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quant Aristote, en qui elle s'était personnifiée. Pierre La Ramée (Ramus) avait affranchi non pas encore la pensée, mais ses procédés : il avait émancipé la logique. Remarquons que c'est au nom de l'antiquité que s'était accomplie cette révolution. C'est Virgile, c'est Cicéron, c'est Platon dont la lecture détrône chez Ramus la superstitieuse adoration des commentateurs d'Aristote. « Je reconnus, dit-il, à mon grand étonnement que ni Cicéron ni Virgile n'avaient, en écrivant, tenu compte des lois de l'Organum. » Il passe ensuite à la lecture de Platon. Sa surprise redouble. « Quel changement! s'écrie t-il. Ici ni règles subtiles, ni argumentation méthodique. Socrate se contente de discuter avec bon sens, il veut qu'on examine, et qu'on s'en rapporte à la raison plutôt qu'à l'autorité. » Alors Ramus se demanda « s'il ne pouvait pas aussi socratiser un peu.» La philosophie peut désormais marcher avec confiance. La méthode n'est pas trouvée encore, mais les entraves sont brisées. Le principe fécond est proclamé. Le guide qu'on suivra dès à présent ce n'est plus l'autorité, c'est la raison.

Un talent plus modeste, et dont le nom et surtout les œuvres sont impérissables, rendit à la philosophie morale un service non moins signalé. Jacques Amyot ne fut qu'un traducteur, mais un traducteur de génie : il occupe le premier rang dans un genre secondaire. Il a en quelque sorte créé Plutarque il nous l'a donné plus vrai, plus complet que ne l'avait fait la nature. Le naïf et quelque peu crédule Béotien avait été jeté par le hasard de la naissance au siècle raffiné et corrompu d'Adrien. Pour exprimer sa pensée droite et simple, il n'avait que l'idiome laborieux et savant des Alexandrins. De là une dissonance continuelle dans ses nombreux écrits : son esprit et sa langue ne sont pas du même siècle. Amyot rétablit l'harmonie, et grâce à lui l'élève d'Ammonius redevient le bonhomme Plutarque. Cette création fut une bonne fortune pour la France: non-seulement elle enrichit la langue par l'heureuse nécessité d'exprimer tant de conceptions nobles et

ce titre Bodin et son temps. C'est une intelligente analyse des ouvrages du publiciste du seizième siècle. On y trouve une série de citations bien choisies.

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vraies, mais encore elle devint pour la renaissance des idées antiques un puissant auxiliaire. « Nous autres ignorants étions perdus, dit Montaigne, si ce livre ne nous eût relevés du bourbier; sa merci (grâce à lui) nous osons à cette heure et parler et écrire; les dames en régentent les maîtres d'école : c'est notre bréviaire. Montaigne a raison d'être reconnaissant car s'il ne dut qu'à son aimable génie la peinture si vraie, si originale de sa pensée, le cadre où il la déposa et une foule de souvenirs dont il l'enrichit lui furent donnés par les opuscules de Plutarque et transmis par la traduction d'Amyot1.

Montaigne; Charron.

Michel Montaigne2 mit en œuvre, sous une forme immortelle, l'indépendance de la pensée que Ramus avait proclamée en principe. Ses Essais sont le premier et peut-être le meilleur fruit qu'ait produit en France la philosophie morale. C'est le premier appel adressé à la société laïque et mondaine sur les graves matières que les savants de profession avaient jusqu'alors prétendu juger à huis clos. Le principal charme de cet ouvrage, c'est qu'on y sent à chaque ligne l'homme sous l'auteur. Ce n'est point un traité, encore moins un discours; c'est la libre fantaisie d'un causeur aimable et prodigieusement instruit, qui se déroule capricieusement sous vos yeux. L'idée y prend un corps, l'abstraction devient vivante. Le livre. et l'écrivain ne sont qu'une même chose. Montaigne a pour ainsi dire vécu son ouvrage au lieu de le composer.

Né en Gascogne, ce pays des vives saillies et de la grâce mobile, il conserva, à la faveur de l'éducation toute spéciale

1. Amyot et Ramus sortaient des derniers rangs du peuple : tous deux furent valets au collège de Navarre, et s'élevèrent par leur seul mérite. Amyot devint précepteur des enfants de Henri II, grand aumônier de France et évêque d'Auxerre. Telle était, au seizième siècle, la récompense accordée au traducteur de Daphnis et Chloé et des Vies des hommes illustres du paganisme. Ramus devint maitre ès arts, puis principal de son collége; professeur de philosophie et d'éloquence au Collège de France; il fut victime des haines scolastiques, auxquelles le fanatisme religieux vint offrir un prétexte. Des écoliers l'égorgèrent dans le massacre de la Saint-Barthélemy.

2. Né en 1533, mort en 1592.

qu'il reçut, l'originalité naïve de ses penchants. Son père, comme par un pressentiment secret, avait écarté de cette féconde et délicate nature tout ce qui pouvait la contraindre et la déformer. L'enfance de Montaigne s'était épanouie dans une atmosphère de liberté et de bonheur. Le matin, c'est le son harmonieux des instruments qui terminait son sommeil : l'étude, qui coûte aux autres enfants de si pénibles efforts, s'effaçait pour lui sous les apparences des jeux de son âge : il apprit le latin comme sa langue maternelle, par la conversation des personnes qui l'entouraient. Cette éducation en serrø chaude, qui n'est peut-être pas la meilleure en général, se trouva la mieux appropriée au génie de Montaigne. Il en résulta un doux nonchaloir, que la vivacité naturelle du jeune Gascon préserva de l'apathie; un amour du bien-être, que son bon sens élevé garantit d'un grossier égoïsme; une sincère bienveillance pour les hommes, qu'il n'eut jamais occasion de haïr; un éloignement invincible pour les tristes occupations d'une politique étroite et perfide. Montaigne n'eut point d'ambition sa vie était si douce sans elle! point ou peu d'affaires sa vie sans elles était si bien remplie ! « Sa profession est de la vivre mollement, pour la jouir au double des autres. Il veut le bonheur par la sagesse, non pas la sagesse triste et chagrine, mais douce, agréable, « mère nourrice des plaisirs humains. Qui me l'a masquée, s'écrie-t-il, de ce faux visage pâle et hideux? Il n'est rien plus gai, plus enjoué et presque plus folâtre. La vertu n'est pas, comme dit l'école, plantée à la tête d'un mont coupé, raboteux et inaccessible. Qui sait son adresse y peut arriver par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes. >>

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Il faut avouer que la vertu de Montaigne paraît quelquefois un peu trop exclusivement préoccupée de ses propres jouissances. Je crois le voir dans son château, fortifié jadis par ses pères, qui aujourd'hui « n'a pour toute provision qu'un por-tier, lequel ne sert pas tant à en défendre l'entrée qu'à l'offrir plus doucement et gracieusement. Tandis que les guerres de religion ensanglantent la France, et que la Saint-Barthélemy donne au monde le hideux spectacle d'un roi conspirateur et assassin, c'est là « sa retraite à se reposer des guer

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res il essaye de soustraire ce coin à la tempête publique, comme il fait un autre coin en son âme. Notre guerre a beau changer de formes, se multiplier et diversifier en nouveaux partis; pour lui, il ne bouge1. » Sa demeure est le temple serein que la science éleva pour le sage et où ne pénètrent, malgré la courtoisie du portier, ni le pédantisme des écoles, ni le fanatisme des sectes religieuses. Pareil aux personnages du Décameron, il s'est fait une tranquille retraite pendant qu'un cruel fléau désole le reste du pays. Là, comme il prend en pitié la sublime folie de l'héroïsme guerrier, « celui qu'il voit grimpant contre-mont les ruines de ce mur, furieux et hors de soi, en butte à tant d'arquebusades; et cet autre tout cicatrisé, transi et pâle de faim, déterminé à crever plutôt que de lui ouvrir la porte, tout cela peut-être pour un homme • qu'ils ne vinrent onques, et qui ne se donne aucune peine de leur fait, plongé cependant en l'oisiveté et aux délices! » Les veilles et les fatigues de l'étude ne trouvent pas plus de grâce à ses yeux. Avec quelle verve de moquerie ne nous peint-il pas l'érudit tout pituiteux, chassieux et crasseux, qui sort après minuit d'une étude, bien décidé à y mourir ou bien à apprendre à la postérité la mesure des vers de Plaute et la vraie orthographe d'un mot latin! » Pour lui il n'y fait pas tant de façons. Il accepte l'étude, mais comme un plaisir, non pas comme un travail. « Son dessein est de passer doucement et non laborieusement ce qui lui reste de vie; il n'est rien pour quoi il veuille se rompre la tête, non pas même pour la science, de quelque grand prix qu'elle soit. »

Malgré son goût prononcé pour le doux nonchaloir de la vie privée, Montaigne paya cependant son tribut aux devoirs de citoyen. Quand il eut vingt-trois ans, son père lui acheta un emploi de conseiller à la cour des aides de Périgueux, qui fut réunie l'année suivante à la chambre des enquêtes du parlement de Bordeaux. Le jeune magistrat aimait peu cette profession où son père l'avait plongé tout enfant jusqu'aux oreilles. Il se moquait de ses pédantesques collègues « triant

A. Essais, II, 46.

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avec une péculière attention des mots solemnes; il trouvait que « de nos lois et usances il y en a plusieurs barbares et monstrueuses. » — « Celui que le juge a gehenné (torturé), disait-il, pour ne le faire mourir innocent, il le fait mourir innocent et gehenné. » En outre, la législation de, son époque lui paraissait un dédale inextricable, où s'embusquait souvent l'iniquité des juges. Aussi dès que la mort de son père le lui permit, Montaigne, à peine âgé de quarante ans, résigna-t-il sa charge de conseiller.

La vie de courtisan était moins contraire à ses goûts : il accepta et probablement rechercha, vers 1575, la charge de gentilhomme ordinaire du roi, et deux ans après celle de gentilhomme de la chambre du roi de Navarre. « De ma complexion, dit-il, je ne suis pas ennemi de l'agitation des cours; j'y ai passé partie de la vie, et suis fait à me porter alègrement aux grandes compagnies. » Paris lui était nécessaire pour bien étudier les hommes. Mais si Montaigne fut courtisan, il ne devint jamais servile. « Je hais à mort de sentir le flatteur; qui fait que je me jette naturellement à un parler sec, rond et cru, qui tire, à qui ne me connaît d'ailleurs, un peu vers le dédaigneux. »

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Il voyageait en Italie, et venait d'être nommé citoyen de Rome, en 1581, quand il apprit que les jurats de Bordeaux l'avaient choisi pour maire. Il remplit ces nouvelles fonctions comme on pouvait l'attendre de son caractère. On lui reprocha, dit-il, de s'être adonné aux affaires « trop lâchement, et de n'y avoir porté « qu'une affection languissante; » et il ajoute lui-même naïvement que ces reproches n'étaient pas du tout éloignés d'apparence: « Je suis ainsi fait que j'aime autant être heureux que sage, et devoir mes succès à la grâce de Dieu qu'à l'entremise de mon opération. »

On le réélut néanmoins pour deux ans ; mais cette fois ce fut bien pis encore : la peste ayant éclaté à Bordeaux pendant son absence, Montaigne se garda bien d'y revenir. Il répondit même aux jurats, qui l'invitaient à rentrer pour présider aux prochaines élections, qu'il était accoutumé à un très bon air, et ne voulait se hasarder d'aller en ville. Il offrait bravement d'aller jusqu'à un village voisin, « si le mal n'y était

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