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et abrége les sept premiers livres de Grégoire de Tours, chronique de Frédégaire, les Gestes des rois de France, etc Les annales une fois rédigées se communiquaient d'un mo nastère à l'autre. Nous en avons plusieurs de diverses abbayes où les mêmes faits sont reproduits absolument dans le mêmes termes. Les copistes jouaient ici le rôle de rhapsodes Ainsi d'un bout à l'autre de l'Europe catholique, circulent de couvent en couvent d'innombrables annales, qui se copient, s'abrégent, se complètent, se rectifient: elles forment dans le grand concert de l'histoire une basse sévère et large, au-dessus de laquelle s'élancent en mille volées brillantes et capricieuses les chansons de geste populaires. L'épopée du monde et celle du cloître s'appuient souvent l'une sur l'autre. Le trouvère, surtout après le douzième siècle, quand l'inspiration poétique commence à faiblir, invoque souvent l'autorité des histoires latines qu'il proteste avoir lues: plus d'une fois aussi, le chroniqueur se ressouvient un peu trop dans sa prose latine des longs couplets monorimes des jongleurs, témoin certains passages de la chronique du faux Turpin. Pour nous ces deux œuvres diverses se supplé ent mutuellement. L'une nous donne les faits et la chronologie, l'autre reproduit les mœurs et la vie du siècle où elle fut écrite. Toutes deux contribuent également à peindre; celle-là trace le dessin, celle-ci y met la couleur.

Grandes chroniques de France.

De tous les monastères de France, aucun ne mérita mieux de l'histoire que la célèbre abbaye de Saint-Denis. Elle ne se borna pas à rédiger des annales; elle forma une vaste encyclopédie des meilleures chroniques qui eussent été composées, et enrichit ce trésor de tous les ouvrages nouveaux que le temps lui apportait. C'était une noble pensée de faire revivre dans ses archives ces rois dont elle recevait les corps dans ses caveaux. C'est probablement à Suger qu'il faut faire honneur de cette institution'. Lui-même écrivit l'histoire de Louis

1. En voir les preuves recueillies par de La Curne, Mémoires de l'Académie des inscriptions, t. XXIII, p. 638, in-12.

le Gros, à laquelle il avait eu tant de part, et peut-être une portion de celle de Louis VII. Ces deux biographies continuèrent les chroniques d'Aimoin, d'Éginhard, du faux Turpin, de l'anonyme astronome de Louis le Débonnaire. Elles furent suivies des histoires de Rigord, de Guillaume le Breton, des Gestes de Louis VIII, dont le même Guillaume fut peut-être l'auteur, des vies de saint Louis et de Philippe le Hardi, par Guillaume de Nangis, avec la chronique du même auteur jusqu'à l'an 1301, et sa première continuation, qui se termine à l'an 1340. Ensuite venaient probablement les chroniques, latines comme les précédentes, d'un anonyme qu'on désigne ordinairement sous le nom du moine de Saint-Denis, et qui nous conduisent jusqu'à la mort de Charles VI. Là finissent les textes latins que gardaient les archives de l'abbaye. La langue française s'est définitivement emparée de l'histoire1.

Déjà depuis longtemps des traductions avaient livré aux laiques la connaissance des Chroniques de France. La première qui fut mise en langue vulgaire fut la plus fabuleuse de toutes, celle qu'on attribuait à l'archevêque Turpin. A cela rien de surprenant : la chronique de Turpin était dans plusieurs de ses parties une chanson de geste gâtée en latin par un moine; elle revint tout naturellement à la langue populaire. Ensuite le ménestrel anonyme d'un des frères de saint Louis, d'Alphonse, comte de Poitiers, donna en français la traduction d'un extrait des Chroniques de France. Mais son original n'était pas identiquement le même que renfermait la collection de Saint-Denis. C'était une compilation latine dont l'auteur étoit allé par divers lieux où il savoit que les sages hommes avoient écrit. Il avoit donc cueilli ci et là comme on met fleurs de divers prés en un mont. » Il avait spécialement compulsé les dépôts historiques de Saint-Remy, SaintLouis, Saint-Vindecel, et la vie de saint Lambers, etc.,» ayant

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4. Voyez l'examen et l'appréciation des diverses chroniques recueillies par les moines de Saint-Denis, dans le Mémoire sur les principaux monuments de l'histoire de France, par de la Curne, Academie des inscriptions, t. XXIII, p. 539, in-42; et dans les remarquables préfaces dont M. P. Paris a enrichi son édition des Grandes chroniques,

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grand soin de n'y rien mettre du sien, « ains est tout des a ciens, et de par eux dit-il ce que il parole, et sa voix est mên leur langue. Ainsi le compilateur latin que traduisait not ménestrel ne parle pas de l'abbaye de Saint-Denis; mais 1 originaux qu'il cousait ensemble y étaient très-probableme conservés, dans la vaste collection du monastère : car il n'éta pas faisierre et trovierre de ce livre; ains en étoit compi lière et n'étoit fors que racontière de paroles que les ancie et les sages en ont dit. »

Dans les premières années du règne de Philippe le Be parut une seconde publication française des Chroniques France, deux fois plus étendue que celle du ménétrel. Cell ci ne fait pas non plus mention spéciale du trésor historiqu de Saint-Denis.

Enfin les moines de cette abbaye ouvrirent aux traducteu leurs riches archives. Eux-mêmes traduisirent les ouvrage qu'ils avaient précédemment rédigés en latin, et bientôt par une troisième édition des chroniques, comprenant les fastes notre histoire depuis ses origines les plus reculées jusqu'a règne de Philippe le Bel. Ce dernier monument est le se qui ait pris dans l'origine et qui ait dû prendre le titre Chroniques de France, selon que elles sont conservées à Sain Denis'.

Le nom de chroniques de Saint-Denis désigne donc deu choses qu'il importe de ne pas confondre. Les livres que le anciens auteurs appelaient de ce nom, étaient les textes orig naux et latins. Aujourd'hui nous donnons ce titre à la versio des mêmes textes choisis, combinés, classés chronologique ment et entremêlés selon le goût du traducteur. Les chro niques latines de Saint-Denis étaient une collection; le chroniques françaises sont un ouvrage, une rapsodie, avec u préambule, des additions, des coupures, des combinaison d'éléments divers. L'histoire commence à y pressentir et à réaliser les lois d'une œuvre d'art. C'est d'ailleurs un charm tout nouveau d'entendre la parleure françoise sortir de ce vieilles traditions. Il semble qu'elle était le complément in

4. M. Paulin Paris, préface des Grandes chroniques, p. 23,

dispensable de leur naïve pensée. Le traducteur est plus original que l'écrivain lui-même : c'est ainsi qu'Amyot a complété Plutarque.

Les grandes chroniques s'arrêtent à Louis XI. Sous le règne d'un tyran l'histoire officielle devait se taire ou mentir. La chronique de Saint-Denis se tut. Mais déjà l'esprit littéraire émancipé n'avait plus besoin pour grandir de l'ombre tutélaire du cloître. L'époque de la Renaissance approchait. La France, après tant de naïfs chroniqueurs, allait avoir un historien. La société séculière avait déjà produit Villehardouin, Joinville et Froissart, elle allait donner naissance à Philippe de Commines.

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Il était naturel qu'à l'exemple des clercs et des moines, quelques membres de la société laïque féodale s'efforçassent de transmettre à la postérité le souvenir des événements réels. L'histoire ou au moins le mémoire devait être un besoin pour une civilisation basée sur des traditions de famille. Le blason en fut le premier langage; c'étaient les hiéroglyphes de la noblesse ignorante il peignait l'histoire pour ceux qui ne pouvaient ni la lire ni l'écrire. Mais ces formules sommaires, rapides, énigmatiques, excellentes pour indiquer au premier regard la place féodale d'une famille, ne suffisaient pas pour en faire connaître en détail les actions. Quand les hommes d'armes purent écrire ou même dicter, il y en eut qui entreprirent de raconter l'histoire.

Le premier monument de ce genre qui soit parvenu jus

LITT. FR.

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qu'à nous est le récit de la quatrième croisade, par Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne, né vers le milieu du douzième siècle1. Son œuvre forme en quelque sorte la transition de l'épopée à l'histoire. Grandeur du sujet, mœurs rudes et guerrières des personnages, caractère grave et religieux du narrateur, naïveté de l'exposition, tout semble faire de l'Histoire de la conquête de Constantinople la suite des poëmes qui chantaient de Charlemagne et de Roland.

Les événements, ainsi que l'écrivain, se trouvaient encore sur la limite de la poésie. Ils étaient merveilleux comme une fiction, héroïques comme une chanson de geste. L'imagination des trouvères n'avait rien rêvé de plus grand que cette conquête fortuite d'un empire par une poignée de pèlerins, à peine assez nombreux pour assiéger une des portes de sa capitale: et comme si le sort eût ménagé aux éléments de cette épopée naturelle un poétique contraste, il conduisait cette brave et rude féodalité, toute bardée de fer, toute inculte et naïve, au sein d'une civilisation vieillie et corrompue, au milieu du luxe et des perfidies de Byzance; il donnait Nicétas pour antithèse à Villehardouin.

Le grand mérite de l'historien français, c'est qu'il s'identifie si bien avec son sujet, qu'il est impossible de l'en distinguer. La narration et l'événement font corps ensemble: en lisant l'une on voit l'autre. On suit tous les mouvements de l'armée, toutes les délibérations des chefs on partage, par ne vive sympathie, tous les dangers, toutes les inquiétudes, outes les joies des pèlerins. L'écrivain ne se montre jamais que par de courtes et vives formules, qui raniment l'attention et passionnent le récit : « Or oïez une des plus grandes merveilles, et des greignor aventures que vous oncques oïssiez! Or, pourrez ouïr étrange prouesse. - Et sachez que oncques Dieu ne tira de plus grands périls nuls gens comme il fit ceux de l'ost en cel jour.» Villehardouin fait mieux que aconter les faits, il en éprouve l'émotion et nous force à la

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4. Il mourut en Thessalie, vers 1213.

2. «Eh bien fut fière chose à regarder, que de Constantinople, qui tenoit trois lieues de front par devers la terre, ne put toute l'ost (l'armée) assiéger que l'une des portes.»

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