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Gautier Map en a bien sa part.
En moindre affaire bien souvent
Un fort honnête homme méprend.
Toutefois, à la mienne entente,

Il n'est pas un de vous qui mente....

Aussi nos trouvères agissent-ils très-librement avec les illus tres morts qu'ils vont déterrer en Grèce ou à Rome. Médée eut le don de leur plaire, Médée était déjà une Armide; c'était la sœur aînée de ces filles d'émirs qui abandonnent sans Sourciller père et mère, pour suivre un brillant paladin. Quelques-uns, comme Raoul-Lefebvre, lui conservent assez fidèlement ses aventures, tout en les habillant de charmants anachronismes et d'inimitables naïvetés. C'est bien encore Médée, fuyant avec Jason, tuant ses enfants, rajeunissant le vieux roi des Myrmidons, lequel, au sortir de ses magiques mains, devint fort enclin à chanter, à danser et faire toutes choses joyeuses, et, qui plus est, regardait moult volontiers les belles damoiselles. D'autres trouvères ne lui prennent que son nom: ils en font une vertueuse reine de Crète, qu'épouse Protésilas, après avoir vaincu son frère Danaüs1. Ici nous voguons en plein roman. Nous ne retrouvons que des noms antiques avec lesquels se joue librement la fantaisie du narrateur. Mais ces noms seuls sont si harmonieux, si pleins d'une immortelle poésie, qu'ils suffisent pour rajeunir le vieil Éson chevaleresque, et faire courir un nouveau sang dans ses veines. Voici, par exemple, une description de tempête qu'on lit dans le même roman, et l'on pressent déjà fort bien l'influence classique d'Éole.

La nef s'en va à grand exploit (rapidité):
Fol est qui sur le temps se croit;
Après bel temps, suef et clair,

L'on voit bientôt le temps troubler....
Ils eurent temps clair tout le jour,
Bel et souëf, sans ténébrour,
Et ont cinglé à grand déduit.

Mais le jour s'en va, vient la nuit,

1. Hugues de Rotelande, Protésilaus, roman inédit de dix mille huit cents vers: encore est-il incomplet dans le manuscrit de la Biblioihèque nationale, ou manquent plusieurs pages. Voyez de La Rue, Histoire des bardes, t. II.

Et ils sont allés loin de terre.
Un vent leur croît qui moult les serre.
Le vent commence à traverser :
A peu n'a fait la nef verser,
A dégradé tout leur atil (agrès)....
Rompu les mâts, battu la nef.
Cil dedans abaissent la tref (voile),
Et vont errant par la grand mer.
Là où Dieu les voudra mener.

La grandeur de l'idée forme ici, avec la naïveté du vers, un contraste non moins curieux que les travestissements chevaleresques que nous voyions tout à l'heure. On croit lire Virgile traduit par Clément Marot.

De tous les héros de l'antiquité, il n'en était pas qui prêtât plus à la transfiguration chevaleresque qu'Alexandre le Grand. Tel que l'histoire le montre, c'est déjà presque un chevalier errant. Brave, généreux, magnifique; il soumet le monde en courant; plus soldat que général, il paye sans cesse de sa personne, il s'élance seul dans une ville qu'il assiége, il brûle une cité pour plaire à une femme. Il respecte les princesses ses captives, et mérite la reconnaissance du roi son ennemi. Aussi l'épopée s'attache-t-elle de bonne heure à ce grand nom; la légende se forma autour de lui, même de son vivant. Il fit jeter dans l'Hydaspe l'histoire de sa vie, écrite par Aristobule, parce qu'elle lui prêtait des exploits merveilleux. Mais luimême n'était-il pas complice de ces poétiques impostures, quand il se faisait fils de Jupiter Ammon? Aussi ses historiens les plus sérieux n'ont-ils jamais bien pu s'en abstenir. Arrien a donné place dans sa narration judicieuse à quelques faits légendaires. Quinte-Curce avoue qu'il raconte plus de choses qu'il n'en croit. Mais la légende se déploie surtout dans deux ouvrages publiés par M. A. Maï, l'Itinéraire d'Alexandre, et le récit attribué à un certain Valérius, qui semble être la traduction d'un ouvrage alexandrin du sixième siècle. Vers le milieu du onzième, parut à Constantinople, sous le nom de Callisthène, contemporain d'Alexandre, un ouvrage écrit par Siméon Seth, grand maître de la garde-robe de l'empereur Michel Ducas. C'était en grande partie une traduction grecque des légendes persanes relatives au roi de Macédoine. Aussi

est-elle remplie de toutes les fables orientales qui s'étaient groupées autour de la mémoire du grand Iskander. On reconnaît une origine persane dans la tradition qui donne Alexandre pour frère aîné à Darius. C'est sans doute à l'Égypte qu'est due la fable qui fait de Nectanébo, prêtre de Jupiter Ammon, le père du prince macédonien. Les vaincus ont voulu s'approprier le conquérant. On retrouve l'imagination des Arabes dans cet exploit singulier d'Alexandre, qui, curieux de savoir ce qui se passe dans les abîmes de la mer, y descend sous une cloche de verre, et, désirant aussi sonder les régions célestes, s'élève dans les airs sur un char traîné par des griffons. C'est ainsi que le cri de guerre des soldats macédoniens, après avoir ébranlé les solitudes de l'Orient, en revenait après quatorze siècles comme un écho lointain et merveilleux.

noms;

C'est principalement dans l'histoire du faux Callisthène, traduite en latin, que nos poëtes ont puisé les aventures d'Alexandre. On compte jusqu'à onze trouvères qui ont traité ce sujet. Les premiers et les plus célèbres sont Lambert li Cors ou le Court, de Châteaudun, et Alexandre de Paris, qui, bien que né à Bernay, doit son surnom au long séjour qu'il fit dans la capitale. Un seul et même poëme porte à la fois ces deux il est de l'année 11841. Les deux auteurs travaillèrentils ensemble ou composèrent-ils deux branches successives, c'est ce qu'il est difficile de décider. Rien dans l'ouvrage ne distingue ce qui revient à chaque poëte. Une autre partie du poëme a pour auteur Thomas de Kent, qui vivait dans les premières années du quatorzième siècle. Une particularité qui distingue son ouvrage, c'est la liaison des souvenirs d'Arthur avec ceux d'Alexandre. Le roi breton avait été jusqu'au fond de l'Orient et y avait placé deux statues d'or, espèces de colonnes d'Hercule :

Quand Arthur et les Brets vinrent en Orient,

Qu'ils eurent tant marché qu'ils ne purent avant,

4. Le vers de douze syllabes y est employé avec une telle supériorité, qu'il en a reçu et gardé le nom d'alexandrin.

2. Lui-même a signé son ouvrage :

D'un bon livre latin fis ce translatement.

Qui demande mon nom, Thomas ai nom de Kent

Deux images d'or firent, qui furent de l'or grand,
En tel lieu les posèrent que sont bien apparents.

Alexandre va à la recherche de ces statues; il les découvre, et, voulant aller au delà, malgré les conseils de Porus, il perd une partie de son armée, et n'échappe lui-même qu'à travers mille dangers. Témoignage significatif des regrets et de l'admiration de l'épopée pour le grand nom national d'Arthur ! Entraînée loin de lui par le goût public, elle ne peut le quitter sans abaisser devant sa gloire le nouveau héros qu'elle célèbre.

Du reste, nos trouvères mettent peu de bornes à leur admiration pour Alexandre. Non contents de lui avoir fait faire une course en Italie et donné Rome pour conquête, comme prélude de son expédition en Perse, ils le conduisent, sur les traces du faux Callisthène, jusqu'au plus haut des airs, où il entend le langage des oiseaux et reçoit leur hommage. Après cette expédition aérienne, dans laquelle il avait été précédé, au dire d'un ancien auteur arabe', par Nimrod, « l'auteur de la Tour de Babel, Alexandre redescend, contraint par l'excès de la chaleur, et se résout à pénétrer dans les abîmes de l'Océan. La terre ne lui offre pas moins de merveilles à admirer. Il rencontre un pays où les femmes, enterrées durant l'hiver, renaissent au printemps, comme les fleurs, avec une beauté nouvelle :

Mais quand l'été revient, et le beau temps s'épure,
En guise de fleur blanche reviennent à naturē.

Quelque puériles que ces fictions puissent nous paraître, elles révèlent un noble effort de l'imagination pour atteindre à l'idéal de la puissance et de la grandeur. Elles constatent en même temps les premiers rapports de l'Occident avec l'Orient, au sortir de l'isolement des temps barbares. Le premier regard qu'échangent ces deux mondes est plein d'étonnement et de naïve admiration.

Ce qui n'est point oriental dans les poëmes d'Alexandre,

1. D'Herbelot, Bibliothèque orientale, au mot Nimrod,

c'est la peinture des mœurs et des sentiments chevaleresques. Par une étonnante puissance d'anachronisme, ces ouvrages sont remplis de tournois, de féeries, d'allusions à Louis VII et à Philippe Auguste. Alexandre est fait chevalier, il porte l'oriflamme, il a un gonfalonier et douze pairs. Enfin, le sentiment de l'honneur y est porté à un tel degré, que les douze pairs d'Alexandre refusent l'un après l'autre de quitter le lieu du combat pour aller chercher du secours. Cette physionomie romanesque du roi macédonien, ces sentiments pleins d'un enthousiasme exagéré et d'une héroïque folie, ont survécu à nos trouvères et jeté quelques reflets jusque sur le héros de la seconde tragédie de Racine1.

CHAPITRE XI.

DÉCADENCE DE L'ESPRIT FÉODAL ET DES CHANTS

ÉPIQUES.

Règne de l'allégorie et du poëme didactique.

Roman de la Rose. Fabliaux. Le trouvère Rutebeuf. Le roman du Renard.

Bègne de l'allégorie et du poëme didactique.

L'épopée du moyen âge recélait dans son sein, même dès ses plus beaux jours, un germe qui devait l'étouffer. Nous avons vu les clercs, les lettrés se substituer peu à peu aux chanteurs, qu'ils dépréciaient. A leur suite s'introduisaient l'érudition et le bel esprit : la prédilection pour les sujets antiques était déjà un symptôme. Cette transformation, qui semblait promettre au moyen âge la renaissance de l'antiquité, était sans doute, au point de vue des progrès de la civilisation, une heureuse nécessité. Elle n'en fut pas moins mortelle pour l'inspiration épique.

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4. J. J. Aœpère, Histoire de la formation de la langue française, préface.

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