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6.

IMPROMPTU.

EN RÉPONSE A CETTE QUESTION QU'EST-CE QUE LA POÉSIE ?

CHASSER tout souvenir et fixer la pensée ;
Sur un bel axe d'or la tenir balancée,
Incertaine, inquiète, immobile pourtant;
4 Éterniser peut-être un rêve d'un instant;

Aimer le vrai, le beau, chercher leur harmonie ;
Écouter dans son cœur l'écho de son génie ;

Chanter, rire, pleurer, seul, sans but, au hasard;
8 D'un sourire, d'un mot, d'un soupir, d'un regard
Faire un travail exquis, plein de crainte et de charme,
Faire une perle d'une larme :

Du poëte ici-bas voilà la passion,

12 Voilà son bien, sa vie et son ambition.

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IL faut, dans ce bas monde, aimer beaucoup de choses, 8 Pour savoir, après tout, ce qu'on aime le mieux :

Les bonbons, l'Océan, le jeu, l'azur des cieux,
Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses.

Il faut fouler aux pieds des fleurs à peine écloses ;
12 Il faut beaucoup pleurer, dire beaucoup d'adieux.
Puis le cœur s'aperçoit qu'il est devenu vieux,
Et l'effet qui s'en va nous découvre les causes.

De ces biens passagers que l'on goûte à demi, 16 Le meilleur qui nous reste est un ancien ami. On se brouille, on se fuit. Qu'un hasard nous rassemble,

On s'approche, on sourit, la main touche la main,
Et nous nous souvenons que nous marchions ensemble,

20 Que l'âme est immortelle, et qu'hier c'est demain.

26 avril 1843.

VI.

THEOPHILE GAUTIER.

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1.

PAYSAGE.

omnia plenis

Rura natant fossis.

P. VIRGILIUS MARO.

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PAS une feuille qui bouge,
Pas un seul oiseau chantant,
Au bord de l'horizon rouge
Un éclair intermittent ;

D'un côté rares broussailles,
Sillons à demi noyés,
Pans grisâtres de murailles,
Saules noueux et ployés ;

De l'autre, un champ que termine
Un large fossé plein d'eau,
Une vieille qui chemine
Avec un pesant fardeau,

Et puis la route qui plonge
Dans le flanc des coteaux bleus,
Et comme un ruban s'allonge
En minces plis onduleux.

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20

2.

VOYAGE.

Il me faut du nouveau n'en fût-il plus au monde.

JEAN DE LA FONTAINE.

Jam mens praetrepidans avet vagari,

Jam laeti studio pedes vigescunt.

CATULLE.

Au travers de la vitre blanche
Le soleil rit, et sur les murs
Traçant de grands angles, épanche
Ses rayons splendides et purs:
Par un si beau temps, à la ville
Rester parmi la foule vile !
Je veux voir des sites nouveaux :
Postillons, sellez vos chevaux.

Au sein d'un nuage de poudre,
Par un galop précipité,

Aussi promptement que la foudre
Comme il est doux d'être emporté !
Le sable bruit sous la roue,

Le vent autour de vous se joue ;
Je veux voir des sites nouveaux :
Postillons, pressez vos chevaux.

Les arbres qui bordent la route
Paraissent fuir rapidement,

Leur forme obscure dont l'œil doute
Ne se dessine qu'un moment;

4

Le ciel, tel qu'une banderole,
Par-dessus les bois roule et vole;
Je veux voir des sites nouveaux :
Postillons, pressez vos chevaux.

Chaumières, fermes isolées,

Vieux châteaux que flanque une tour,

Monts arides, fraîches vallées,

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Forêts se suivent tour à tour;

Parfois au milieu d'une brume,

Un ruisseau dont la chute écume ;
Je veux voir des sites nouveaux :
Postillons, pressez vos chevaux.

Puis, une hirondelle qui passe,
Rasant la grève au sable d'or,
Puis, semés dans un large espace,
Les moutons d'un berger qui dort;
De grandes perspectives bleues,
Larges et longues de vingt lieues ;
Je veux voir des sites nouveaux :
Postillons, pressez vos chevaux.

Une montagne : l'on enraye,
Au bord du rapide penchant
D'un mont dont la hauteur effraye :
Les chevaux glissent en marchant,
L'essieu grince, le pavé fume,

Et la roue un instant s'allume;
Je veux voir des sites nouveaux :
Postillons, pressez vos chevaux.

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