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retira, mais la foule l'y suivit. La scolastique venait de passer la Seine; elle escalada bientôt la montagne Sainte-Geneviève. En vain le chancelier de Notre-Dame, qui jusqu'alors avait eu seul le droit d'accorder la licence ou permission d'enseigner, menaça-t-il la fugitive des foudres de l'excommunication: elle s'obstina à ne point quitter le mont sacré; les chanoines de Sainte-Geneviève lui vinrent en aide : ils prétendirent, eux aussi, avoir le droit de conférer la licence dans l'étendue de leur seigneurie. La victoire resta à la liberté d'enseignement, liberté du douzième siècle, bien entendu, avec le bon plaisir d'un chancelier pour garantie, et le bûcher pour restriction.

Le quartier latin se peupla aussitôt d'une foule d'écoliers et de maîtres. Ce n'était pas encore l'Université, c'en étaient déjà les éléments, qui tendaient peu à peu à l'organisation. Pierre Abélard, dont nous parlerons tout à l'heure, fixa son école vers le sommet de la montagne. Non loin de lui enseignait le docte Joscelin; on y voyait aussi, on y entendait de loin l'école d'Albéric de Reims, beau parleur, professeur brillant quand il avait préparé sa leçon, mais facile à desarçonner au choc d'une objection imprévue. Enfin Robert de Melun, professeur émérite, qui fit le voyage de Bologne pour apprendre le droit, oublia en Italie, dit un contemporain, ce qu'il avait enseigné en France, et revint sur la montagne Sainte-Geneviève enseigner ce qu'il avait oublié. Cet inconvénient n'empêcha pas qu'il n'obtînt une grande réputation, ajoutent les bénédictins de l'Histoire littéraire. Sur la fin du douzième siècle, les professeurs devinrent encore plus nombreux; les documents du temps nous en montrent jusqu'à douze enseignant à la fois, et la liste sans doute est loin d'être complète.

C'est au commencement du treizième siècle que l'Université de Paris apparaît d'une manière certaine, comme un corps définitivement constitué. Tout y annonce une compagnie naissante institution d'offices, priviléges de nouvelle concession, règlements qui supposent des usages non écrits. On sent que c'est un édifice nouveau bâti sur un fondement ancien. Ce corps devint bientôt formidable par le nombre de ses suppôts,

l'influence de ses doctrines et les distinctions qui attendaient ou plutôt appelaient ses lauréats. Parmi les disciples du seul Abélard, on en compte un qui devint pape, vingt qui furent cardinaux, et plus de cinquante, évêques ou archevêques. C'est à titre de professeurs que Guillaume de Champeaux et Joscelin étaient appelés à un concile. Alexandre III chargeait son légat en France de lui signaler tous les sujets qui par leur science pouvaient devenir les ornements de l'Église romaine, et ce légat lui désignait trois professeurs des écoles de Paris. Innocent III, Robert de Courson, son légat, Étienne Langton, cardinal et archevêque de Cantorbéry, étaient élèves de l'Université. Enfin voici un fait qui prouve mieux que tous les noms propres la haute estime qu'on attachait à ce titre. Le roi Jean sans Terre, contre le gré duquel Étienne avait été nommé archevêque, repoussait le nouvel élu, alléguant pour raison qu'il ne le connaissait pas. Le pape prétendit réfuter suffisamment ce prétexte, en soutenant qu'un homme né son sujet et docteur à l'Université de Paris ne pouvait lui être

inconnu.

Attirés par l'éclat et surtout par les bénéfices de la science, une foule d'étudiants accouraient de toutes les provinces et de tous les royaumes. Parmi les illustres étrangers qui se firent disciples des écoles de Paris nous nous bornerons à nommer Jean de Salisbury, le plus bel esprit du treizième siècle, qui nous a laissé un tableau intéressant de toute cette société érudite et querelleuse1; le moine Roger Bacon, dont le génie prophétisa les plus merveilleuses découvertes de notre industrie moderne, et Brunetto Latini, le maître du grand poëte Dante, Brunetto qui fit à la langue française du treizième siècle l'insigne honneur de la préférer à l'idiome de son illustre disciple, et de s'en servir pour composer son Trésor de sapience, parce que, nous dit-il, la parleure en est la plus délitable. Peut-être Dante lui-même, qui dans son orageuse carrière vint deux fois visiter la France, alla-t-il s'asseoir parmi les écoliers de la rue du Fouare, pour entendre le pro

1. Johannis Saresberiensis Metalogicus,

Ejusdem epistola LXII.

fesseur Sigier, dont il connaissait si bien les dangereuses hardiesses1.

Réunie ainsi de toutes les contrées de l'Europe, la nation latine avait ses mœurs, son caractère, sa physionomie. L'Université peuplait tout un quartier de Paris, le tiers de la ville. Chaque année, au mois de juin, lorsqu'elle se rendait à la bénédiction de la foire du Landit, la tête de la procession était déjà à Saint-Denis, tandis que le recteur, qui fermait la marche, n'avait pas encore franchi le seuil de Saint-Julien le Pauvre; et quand votait cette république au suffrage universel, on pouvait recueillir en faveur d'une question jusqu'à dix mille voix. Ses écoliers, pauvres et turbulents pour la plupart, allaient quelquefois le jour mendier le pain qu'ils mangeaient ensuite sur le fouare qui leur servait de siége. Forts du privilége par lequel Philippe Auguste les avait soustraits à la juridiction civile, la nuit on les entendait souvent parcourir les carrefours de Paris, battant les bourgeois, enlevant leurs femmes; puis, si quelque prévôt se permettait de châtier les plus batailleurs, l'Université suspendait ses cours, et le prévot faisait amende honorable.

Un contemporain, Jean d'Antville, nous fait dans son poëme intitulé Archithrenius ou la Grande lamentation, un portrait frappant de l'écolier au treizième siècle :

Sur son front se hérisse une ample chevelure
Dont le peigne a longtemps négligé la culture;
Jamais un doigt coquet, une attentive main
Aux cheveux égarés ne montrent leur chemin.
Un soin plus important aiguillonne leur maître :
Il faut chasser la faim toujours prompte à renaître.
Le temps à son manteau suspend, d'un doigt railleur,
La frange qu'oublia l'aiguille du tailleur.

La cuisine de l'écolier ne vaut

pas mieux que sa toilette

Près du tison murmure un petit pot de terre
Où nagent des pois secs, un oignon solitaire,

1. Paradiso, canto X.

Essa è la luce eterna di Sigieri,

Che leggendo, nel vico degli Strami,
Sillogizzò invidiosi veri,

Des fèves, un poireau, maigre espoir du diner :
Ici cuire les mets, c'est les assaisonner;

Et quand l'esprit s'enivre aux sources d'Hippocrène,
La bouche ne connoît que les eaux de la Seine.

Après que l'écolier a diminué sa faim, il va maigrir sur u lit des plus durs, qui n'est guère plus haut que le sol; c'e là que gît souvent sans sommeil l'infatigable athlète de la lo gique, l'héritier d'Aristote. La lueur avare d'une lampe l dessèche les yeux, tandis que

L'oreille sur sa main, le coude sur son livre,

A ces morts immortels tout entier il se livre.
Si quelque nœud tenace arrête son esprit,
Il lutte avec effort; penché sur cet écrit,

D'un feu sombre et brûlant son œil creux s'illumine,
Son menton incliné pèse sur sa poitrine1.

On retrouve dans les vers originaux de Jean d'Antville quel que chose de cet enthousiasme fiévreux, de cette patiente fu reur dont il avait sans doute sous les yeux plus d'un exemple Maint écolier vieillissait, non pas sur les bancs, mais sur paille de l'école. Jean de Salisbury nous parle de quelques

4. Voici l'original de quelques-uns des vers de Jean d'Antville.

Neglecto pectinis usu

Cæsaries surgit, digito non tersa colenti.
Non coluisse comam studio delectat arantis
Pectinis, errantique viam monstrasse capillo.
..Major depellere pugna

Sollicitudo famen: longo defringitur ævo
Qua latitat vestis: ælatis fimbria longæ
Est, non artificis

Admoto immurmurat igni

Urceolus, quo pisa natant, quo ccepe vagatur,
Quo laba, quo porrus capiti tormenta minantur.
Hic coxisse dapes est condidisse....

Quæ thetyn ore bibit, animo bibit ebria Phoebum.

Et libro et cubito dextræque innixus et auri,
Quid nova, quid veterum peperit cautela revolvit.
.... Si quid nodosius obstat

Ingeniumque tenet, pugnat conanime toto
Pectoris exertus, pronisque ignescit ocellis
Immergitque caput gremio.

uns de ses condisciples qu'après douze ans d'absence il retrouvait à son retour où il les avait laissés à son départ, toujours élèves de la dialectique, toujours poussant contre leurs adversaires l'arme bien connue du syllogisme, et combattant contre tout venant pour l'honneur de la logique.

Ordres religieux.

Les ordres religieux furent toujours les rivaux, souvent les ennemis et néanmoins les auxiliaires des universités dans l'œuvre de la civilisation. Les anciens monastères avaient subi une salutaire réforme. Robert de Molêmes avait introduit une règle sévère à Cîteaux; saint Norbert avait discipliné et régularisé les chanoines. Cluny avait eu aussi sa réforme; saint Bernard avait fondé Clairvaux. Le douzième siècle établit une foule de nouveaux monastères : les chanoines réguliers, les Chartreux, les Cisterciens, les Prémontrés couvrirent l'Europe de leurs nombreux essaims. Le treizième siècle vit naître une milice monacale d'un tout autre caractère. Avertie par de vagues bruits des périls qui menaçaient l'orthodoxie catholique, Rome, avec cette sagacité profonde qui la caractérise, changea la forme et l'emploi du monachisme. Elle ne se contenta plus de moines cloîtrés et sédentaires qui tenaient en quelque sorte garnison dans l'Europe; elle y lança, comme une armée d'invasion, deux ordres nouveaux d'une martiale allure. Milice intrépide et docile, les Dominicains et les Franciscains s'avancent prêts à tout, armés à la légère, avec leur besace et leur froc, sans réserves, sans provisions, vivant comme les oiseaux du ciel il faut les excommunier pour leur faire accepter la propriété de leur nourriture. Il est vrai qu'ils payent d'un autre côté tribut à l'humanité : ils se laissent aller sans scrupule à l'esprit de corps, cet égoïsme collectif. L'Université de Paris vit avec effroi s'avancer en bon ordre ces nouveaux docteurs qui réclamaient le droit de l'envahir; elle les repoussa longtemps; mais enfin, de guerre lasse, vaincue par leur sainte obstination et par les anathèmes du saint-siége, elle leur ouvrit à regret ses portes et leur décerna ses grades et ses honneurs.

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