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où la piété allait essayer de monter à Dieu sans passer par le prêtre. L'âme chrétienne ne voulait plus entendre la voix discordante des docteurs, mais celle de Dieu seul. « Parlez, Seigneur, répétait le saint livre; votre serviteur vous écoute. Que Moïse ne me parle point, ni lui ni les prophètes. Ils donnent la lettre; vous, vous donnez l'esprit. Parlez vous-même, ô vérité éternelle, afin que je ne meure point. Le langage de l'Imitation, surtout dans la forme française, devait paraître bien nouveau à ceux qui avaient entendu les aigres discussions des théologiens. La dévotion retrouvait ici le langage de l'amour, et la piété s'exprimait avec les termes de la plus ardente passion: « Mon loyal ami et époux, ami si doux et si débonnaire, qui me donnera les ailes de la vraie liberté, que je puisse trouver en vous repos et consolation.... O Jésus, lumière de gloire éternelle, seul soutien de l'âme pèlerine, pour vous est mon désir sans voix, et mon silence parle.... Hélas! que vous tardez à venir! Venez donc consoler votre pauvre ! Venez, venez, nulle heure n'est joyeuse sans vous! » Ce chef-d'œuvre d'onction et de grâce est un ouvrage anonyme. Sa patrie n'est pas plus connue que son auteur. L'époque de sa composition est également incertaine. C'est le livre de tous les lieux et de tous les temps; c'est le livre chrétien par excellence. Les Français, les Allemands, les Italiens le réclament: on l'assigne tour à tour au treizième et au quinzième siècle. On le donne au chancelier Gerson, à Thomas de Kempen, à un bénédictin du nom de Gersen; on l'a fait remonter jusqu'à saint Bernard. « Da mihi nesciri! s'était écrié le pieux écrivain. Faites que je sois ignoré, ô mon Dieu! Que votre nom soit loué, et non le mien! Ce vœu n'a été que trop accompli, et malgré tant de savantes et d'ingénieuses recherches, le nom de celui qui écrivit l'Imitation nous semble devoir demeurer à jamais inconnu.

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4. Voyez: J. M. Suarez, Conjectura de Imitatione, 1667. — Schmidt, Essai sur Gerson. Gieseler, Lehrbuch, liv. II, chap. iv, p. 348.-Gence, de Imitatione, 1826.-Faugère, Eloge de Gerson, prix de l'Académie, 1838. Gregory, Memoires sur le véritable auteur de l'İmitation, 1827. — Daunou, Journal des savants, Décembre 1826 et novembre 1827.-O.Leroy, Études sur les mystères et sur divers manuscrits de Gerson. Michelet, Histoire de France, t. V. M. Taschereau, directeur du catalogue à la Bibliothèque impériale, a ca

Pareille au grand poëme catholique de Dante, qui monte de région en région jusqu'au ciel, l'œuvre lyrique du cloître se partage en quatre livres. Ce sont quatre degrés pour parvenir à la perfection chrétienne, à l'union intime avec le bienaimé. « Au premier livre, l'âme se détache du monde; elle se fortifie dans la solitude au second. Au troisième, elle n'est plus seule; elle a près d'elle un compagnon, un ami, un maître, et de tous le plus doux. Une gracieuse lutte s'engage, une aimable et pacifique guerre entre l'extrême faiblesse et la force infinie, qui n'est plus que la bonté. On suit avec émotion toutes les alternatives de cette belle gymnastique religieuse; l'âme tombe, elle se relève; elle retombe, elle pleure. Lui, il la console: je suis là, dit-il, pour t'aider toujours.... Courage! tout n'est pas perdu; tu es homme et non pas Dieu; tu es chair et non pas ange. Comment pourrais-tu toujours demeurer en même vertu! - Cette intelligence compatissante de nos faiblesses et de nos chutes indique assez que ce grand livre a été achevé lorsque le christianisme avait longsemps vécu, lorsqu'il avait acquis l'expérience, l'indulgence infinie. On y sent, partout une maturité puissante, une douce et riche saveur d'automne; il n'y a plus là les âcretés de la jeune passion. Il faut, pour en être venu à ce point, avoir aimé bien des fois, désaimé, puis aimé encore.... La passion qu'on trouve dans ce livre est grande comme l'objet qu'elle cherche, grande comme le monde qu'elle quitte.... Je ne sens pas seulement ici la mort volontaire d'une âme sainte, mais un immense veuvage et la mort d'un monde antérieur. Ce vide que Dieu vient remplir, c'est la place du monde social qui a sombré tout entier, corps et bien, Église et patrie1. »

talogué 728 éditions différentes de l'Imitation de Jésus-Christ et de ses diverses traductions. Dans une savante étude publiée dans la Revue Savoisienne, septembre et octobre 1875, M. C.-A. Ducis reprend de nouveau la question et conclut avec une grande apparence de raison en faveur de Jean Gerson, abbé de St-Étienne de Verceil, de 1220 à 1240.

1. Michelet, Histoire de France, t. V, p. 9.

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Deux sociétés, nous l'avons vu, le monde féodal et le cloître, vivaient au moyen âge, distinctes sinon indépendantes. « Autant les hommes l'emportent sur les brutes, autant les lettrés surpassent les laïques, disait au douzième siècle Nicolas de Clairvaux. L'Église triompha du monde, le clerc aida le roi à vaincre le baron. Nous avons vu, comme signe de la préémience du clergé, l'épopée chevaleresque elle-même marquée da sceau de l'esprit clérical. Cette prépondérance était juste: l'intelligence devait dominer la force.

Mais cette puissance qui croissait dans l'Église devait lui échapper un jour : l'intelligence allait s'affranchir, reparaître libre et distincte, non comme féodale, mais comme laïque. L'Église avait subjugué la féodalité; la bourgeoisie laïque allait hériter de l'Église. Cette révolution morale qui éclatera au seizième siècle se prépare sous nos yeux dès le moyen âge, et se manifeste déjà dans deux genres littéraires d'une grande importance, l'histoire et le théâtre.

Tandis que la société mondaine et chevaleresque chantait l'histoire avec son imagination naïve et sa jeune langue de trouvères, la société cléricale écrivait ce qui lui tenait lieu de chansons de geste, ses chroniques, latines d'abord et ensuite françaises. La prose naissait ainsi en face de la poésie. Le moyen âge est peut-être la seule époque de l'histoire qui offre ce singulier phénomène de deux sociétés toutes différentes de développement et pour ainsi dire d'âge, qui vivent côte à côte sans se confondre ce sont deux siècles divers et pourtant contemporains. L'Europe est alors comme un de ces ar

bres privilégiés, qui semblent réunir deux saisons successive et portent à la fois des fruits mûrs et des fleurs.

Les fruits historiques du cloître sont en général peu suc culents. Ce sont d'arides annales fort semblables, et par leu caractère et même par leur origine, aux Annales des pontife. de l'ancienne Rome. Celles du moyen âge naquirent des be soins du culte catholique, et de la nécessité de fixer exactement l'époque de Pâques. Denis le Petit au sixième siècle, Bède le Vénérable au huitième, avaient rédigé des tables pascales leur exemple fut imité par les principales églises et par les plus célèbres monastères de l'Occident. Dans ces tables, chaque cycle de dix-neuf ans occupait une ou deux pages, où il laissait libres de spacieuses marges, capables d'inviter les mains les plus paresseuses à inscrire quelques annotations il était naturel de placer à la suite de chaque année l'indication des principaux événements qui s'y étaient accomplis. Ainsi naquirent ces nombreuses chroniques, parmi lesquelles il faut placer au premier rang, sous le rapport de l'ancienneté, celles du monastère de Saint-Armand en Belgique, rédigées au septième siècle. Plusieurs autres les suivirent dans le nord de la France, en Allemagne, en Saxe, après la conversion de cette contrée. Les siècles subséquents en virent naître un grand nombre dans la France méridionale et dans l'Italie.

Pour un lecteur accoutumé au mouvement et à l'allure dramatique de nos histoires, c'est une lecture qui fait sur l'âme une singulière impression que celle de ces annales froides, impassibles, presque muettes, qui desserrent pour ainsi dire leurs lèvres sibylliques pour prononcer en quelques mots à chaque année qui tombe sa sentence irrévocable. Les années qui n'ont rien fait de remarquable, au jugement de l'annaliste, passent sans aucune remarque, comme par exemple l'an 732, qui ne produisit rien.... que la bataille de Poitiers, où Charles Martel arrêta la grande invasion de l'islamisme. L'annaliste n'a pas jugé ce fait digne d'occuper une ligne de sa chronique. Les événements les plus obscurs d'un cloître tiennent dans ces listes chronologiques autant d'espace que les plus grandes révolutions de l'histoire. Nous

trouvons à côté d'une date ces mots : « Martin est mort. » Ce Martin était un moine inconnu de l'abbaye de Corvey. Quelques années après, un autre annaliste nous dit de la même manière: Charles, maire du palais, est mort. » Il s'agit ici de Charles Martel. Tous les hommes deviennent égaux devant la sécheresse laconique de ces premiers chroniqueurs.

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Les annales monastiques se développent un peu sous Charlemagne Éginhard, qui a composé la biographie de ce prince, nous a laissé en outre une chronique plus détaillée que les précédentes. Toutefois plusieurs monastères demeurent fidèles à leur ancienne aridité. Les chroniques de Fleury et de Limoges, celles d'Hépidan, moine de Saint-Gall, rédigées au onzième siècle, ressemblent entièrement aux annales du sixième.

Il semble que la coutume de tenir des annales dans les couvents soit devenue en quelque sorte une institution. « Il fut ordonné, dit un chroniqueur, dans la plupart des pays, ainsi que je l'ai entendu rapporter, qu'il y eût dans chaque monastère de fondation royale un religieux chargé d'écrire, suivant l'ordre des temps, tout ce qui se passait sous chaque règne dans l'étendue du royaume, ou du moins dans son monastère. Chacun de ces ouvrages était présenté au premier chapitre général qui se tenait après la mort du roi, et l'on y choisissait les plus habiles d'entre les assistants pour en faire l'examen et en composer une espèce de chronique ou de corps d'histoire qui était ensuite déposé dans les archives du monastère, où il avait une parfaite authenticité1. » Nous voyons ici les chroniques des moines subir, comme les chansons des. trouvères, une transformation, une refonte, une diorthose. Roricon, annaliste du dixième siècle, reproduit les faits et légendes des Gesta regum Francorum. Aimoin, dans son épître dédicatoire, témoigne qu'il rédige en un corps d'ouvrage les Gestes de la nation franque et de ses rois, éparses dans différents livres, écrites d'un style grossier, et qu'il entreprend de les rappeler à une latinité meilleure. En effet, il reproduit

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1. Continuation de la Chronique d'Écosse, par J. Fordun, publiée par Hearne, p. 1348.

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