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dans quelques pages qui ne peuvent avoir la prétention d'être un tableau de l'Angleterre, ni même un récit complet de voyage, il fallait choisir parmi mes impressions. Il m'a semblé que la portion critique de mes remarques était celle que je pouvais supprimer avec le moins d'inconvénient. Elle aurait peu appris à mes lecteurs : ce terrain-là a été exploité par la plupart des correspondances de Londres jusqu'aux dernières limites de l'absurdité et du mauvais goût. J'ai voulu surtout protester contre de certaines notions très-fausses, mais très-généralement répandues chez nous sur la société anglaise, sur la considération qu'y procure la richesse, sur le rang qu'y occupe le talent, et sur la forme toute particulière qu'y revêt le sentiment aristocratique. J'ai été trop heureux que mes observations me fournissent à moi-même la confirmation de la théorie que me suggérait ma raison pour ne pas désirer les publier. Il me répugnait d'admettre que la liberté politique pût être dans une nation une chose à part, ne s'incorporant et ne se reliant à aucune autre une pièce brillante, mais isolée, dans une mosaïque sociale, une liberté, en un mot, compatible avec toutes les servitudes. Trop de gens, en France, ont intérêt à nous le faire croire. Il m'était aussi difficile de comprendre que le principe du libre examen pût avoir pour fruit le cant religieux, et un pays où la diversité des croyances est passée en proverbe me semblait devoir forcément être jusqu'à un certain point tolérant, car c'est le désir ou la nécessité d'arriver à l'uniformité qui produit l'hypocrisie en toutes choses. J'ai vu avec plaisir, dis-je, que les sociétés sont plus logiques qu'on ne veut bien le dire, et que la liberté, qui peut le plus, peut aussi le moins. J'ai compris que ce n'était pas seulement là une déesse immortelle, mais stérile, que c'était aussi une mère vigilante et féconde dirigeant les travaux, et se mêlant même aux plaisirs de ses enfants. J'ai compris, en un mot, qu'un peuple en prenant pour souverain bien la liberté choisit la bonne part, et que tout le reste lui est donné par surcroît.

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Le neuvième volume de la Correspondance de Napoléon 1er contient une lettre datée du camp de Boulogne, où il dit : « Je suis baraqué sur le bord de l'Océan, où d'un coup d'œil il est facile de mesurer la distance qui nous sépare de l'Angleterre. » La distance matérielle est, en effet, facile à mesurer, et il n'est pas besoin d'être un grand homme pour cela. On raconte que, lorsqu'en 1688 la flotte de Guillaume enfila le détroit pour gagner les côtes du Devonshire, les vaisseaux placés à l'extrême droite et ceux placés à l'extrême gauche de son escadre saluèrent en même temps, ceux-ci les forts de la rive française, ceux-là les citadelles de l'Angleterre. Il est possible même que l'étroit espace soit facile à franchir dans le sens où l'entendait le

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rêveur ambitieux du camp de Boulogne. Mais il n'est pas donné à tout le monde, et moins aux conquérants qu'à personne, de comprendre tout ce qui nous sépare de l'Angleterre. Ce n'est pas seulement l'Océan qui lui sert de rempart. Bien mieux que lui, la liberté l'entoure et la protége. C'est un abîme aussi qui a comme lui des gouffres insondables et de terribles colères; comme lui, la liberté engloutit parfois ceux qui ont voulu se servir d'elle pour aborder où les poussait leur ambition; ses émanations rudes, mais salutaires, offensent les poitrines débiles, mais c'est sa vague puissante et assouplie qui porte aujourd'hui aux extrémités du monde la grandeur du nom anglais, et l'on sent que c'est dans son flot réparateur que l'on se plonge, quand, pour me servir de l'expression hardie d'un de nos plus éloquents écrivains, on va prendre un bain de vie dans la libre Angleterre.

HORACE DE LAGARDIE.

La grande maison de librairie Clarks, d'Édimbourg, prépare une traduction anglaise de l'Essai de philosophie religieuse de M. Émile Saisset. L'auteur est sir William Alexander, de l'Université d'Oxford.

CHRONIQUE POLITIQUE

S août 1862.

Si notre situation intérieure ne présente en ce moment que fort peu d'événements qui méritent de fixer l'attention, elle offre, en revanche, plus d'un symptôme intéressant et curieux pour ceux qui savent observer. On commence à se préoccuper de l'avenir; on essaye des combinaisons nouvelles; il se fait de tous côtés des rapprochements, des préparatifs dont les plus bruyants ne sont pas les plus sérieux. On songe à inspecter d'avance le champ de bataille électoral. L'opinion publique, depuis longtemps désarmée de ses garanties les plus essentielles, démoralisée par toutes les violences qu'elle a subies dans le cours de nos vicissitudes, par le mutisme prolongé auquel elle a été condamnée, par le souvenir de ses propres défaillances, demeure encore dans un état apparent d'inertie et de résignation, comme si elle était effrayée d'avoir osé donner cet hiver quelques faibles signes de vie; mais l'on se tromperait étrangement si l'on prenait son silence pour une abdication définitive, ou sa stupeur pour une approbation. Elle ne sait encore protester qu'à la manière des faibles, par une attitude immobile et passive; mais peut-être le jour n'est-il pas loin où elle ne parlera plus à voix basse, et saura se faire entendre de tout le monde. Il n'est déjà plus besoin d'avoir l'oreille bien fine pour saisir son timide monologue pour lui entendre, par exemple, murmurer son humble avis sur l'expédition du Mexique. Qui ne sait à quoi s'en tenir là-dessus, même parmi ceux qui sont les plus intéressés à méconnaître cet avertissement? Oui, le public est passé aujourd'hui à l'état de spectateur inerte et interdit d'événements dans lesquels il prétendait autrefois être acteur et juge; mais il les suit d'un regard inquiet, ce qui ne lui arrivait plus depuis longtemps. Il assiste avec un ébahissement quelque peu naïf à certains essais qu'il ne comprend pas très-bien et à certaines évolutions qu'il craint de trop bien comprendre. Ainsi on aurait peine à lui persuader que la formidable

expédition qui va mettre à la voile pour le Mexique ne masque pas un changement de front prémédité contre tout autre adversaire que Juarez. De même encore, en présence de l'exaltation de M. de Morny au titre de duc, il se demande avec une anxiété assez comique s'il est destiné, comme on l'assure, à saluer l'éclosion d'une noblesse nouvelle. Et pourquoi non?

Pour notre part, nous ne saurions nous associer en rien aux susceptibilités que la seule annonce de ce projet a eu le don d'éveiller. Nous ne pouvons être ni affligé ni surpris de voir le second Empire imiter le premier, car nous avons plus d'une fois regretté que l'imitation n'ait pas été poussée jusqu'au bout. On n'a le droit d'émettre un jugement bien motivé sur un régime politique que lorsqu'on le voit fonctionner avec son appareil au complet, et qu'il écarte toute équivoque, tous ces compromis qui empêchent qu'on ne le juge en connaissance de cause. Une logique secrète, mais infaillible, l'amène d'ailleurs peu à peu à rejeter hors de son sein tous les éléments qui lui sont étrangers pour revenir à son type ou, comme on dit, à sa pureté primitive. Si les présages ne sont pas menteurs, nous aurons donc avant peu une aristocratie composée de préfets, de généraux et de fonctionnaires, - une vraie noblesse démocratique, car il est bien entendu que nous ne cessons pas pour cela d'être la nation égalitaire par excellence. Nos nobles sortiront du peuple, et ne s'élèveront au-dessus du peuple que par leurs titres, ce qui est le beau idéal d'une aristocratie. On nous fait grâce des priviléges et du reste; que veut-on de plus?

Notre époque prouve tous les jours que, plus qu'aucune autre de ses devancières, elle prend au sérieux l'adage: Homo duplex. Tous les faits de notre temps, surtout en matière politique, ont ce double caractère, ou, si l'on veut, ce caractère double. C'est d'un côté la théorie, et de l'autre la pratique. On en est venu à ne plus prendre la peine de relever un dualisme aussi général et aussi naturel. Lisez les documents que la presse nous apporte chaque matin : c'est là que vous apprendrez cet art des nuances qui est la première condition de la grande politique. Prenons le premier venu, si vous le voulez bien, un rapport tout récent adressé à l'Empereur par Son Excellence le ministre de l'intérieur : « Sire, Votre Majesté a spontanément agrandi la sphère des libertés publiques telle que l'avait faite la constitution de 1852. La presse a eu sa large part dans cette initiative généreuse, » etc. Voilà pour la théorie. « En conséquence j'ai l'honneur de proposer à Votre Majesté d'appliquer au journal l'Or

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léanais les dispositions de l'article 32 du décret du 17 février 1852, et de prononcer la suppression de cette feuille périodique. >> Voilà pour la pratique. Et le tout forme ce que les musiciens nomment un accord parfait.

C'est un grand avantage en politique que de savoir faire à propos cette distinction. Elle est d'un usage encore plus constant et plus utile dans les affaires extérieures que dans l'administration intérieure, et il n'y a que les niais qui puissent blâmer une façon de procéder empruntée aux plus vieilles traditions de l'art de gouverner et qui n'est, en somme, qu'une séparation toute naturelle entre la parole et l'action, deux choses qui se côtoient, mais qu'on ne doit jamais confondre! Il y a encore de bonnes gens qui croient le gouvernement français engagé d'honneur à régénérer le Mexique parce que ce mot de régénération a été prononcé au début de cette affaire. C'est là une vue étroite et erronée de faibles esprits qui ne connaissent pas la vraie signification des mots. Qu'ils examinent plutôt ce qui vient de se passer en Cochinchine. Qui oserait soutenir que nous ne l'avons pas régénérée ? Traduit dans le langage des affaires, ce mot veut dire qu'elle nous paye 25 millions et qu'elle nous donne des territoires.

L'Italie n'a pas de leçons à prendre de nous sous ce rapport, car si nous étudions de notre mieux Machiavel, elle l'a créé et mis au monde. Qu'on ne croie pas que nous cherchions ici un sujet de blâme contre M. Rattazzi et contre sa récente négociation au sujet de la reconnaissance du royaume d'Italie par la Russie et la Prusse. Si nous avions une critique à lui adresser, ce ne serait pas de pratiquer la politique du Florentin, qui dans ses lignes générales est grande et féconde; ce serait de la mal comprendre et de n'en suivre que les fausses et mesquines traditions, telles qu'un préjugé très-répandu les a dénaturées à force d'exagération. Évidemment, lorsqu'il a pris au nom de son pays l'engagement absolu et solennellement constaté « de ne pas faire valoir par la force des armes les prétentions territoriales de l'Italie sur Rome et sur Venise, » lorsqu'il a déclaré que « c'est seulement aux puissances qui ont créé l'état de choses actuel qu'il appartient de pourvoir à la solution pacifique de ces grandes questions,» il a promis plus qu'il ne peut tenir, et sa parole est allée quelque peu au delà de sa pensée.

Heureusement une telle promesse engage un ministère, elle ne peut pas engager une nation. Si on devait la prendre à la lettre, elle équivaudrait à un ajournement indéfini de la solution des difficultés ita

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