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ques-unes de ces pensées : ce n'est plus l'homme qui parle ici, c'est le principe. Le même orateur, quand la foi n'est plus en péril, redescend de cette haute éloquence jusqu'à l'expression la plus suave de la grâce et du sentiment. Nul n'a consacré de plus tendres paroles à exalter le culte de Marie, ce doux symbole de pureté et d'amour; nul n'a parlé avec un charme plus naïf du touchant mystère d'un dieu enfant. « Garde-toi de fuir; garde-toi de trembler, dit-il à l'homme; Dieu ne vient pas armé, il ne te cherche pas pour te punir, mais pour te délivrer1. Le voilà enfant et sans voix, et si ses vagissements doivent faire trembler quelqu'un, ce n'est pas toi. Il s'est fait tout petit, et la Vierge sa mère enveloppe de langes ses membres délicats, et tu trembles encore de frayeur!

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C'est bien là l'homme dont un contemporain nous trace un si gracieux portrait. Une certaine pureté angélique et la simplicité de la colombe rayonnait dans ses yeux, une légère teinte colorait ses joues, et une chevelure blonde tombait sur son cou d'une blancheur éblouissante. »

Au milieu des solennels débats où s'agitaient les plus hautes questions de la philosophie, on vit, grâce aux Arabes, les connaissances naturelles et médicales pénétrer dans l'Occident. Les écrits d'Avicenne, d'Averroès y introduisirent la physique, la chimie sous le nom d'alchimie, sciences bien défectueuses sans doute, mais qui mirent en circulation d'abondants matériaux pour la pensée. Aristote, connu jusqu'alors par Boèce, y entra enfin en personne, et excita un si ardent et si bizarre enthousiasme, qu'on s'occupa sérieusement de le canoniser. La théologie est bien près d'abdiquer son empire exclusif; elle se livre tout entière à la philosophie, cette rivale méconnue qu'elle admire. Aristote apporte l'émancipation de la raison individuelle: Faisons-le saint! s'écrient des théologiens; pareils aux Romains de Shakspeare, qui dans leur aveugle admiration pour Brutus, meurtrier du dictateur, s'écrient avec transport: Faisons-le césar!

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Ne fuir mies: ne dotteir mies. Il ne vient mies à armes: il te requiert ne mies por dampneir, mais por salveir.» (Manuscr. des Feuillants, texte primitif, ou traduction contemporaine des Sermons de saint Bernard.)

A cette époque parut Albert le Grand, Albert de Bollstædt1, infatigable compilateur, qui réunit dans sa tête et dans ses livres toute l'encyclopédie de la science contemporaine. L'immensité de ses connaissances constitue son principal mérite. Fleury a dit qu'il ne voyait de grand en lui que ses volumes. Néanmoins Albert a senti le souffle de l'avenir; un instinct irrésistible l'appelle à l'étude de la nature. Il cherche dans les fourneaux, dans les creusets, de vagues secrets de transmutations. Une renommée immense, mais sinistre, l'enveloppe. Luimême, dit-on, croit au titre de magicien que lui donnent ses disciples. Le premier regard que le moyen âge jette sur la nature matérielle est rempli d'étonnement, de passion et d'effroi. Roger Bacon', qui semblait porter dans son nom un présage de gloire, marcha plus hardiment encore dans la voie nouvelle. Frappé de l'imperfection des études de son temps, il s'attacha surtout à l'expérience. Il appela ses contemporains à l'étude des sciences naturelles, et s'appliqua à l'optique, à l'astronomie, à la physique. Il eut même des merveilles de l'industrie moderne un pressentiment singulier, qui ressemble à une vision prophétique. « On peut, dit-il dans son ouvrage Sur les secrets de l'art et de la nature, faire jaillir du bronze une foudre plus redoutable que celle de la nature; une faible quantité de matière préparée produit une horrible explosion accompagnée d'une vive lumière. On peut agrandir ce phénomène jusqu'à détruire une ville et une armée. L'art peut construire des instruments de navigation tels que les plus grands vaisseaux gouvernés par un seul homme parcourront les fleuves et les mers avec plus de rapidité que s'ils étaient remplis de rameurs. On peut aussi faire des chars qui, sans le secours d'aucun animal, courront avec une incommensurable vitesse. » L'autorité ecclésiastique persécuta Roger Bacon, après la mort de Clément IV, son protecteur. Roger était moine franciscain; son général le fit enfermer, comme sorcier, dans un cachot, où languit pendant de longues années ce grand homme né trois siècles trop tôt.

4. Né en Souabe en 1205; mort en 1280.

2. Né en 1244, dans le Somersetshire; mort en 1292.

Tandis que l'empirisme croissait ainsi dans la persécution, l'idéalisme du moyen âge, qui devait bientôt s'éclipser, jetait sa plus vive lumière. L'institution des ordres mendiants avait donné une impulsion nouvelle à la philosophie scolastique. Moins adonnés que les bénédictins à la transcription des livres, les disciples de saint François et de saint Dominique se livrèrent surtout à l'enseignement et à la prédication.

L'ange de l'école (doctor angelicus) fut saint Thomas d'Aquin1. Grave et laborieux dès son enfance, ses condisciples l'appelaient le grand bœuf de Sicile. Saint Thomas, taissant aux novateurs les sciences de la nature, ne quitta pas les hautes régions de la métaphysique et de la morale. Il proposa une solution large et satisfaisante du fameux problème des universaux. Comprenant toute l'importance des philosophes arabes et grecs, il encouragea puissamment la traduction de leurs ouvrages. Enfin, transportant dans la morale l'esprit philosophique, il conçut et exécuta en partie le plan d'une vaste synthèse des sciences morales et même politiques, où serait consigné tout ce qu'on peut savoir de Dieu, de l'homme et de leurs rapports. Cette œuvre immense, quoique ina-. chevée, reçut le titre de Summa totius theologiæ. C'est un des plus grands monuments de l'esprit humain au moyen âge3.

Des quatre grands systèmes de la philosophie antique, trois avaient eu leurs représentants au moyen âge. Les débats de l'idéalisme et de l'empirisme avaient fait naître le scepticisme, c'est-à-dire alors l'hérésie et quelquefois même quelque chose de plus. Simon de Tournai, après avoir, dans une leçon annoncée avec beaucoup d'éclat, prouvé les mystères de la religion, se vanta de renverser le lendemain tout ce qu'il venait d'établir. Guillaume de Conches se déclara ouvertement disciple de Démocrite et d'Epicure. Un seul système restait encore à paraître, celui qui, dans la Grèce, était né le dernier

♦. Né à Aquino (ancien royaume de Naples), en 1227; mort en 1274. 2. Saint Thomas admet en Dieu l'existence des idées archétypes de la créa tion; mais l'homme ne jouit pas d'une vision directe de ces archetypes. Ses connaissances se forment des images reçues par les sens, et des perceptions abstraites qui s'en dégagent à la lumière de la raison (Ozanam, Dante et la Philosophie catholique, p. 42.)

3. Cousin, Cours de la philosophie, t. I. p.

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de tous, celui que semblait appeler nécessairement la tendance de la religion chrétienne, je veux dire le mysticisme. Jean de Fidanza, connu sous le nom de saint Bonaventure, en fut le plus illustre représentant'. Ami de Thomas d'Aquin, Italien comme lui, il fut admis le même jour aux honneurs du doctorat dans l'Université de Paris; cette double réception fut le sceau qui marqua la défaite de ce corps illustre dans sa querelle contre les mendiants. Admis dans l'Université en dépit des universitaires, il n'est pas surprenant que Jean se soit écarté de la route battue. La piété absorba chez lui la philosophie : au-dessus de la lumière intérieure qu'on nomme la raison, et qui nous fait connaître les vérités intelligibles, il reconnut une lumière suprême qui vient de la grâce et de l'Écriture sainte, et qui nous révèle les plus hautes vérités. C'est dans cette région des réalités éternelles que l'âme doit monter pour y contempler les premiers principes dont les influences se font sentir à tous les degrés de la création. Ainsi, toutes les sciences sont pénétrées de mystère, et c'est en saisissant le fil conducteur de la révélation interne et personnelle qu'on pénètre jusque dans leurs dernières profondeurs.

L'Imitation de Jésus-Christ.

Le mysticisme du moyen âge ne fut pas toujours orthodoxe. Prêtant l'oreille à l'inspiration directe et personnelle qu'il croyait entendre, il devait être peu docile à la voix extérieure de l'autorité. Joachim de Flores, le maître des mystiques, fut condamné par le quatrième concile de Latran. Jean de Parme, son disciple, rêva une foi nouvelle et écrivit une Introduction à l'évangile éternel. Il fut également frappé des anathèmes de l'Eglise. Le mysticisme était trop vivace pour périr dans leur défaite. La vie des cloîtres, les longues heures de méditation et d'isolément, la solitude du cœur, la fermentation secrète des passions concentrées et refoulées sur elles-mêmes durent faire naître et nourrir toutes les illusions pieuses, toutes les saintes ivresses de la mysticité. Or, tandis que la société

4. Né en Toscane, en 1221; mort à Lyon, en 1274.

guerrière et mondaine avait son expression dans les épopées chevaleresques, celle qui veillait dans les monastères eut besoin d'exprimer aussi la longue et dramatique histoire de ses luttes et de ses douleurs. Sans doute un grand nombre d'effusions rêveuses, pareilles à des improvisations lyriques, se sont évanouies en naissant; d'autres consignées dans des écrits mystiques, ont péri entre les sombres murs qui les avaient produites. Peut-être, néanmoins, nous en reste-t-il un monument dans l'admirable ouvrage de l'Imitation de JésusChrist. Peut-être ce poëme s'est-il formé peu à peu, tour à tour suspendu, repris, et redigé enfin au terme même du moyen âge. C'est vers la fin du quatorzième siècle qu'apparaît dans toute sa mélancolique grandeur ce livre le plus beau du christianisme après l'Evangile. C'est au moment où l'Église officielle semble se dissoudre et périr, où manque presque partout l'enseignement religieux, où la voix des prêtres ne s'élève que pour maudire leurs adversaires, c'est alors que sort du cloître, pour se répandre dans le monde souffrant et malheureux, ce livre de l'Internelle consolation3. La vogue en fut prodigieuse. On en a trouvé vingt manuscrits dans un seul monastère; l'imprimerie naissante s'employa principalement à le reproduire. Il existe aujourd'hui plus de deux mille éditions latines, plus de mille éditions françaises de l'Imitation. L'enthousiasme qui accueillait ce livre n'était pas un signe favorable pour la société cléricale; il annonçait l'instant fatal

4. C'est l'opinion de MM. J. J. Ampère et Michelet, divisés du reste sur l'origine monastique de l'Imitation.—Suarez (Conjectura de Imitatione) avait déjà semblé les prévenir dans cette conjecture. Selon lui, les trois premiers livres sont de Jean de Verceil, d'Ubertino de Casal, de Petro Renalutio. Ger son aurait ajouté le quatrième livre, et Thomas de Kempen, qui était réellement le copiste de son couvent, serait devenu l'éditeur de cette œuvre. Gence ne semble pas défavorable à l'hypothèse d'une composition ou au moins d'une inspiration multiple, lorsque, dans son savant et minutieux travail, il va recueillir tous les passages des auteurs sacrés ou profanes qui ont quelque rapport avec son texte chéri.

2. En 1405 et 1406, pendant deux hivers, deux carêmes, il n'y eut point de sermons à Paris.

3. M. O. Leroy a découvert, à la bibliothèque de Valenciennes, un manuscrit de l'Internelle consolation, qui porte la date de 1462. Il pense que ce texte français est l'original de l'Imitation: il aurait été ensuite traduit en latin, avec quelques changements et avec l'addition du quatrième livre, qui ne se trouve point dans l'original primitif. Voyez Etudes sur les Mystères, p. 447.

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