais capitaines qui vont assaillir le fort de leurs ennemis avec toutes leurs forces, laissant dépourvus et désarmés leurs logis; il nous faut maintenant, garnis de vertus et de bonnes mœurs, les assaillir avec les armes de charité, avec prières, persuasion, paroles de Dieu, qui sont propres à de tels combats. » Puis il ajoutait :

Otons ces mots diaboliques, noms de partis et de séditions, luthériens, huguenots, papistes: ne changeons le nom de chrétiens!»

Ne pouvant apaiser les haines des partis, L'Hôpital s'occupa d'améliorer au moins l'administration par de bonnes lois. Grâce à lui, plusieurs des ordonnances les plus sages de l'ancienne monarchie se trouvent datées d'un de ses règnes les plus funestes.

L'ordonnance d'Orléans (1561) promulguait, au nom du roi, la plupart des réformes réclamées pendant la session des états généraux, par les représentants du tiers état; celle de Moulins (1566), qui comprend quatre-vingt-six chapitres, et a pour objet la refonte du système judiciaire, est demeurée une des bases de la législation française jusqu'à la Révolution. L'Hôpital voulait au moins fermer aux passions religieuses le sanctuaire de la justice. « Vous êtes juges du pré ou du champ, disait-il aux magistrats du parlement de Rouen, dans la séance où l'on proclama la majorité de Charles IX, non de la vie, non des mœurs, non de la religion. Vous pensez bien faire d'adjuger la cause à celui que vous estimez plus homme de bien ou meilleur chrétien, comme s'il était question entre les parties lequel est meilleur poëte, orateur, peintre, artisan, et non de la chose qui est amenée en jugement. Si vous ne vous sentez pas assez forts et justes pour commander vos passions et aimer vos ennemis, selon que Dieu le commande, abstenez-vous de l'office de juges. »

Quand on est réduit à donner de pareils avis, on peut pres sentir qu'ils seront inutiles. Aussi le chancelier disait-il avec une triste prévoyance : « Je sais bien que j'aurai beau dire, je ne désarmerai pas la haine de ceux que ma vieillesse ennuie. Je leur pardonnerais d'être si impatients, s'ils devaient gagner au change; mais quand je regarde tout autour de moi, je serais bien tenté de leur répondre, comme un bon vieil homme d'évêque, qui portait, comme moi, une longue barbe blanche, et qui, la montrant, disait : « Quand cette neige sera fondue, il n'y aura que de la boue. »

Il n'y eut plus, en effet, que de la boue et du sang. Les derniers souvenirs que l'histoire ait conservés du chancelier de L'Hôpital se rattachent aux jours néfastes de la SaintBarthélemy. Le duc d'Anjou avait chargé ses gardes de parcourir les environs de Paris pour surprendre et tuer les

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huguenots dans leurs maisons aux champs. » Le chancelier, honoré depuis longtemps d'une disgrâce, et retiré à Vignay, près d'Étampes, fut menacé par une de ces bandes d'assassins. Sa famille et ses amis le conjuraient de se cacher. Il refusa : « Ce sera, dit-il, quand il plaira à Dieu, quand mon heure sera venue. » Bientôt on vint lui dire « qu'on voyait force chevaux sur le chemin, qui tiraient vers lui, et s'il ne voulait pas qu'on leur fermât la porte. « Non, non, dit-il, mais si la petite porte n'est pas bastante (suffisante) pour les faire entrer, ouvrez la grande........ » On trouva qu'on lui donnait avis que sa mort n'était pas conjurée, mais pardonnée ; il répondit « qu'il ne pensait avoir mérité ni mort ni pardon1. Nous surprenons ici à sa source même l'éloquence de cet homme illustre. Elle n'était que l'effusion naturelle de ses nobles sentiments, et, selon l'expression d'un ancien rhéteur, le son que rend une grande âme2.

Nous allons voir l'éloquence couler maintenant d'une source moins pure; la fureur des partis, l'enthousiasme des passions religieuses et démagogiques vont changer l'Église en forum et faire des prédicateurs de la Ligue autant de fougueux tribuns.

Les prédicateurs de la Ligue,

La Ligue est la seconde phase du mouvement religieux au seizième siècle. Après l'action réformatrice, ce fut la réaction catholique. Les partis ne devaient, comme toujours, arriver à la période de transaction qu'après s'être fatigués et épuisés de leurs excès. C'est à l'histoire politique à montrer comment le fanatisme religieux trouva, dans l'ambition de deux maisons rivales et dans les vagues mais violentes aspirations d'une démocratie prématurée, de terribles auxiliaires. Il nous suffit de montrer la physionomie de ces étranges démagogues, de ces tribuns en capuchon, de faire entendre quel

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4. Brantôme, Vie du connétable de Bourbon. Nous devons indiquer, ou plutôt rappeler à nos lecteurs la Vie de L'Hôpital, écrite par M. Villemain comme tout ce qu'écrit M. Villemain.

2. Το ύψος μεγαλοψυχίας ἀπήχημα. Longin, du Sublime.

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