Page images
PDF
EPUB

Ces vers, écrits au treizième siècle, semblaient annoncer à l'avenir l'essor rapide de la poésie française en les lisant on croit toucher déjà à Marot, à Régnier. Il n'en fut pourtant. rien. Une force de résistance invicible arrêta deux siècles encore ce premier élan. Les malheurs de la France, l'invasion des Anglais, l'incapacité des gouvernements, semblent n'expliquer que trop bien ce temps d'arrêt dans l'évolution de la pensée. Toutefois il faut y joindre une autre cause plus intime et plus décisive encore. L'étude d'un aimable poëte qui termine la période du moyen âge va nous la révéler. Nous voulons parler de Charles d'Orléans'.

Nous devrions d'abord faire mention de Froissard, comme auteur de ballades, de rondeaux, de virelais, s'il ne s'était fait lui-même une meilleure part dans l'histoire littéraire, et si nous n'avions à le retrouver au premier rang parmi nos chroniqueurs. D'ailleurs il ne faut pas que le nom de Froissard nous fasse illusion, et nous séduise au point de reverser sur le poëte la reconnaissance que nous devons au narrateur. Froissard est un conteur charmant, même en vers; rien de plus spirituel que le Dit du florin, conversation piquante entre l'auteur et une pièce de monnaie solitaire, qui par hasard est restée dans sa bourse; rien de plus amusant que le dialogue entre le cheval qui porte le poëte dans ses aventureuses excursions et le fidèle lévrier qui le suit; mais les chansons et poésies lyriques de cet écrivain nous semblent dépourvues de tout mérite on y trouve ou le vide parfait, ou la recherche la plus fatigante. Il n'est jamais plus content que quand, à l'aide d'une longue allégorie, intitulée l'Horloge d'amour, il compare pièce à pièce le cœur de l'homme à une pendule. Chaque passion correspond à une partie de la machine le désir est le grand ressort, la beauté sert de contre-poids, etc. Froissart n'a pas même le sentiment de l'harmonie : rien de plus mal phrasé que ses vers lyriques; il croit atteindre la

:

4. Petit-fils de Charles V et père de Louis XII ;né en 1394, mort en 4465. Ona de lui cent cinquante-deux ballades, sept complaintes, cent trente et une chansons et quatre cent deux rondels. - Éditions: Chalvet, à Grenoble, 1803; Guichard, à Paris, 1842, 1 vol. in-12; Aimé Champollion-Figeac, à Paris, 1842, 1 vol. in-12. Cette dernière édition est la meilleure.

perfection sous ce rapport en se créant de puériles difficultés comme, par exemple, celle de commencer chaque vers par le mot final du vers précédent. Mais c'est assez de critiques: réservons au charmant chroniqueur toute la gloire qui lu appartient. Ses défauts, comme poëte lyrique, ne sont pour la plupart que ceux de son époque. Nous allons les étudier sous une forme plus agréable, dans les élégantes poésies du fils de Valentine de Milan.

Ici ce n'est point le sentiment de la mélodie qui fait défaut. Jamais homme ne fut doué peut-être à un plus haut degré de l'instinct naturel du rhythme. L'harmonie des poëmes de Charles d'Orléans n'est pas seulement celle des mots, mais celle des proportions dans le développement de la pensée. Chacune de ses pièces est un tout, un ensemble, des plus frêles, sans doute, mais parfaitement organisé, qui s'épanouit régulièrement, gracieusement, autour d'une idée, d'un refrain, comme une plante autour de sa fibre centrale. On peut citer de lui, non plus seulement des vers isolés, des expres sions heureuses, d'ingénieux couplets, comme dans les chansons de Thibaut, mais des pièces entières, qui forment une charmante unité. Pour la première fois, la poésie française atteint la beauté de la forme, et produit enfin une œuvre d'art. C'est qu'un premier rayon de la Renaissance dorait déjà de loin les sommités de la cour. L'influence de l'Italie y faisait germer un goût prématuré d'élégance et de grâce.

N'exagérons pas toutefois le mérite de Charles d'Orléans. Il n'est que le dernier et le plus parfait interprète de ce lyrisme du moyen âge, qui au quatorzième siècle se mourait de maigreur et d'inanition. On peut dire de ses œuvres, avec le poëte latin, que l'art y surpasse de beaucoup la matière, materiam superabat opus. Il a peu d'inspiration, encore moins de pensée. Toute sa poésie n'est que l'écho harmonieux du Roman de la Rose. Il touche la lyre comme Guillaume de Lorris avait traité l'épopée : l'un et l'autre chantent les mêmes héros; tous deux s'occupent beaucoup de Desconfort, de BelAccueil, de Dangier le déloyal, personnages fort peu vivants, malgré tous leurs galants exploits; et si Charles met plus de grâce dans ses vers, il n'a guère plus de passion. Son cœur

est un chastel qu'assiége Faux-Dangier; Déplaisir le guerroie, Espérance le soutient. Il envoie un message au manoir de Joie, pour le recommander à Plaisir. Il ne lui reste plus guère qu'à s'embarquer sur le fleuve de Tendre, en compagnie de Mlle de Scudéry. Tout cela est pourtant moins froid dans Charles d'Orléans qu'on ne serait tenté de le croire. D'abord chaque pièce est très-courte : l'allégorie n'a pas le temps de produire tous ses effets naturels : elle sourit sans ennuyer; ensuite le poëte s'attache lui-même de si bonne foi à son idée, quelque mince qu'elle soit, que son intérêt a quelque chose de sympathique. On sent qu'il s'affectionne à ce qu'il vous dit : il est amoureux de sa pensée, autant au moins que de sa dame.

Nous ne nous refuserons pas le plaisir de transcrire ici quelques-unes de ces pièces charmantes, jolies bluettes, qui pèchent par excès d'élégance au sein d'un âge encore barbare.

1

CHANSON.

Rafraîchissez le chastel de mon cœur.
D'aucuns vivres de joyeuse plaisance;
Car Faux-Dangier, avec son alliance,
L'a assiégé dans la tour de douleur.

Si ne voulez le siége sans longueur
Tantôt lever, ou rompre par puissance,
Rafraîchissez le chastel de mon cœur
D'aucuns vivres de joyeuse plaisance.

Ne souffrez pas que Dangier soit seigneur
En conquêtant sous son obéissance
Ce que tenez en votre gouvernance.
Avancez-vous et gardez votre honneur;
Rafraîchissez le chastel de mon cœur.

BALLADE.

N'a pas longtemps qu'allai parler
A mon cœur tout secrètement,
Et lui conseillai de s'ôter

Hors de l'amoureux pensement;
Mais il me dit, bien hardiment:
Ne m'en parlez plus, je vous prie;
J'aimerai toujours, si m'aid Dieu :

Car j'ai la plus belle choisie :
Ainsi m'ont rapporté mes yeux. »

Lors dis« Veuillez me pardonner:
Car je vous jure par serment
Que conseil je vous crois donner,
A mon pouvoir, très-loyaument.
Voulez-vous sans allégement
En douleur finir votre vie?

- Nenni da! dit-il, j'aurai mieux;
Madame m'a fait chière lie (visage joyeux):
Ainsi m'ont rapporté mes yeux.

Croyez-vous savoir sans douter,
Par un seul regard seulement,
Lui dis-je alors, tout son penser?
OEil qui sourit quelquefois ment.
- Taisez-vous, me dit-il, vraiment :
Je ne croirai chose qu'on die;
Mais la servirai en tous lieux :
Car de tous biens est enrichie;

Ainsi m'ont rapporté mes yeux. »

Il était impossible d'engager avec plus d'esprit cette longue dispute des sens et de la raison, dont Boileau a ridiculisé les fastidieuses redites.

On pourrait extraire sans beaucoup de peine au moins vingt pièces aussi agréables. Néanmoins en lisant les œuvres de Charles d'Orléans, on est péniblement surpris de voir que l'assassinat de son père, la perte de la femme qu'il avait tant aimée, sa longue captivité, enfin le spectable des malheurs de la France, n'aient pas arraché à ce poëte au moins un cri de passion profonde. Quoi! pas même la sanglante bataille d'Azincourt, où il fut fait prisonnier, où périt la fleur de la chevalerie française, pas même la reprise miraculeuse du royaume par la noble pucelle de Vaucouleurs, ne purent interrompre ses douces et monotones protestations d'amour! Charles, prince de France, eut de l'or pour les parents de Jeanne d'Arc; et poëte, il n'eut pas un hymne pour sa mémoire! Nous pensons qu'il n'en faut pas accuser son cœur, mais sa poétique. Charles ne considérait pas la poésie comme l'expression simple et naïve des émotions de l'âme : elle était

pour lui un amusement de l'imagination, une espèce de broderie savante qu'on faisait avec l'esprit. Peut-on penser que la tristesse de sa prison de Pomfret, les chagrins de l'éloignement, la joie de la délivrance, le bonheur de revoir le sol natal, n'aient pas chanté dans le cœur du prince une poésie cent fois plus touchante que les ingénieuses combinaisons de ses personnages allégoriques? Mais cette poésie était toute pour lui seul il eût craint d'en profaner la pudeur, en l'exposant au grand jour : il n'en connaissait pas le simple et pathétique langage: sa lyre ne résonnait qu'à l'unisson de son esprit. Croirait-on que dans une pièce où il prétend déplorer la mort de sa dame chérie, de l'unique objet de ses chants, il a le triste courage de nous dire qu'ayant joué aux échecs avec Faux-Dangier, en présence d'Amour, Fortune s'est mise traîtreusement du parti de son adversaire et a pris soudainement sa dame: que par conséquent il sera mat s'il ne fait une dame nouvelle, attendu qu'il ne sait pas bien se garder de tours de Fortune! Une fois il essaya de monter à des sujets sérieux. Il composa un poëme intitulé: Complainte de France. Il est difficile d'échouer plus complétement. Après la première strophe où Charles s'exprime en chevalier, il ne parle plus qu'en froid prédicateur. Il révèle les causes des malheurs de la France, qu'il trouve dans l'orgueil, la gloutonnie, la paresse, la convoitise et la luxure. It rassure sa patrie en lui rappelant que Dieu lui a donné l'oriflamme et la sainte ampoule, apportée par ung couloumb, qui est plein de simplesse, qu'enfin elle possède en plus grande quantité que le reste de l'Europe, des reliques de saints. Il lui signale, comme remède à ses maux, de faire chanter et dire mainte messe.

Cette pièce nous ramène à la cause de l'infériorité où languissait alors la poésie, et de son peu d'aptitude aux sujets vraiment grands. Cette cause est la même qui enchaînait au moyen âge tout élan de l'intelligence laïque. C'est l'habitude, le préjugé qui réservait à la société cléricale le domaine exclusif de la pensée sérieuse. La féodalité du moyen âge et les princes du quatorzième et du quinzième siècle prétendaient trancher toutes les questions par la force des armes. Ils ne soupçonnaient pas d'autre puissance que celle du fer. La parole et

« PreviousContinue »