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mer jaunâtre arrive d'un élan sur la petite bande de côte plate qui ne semble pas capable de lui résister un seul instant; le vent burle et beugle, les mouettes crient; les pauvres petits navires s'enfuient à tire-d'aile, penchés, presque renversés, et tâchent de trouver un asile dans la bouche du fleuve, qui semble aussi hostile que la mer. Triste vie et précaire, comme devant une bête de proie; les Frisons, dans leurs lois antiques, parlent déjà de la ligue qu'ils ont faite ensemble contre « le féroce Océan. » Mème pendant le calme, cette mer reste inclémente. « Devant les yeux s'étale le grand désert des eaux; au-dessus voguent les nuées, ces grises et informes filles de l'air, qui de la mer, avec leurs seaux de brouillards, puisent l'eau, la traînent à grand'peine, et la laissent retomber dans la mer, besogne triste, inutile et fastidieuse1.» «A plat ventre étendu, l'informe vent du nord, comme un vieillard grognon, babille d'une voix gémissante et mystérieuse, et raconte de folles histoires. » Pluie, vent et houle, il n'y a de place ici que pour les pensées sinistres ou mélancoliques. La joie des vagues elle-même a je ne sais quoi d'inquiétant et d'âpre. De la Hollande au Jutland, une file de petites îles noyées 2 témoigne de leurs ravages; les sables mouvants qu'elles apportent obstruent d'écueils la côte et l'entrée des fleuves. La première flotte romaine, mille vaisseaux, y périt; encore aujourd'hui les navires demeurent en vue des ports un mois et davantage, ballottés sur les grandes vagues blanches, n'osant se risquer dans le chenal changeant, tortueux, célèbre par les naufrages. L'hiver, une cuirasse de glace couvre les deux fleuves; la mer repousse les glaçons qui descendent; ils s'entassent en craquant sur les bancs de sable, et oscillent; parfois on a vu des vaisseaux, saisis comme par une pince, se fendre en deux sous leur effort. Figurez-vous, dans cet air brumeux, parmi ces frimas et ces tempêtes, dans ces marécages et ces forêts, des sauvages demi-nus,

North Strandt, Busen et Héligoland, North Strandt a été envahie par la mer en 1300, 1483, 1532, 1615, et presque détruite en 1634, Busen est une plaine unie, battue de tempêtes, qu'il a fallu entourer d'une digue, — Héligoland a été dévastée par la mer en 800, en 1300, en 1500, en 1649, cette dernière fois si terriblement, qu'il n'est restée d'elle qu'une portion. Turner, I, 118.

1. Henri Heine, Die nordsee. Voir dans Tacite, Annales, liv. II, l'impression des Romains. Truculentia cœli.

2. Watten, Platen, Sande, Düneninseln.

3. C'est à 9 ou 10 milles, près d'Héligoland, qu'on trouve pour la première fois des profondeurs de vingt perches.

sortes de bêtes de proie, pêcheurs et chasseurs, mais surtout chasseurs d'hommes; ce sont eux, Saxons, Angles, Jutes, Frisons aussi, et plus tard Danois, qui, au cinquième et au neuvième siècle, avec leurs épées et leurs grandes haches, prirent et gardèrent l'île de Bretagne.

Pays rude et brumeux, semblable au leur, sauf pour la profondeur de sa mer et la commodité de ses côtes, qui plus tard appellera les vraies flottes et les grands navires, la verte Angleterre, ce mot ici vient d'abord aux lèvres, et dit tout. Là aussi l'humidité surabonde; même en été, le brouillard monte; même dans les jours clairs, on le sent qui va venir de la grande ceinture maritime, ou sortir de l'immense prairie toujours abreuvée, qui, dans les basfonds, sur les hauteurs, ondule, coupée de haies, jusqu'au bout de l'horizon. Çà et là, un jet de soleil s'abat sur les hautes herbes avec un éclat violent, et la splendeur de la verdure devient éblouissante et brutale. L'eau regorgeante dresse les tiges mollasses; elles foisonnent fragiles et emplies de séve, et cette séve est incessamment renouvelée; car les nuages grisâtres rampent sur un fond de brouillard immobile, et de loin en loin, le bord du ciel est brouillé par une averse. << Il y a encore des commons, comme aux temps de la conquête, abandonnés 2, sauvages, pleins d'ajoncs et d'herbes épineuses, avec un cheval çà et là qui paît dans la solitude. Triste aspect, médiocre terre. Quel travail il a fallu pour l'humaniser! Quelle impression elle a dû faire sur les hommes du Midi, sur les Romains de César! Je pensais, en la voyant, aux anciens Saxons, aux vagabonds de l'Ouest et du Nord, qui étaient venus camper dans ce pays de marécages et de brumes, sur la lisière des vieilles forêts, au bord de ces grands fleuves limoneux, qui roulent leur bourbe à la rencontre des vagues. Il leur fallait vivre en chasseurs et en porchers, devenir, comme auparavant, athlétiques, féroces et sombres. Mettez la civilisation en moins sur ce sol. Il ne restera aux habitants que la guerre, la chasse, la mangeaille et l'ivrognerie. L'amour riant, les doux songes poétiques, les arts, la fine et agile pensée sont pour les heureuses plages de la Méditerranée. Ici le barbare, mal clos dans sa chaumière fangeuse, qui entend la pluie ruisseler pendant des jour

1. Palgrave, Saxon commonwealth, t. I.

2. Notes d'un voyage en Angleterre.

3. Léonce de Lavergne, De l'agriculture anglaise. Le sol est beaucoup plus mauvais que celui de la France.

nées entières sur les feuilles des chênes, quelles rêveries peut-il avoir quand il contemple ses boues et son ciel terni? >>

II

De grands corps blancs, flegmatiques, avec des yeux bleus farouches et des cheveux d'un blond rougeâtre; des estomacs voraces, repus de viande et de fromage, réchauffés par des liqueurs fortes; un tempérament froid, tardif pour l'amour ', le goût du foyer domestique, le penchant à l'ivrognerie brutale : ce sont là encore aujourd'hui les traits que l'hérédité et le climat maintiennent dans la race, et ce sont ceux que les historiens romains leur découvrent d'abord dans leur premier pays. On ne vit point, en ces contrées, sans une abondance de nourriture solide; le mauvais temps enferme les gens chez eux; il faut, pour les ranimer, des boissons fortes; les sens y sont obtus, les muscles résistants, les volontés énergiques. Par toutes les racines corporelles l'homme partout plonge dans la nature, d'autant davantage qu'étant plus inculte, il en est moins affranchi. Ceux-ci en Germanie, sous leurs tempêtes, dans leurs misérables bateaux de cuir, parmi les rigueurs et les périls de la vie maritime, se trouvaient entre tous façonnés pour la résistance et l'entreprise, endurcis au mal et contempteurs du danger. Pirates d'abord de toutes les chasses, la chasse à l'homme est la plus profitable et la plus noble; ils laissaient le soin de la terre et des troupeaux aux femmes et aux esclaves; naviguer, combattre et piller 2, c'était là pour eux toute l'œuvre d'un homme libre. Ils se lançaient en mer sur leurs barques à deux voiles, abordaient au hasard, tuaient, et allaient recommencer plus loin, ayant égorgé en l'honneur de leurs dieux le dixième de leurs prisonniers, et laissant derrière eux la lueur rouge de l'incendie. «Seigneur, disait une litanie, délivrez-nous de la fureur des Jutes.» « De tous les barbares3, ce sont les plus fermes de corps et de cœur, les plus redoutés,» ajoutez les plus « cruellement féroces. >>

1. Tacite, De moribus germanorum passim. Diem, noctemque continuare putando, nulli probrum.- Sera juvenum Venus.- Totos dies juxta focium atque ignem agunt. — Dargaud, Voyage en Danemark. Six repas par jour, le premier à 5 heures du matin. Voir les figures et les repas à Hambourg et à Amsterdam.

2. Bède, V, 10. Sidoine, VIII, 6. Lingard, Histoire d'Angleterre. 3. Zosime, III, 147. Ammien Marcellin, XXVIII, 526.

2

Quand le meurtre est devenu un métier, il devient un plaisir. Vers le huitième siècle, la décomposition finale du grand cadavre romain, que Charlemagne avait tenté de relever et qui s'affaissait dans sa pourriture, les appela comme des vautours à la proie. Ceux qui étaient restés en Danemark avec leurs frères de Norvége, païens fanatiques, et acharnés contre les chrétiens, se lancèrent sur tous les rivages. Leurs rois de mer1, « qui n'avaient jamais dormi sous les poutres enfumées d'un toit, qui n'avaient jamais vidé la corne de bière auprès d'un foyer habité, » se riaient des vents et des orages, et chantaient : « Le souffle de la tempête aide nos rameurs; le mugissement du ciel, les coups de la foudre ne nous nuisent pas; l'ouragan est à notre service et nous jette où nous voulions aller. >> « Nous avons frappé de nos épées, dit un chant attribué à Raguar Lodbrog; c'était pour moi un plaisir égal à celui de tenir une belle fille à mes côtés !... Celui qui n'est jamais blessé mène une vie ennuyeuse. » Un d'entre eux, au monastère de Peterborough, tue de sa main tous les moines, au nombre de quatre-vingt-quatre; d'autres, ayant pris le roi Ælla, lui coupent les côtes jusqu'aux reins, et lui arrachent les poumons par l'ouverture, de façon à figurer un aigle avec sa plaie. Harold Pied-de-lièvre, ayant saisi son compétiteur Alfred avec six cents hommes, leur fit crever les yeux, ou couper les jarrets, ou scalper le crâne, ou dévider les entrailles. Supplices et carnages, besoin du danger, fureur de destruction, audaces obstinées et insensées du tempérament trop fort, déchaînement des instincts carnassiers, ce sont là les traits qui apparaissent à chaque pas dans les anciennes Sagas. La fille du Jarl danois, voyant Egill qui veut s'asseoir auprès d'elle, le repousse avec mépris, lui reprochant «< d'avoir rarement fourni aux loups des mets chauds, de n'avoir pas vu dans tout l'automne le corbeau croassant au-dessus du carnage. »> Mais Egill la saisit et l'apaise en chantant : « J'ai marché avec mon glaive sanglant, de sorte que le corbeau m'a suivi. Furieux, nous avons combattu, le feu plauait sur la demeure des hommes, et nous avons endormi dans le sang ceux qui veillaient aux portes de la ville.» Par ces propos de table et ces goûts de jeune fille, jugez du reste 2.

1. Vikings. Aug. Thierry, Hist. sancti Edmundi, t. VI, 441, apud Surium. Voir l'Iglinga Saga, et surtout la Saga d'Egill.

2. Francs, Frisons, Saxons, Danois, Norvégiens, Islandais, sont un même peuple. La langue, les lois, la religion, la poésie diffèrent à peine. Ceux qui

Les voici maintenant en Angleterre, plus sédentaires et plus riches : croyez-vous qu'ils soient beaucoup changés ? Changés peutêtre, mais en pis, comme les Francs, comme tous les barbares qui passent de l'action à la jouissance. Ils sont plus gloutons, ils dépècent leurs porcs, ils s'emplissent de viandes, ils avalent coup sur coup l'hydromel, la bière, le vin de mûres, le vin de pigment, toutes ces fortes et âpres boissons qu'ils ont pu ramasser, et se trouvent égayés et ranimés. Ajoutez-y le plaisir de se battre. Ce n'est pas avec de tels instincts qu'on atteint vite à la culture; pour la trouver naturelle et prompte, il faut aller la chercher dans les sobres et vives populations du Midi. Ici le tempérament lent et lourd' reste longtemps enseveli dans la vie brutale; au premier aspect, nous autres, gens de race latine, nous ne voyons jamais chez eux que de grandes et grosses bêtes, maladroites et ridicules quand elles ne sont pas dangereuses et enragées. Jusqu'au seizième siècle, le corps de la nation, dit un vieil historien2, ne se composa guère que de pâtres, gardeurs de bêtes à viande et à laine; jusqu'à la fin du dix-huitième, l'ivrognerie fut le plaisir de la haute classe; il est encore celui de la basse, et tous les raffinements des délicatesses et de l'humanité moderne n'ont point aboli chez eux l'usage des verges et des coups de poing. Si le barbare carnivore, belliqueux, buveur, dur aux intempéries, apparaît encore sous la régularité de notre société et sous la douceur de notre politesse, imaginez ce qu'il devait être lorsque, débarqué avec sa bande sur un territoire dévasté ou désert et pour la première fois devenu sédentaire, il voyait à l'horizon les pâturages communs de la Marche, et la grande forêt primitive qui fournissait des cerfs à ses chasses et des glands à ses porcs! Ils étaient « d'appétit grand et grossier, » disent les anciennes histoires. Encore au temps de la conquète3, « la coutume de boire excessivement était le vice commun des gens du haut rang, et ils y passaient, sans interruption, les jours et les nuits en

sont plus au nord restent plus tardivement dans les mœurs primitives. La Germanie aux quatrième et cinquième siècle, le Danemark et la Norvége au septième et au huitième, l'Islande aux dixième et onzième siècles, offrent le même état, et les documents de chaque pays peuvent combler les lacunes qu'il y a dans l'histoire des autres.

1. Gens non astuta, nec callida. XXII, Tacite.

2. Pictorial history of England, by Craig and Mac-Farlane, I, 337, W. de Malmsbury. Henri de Huntington, VI, 365.

3. Turner, History of the Anglo-Saxons, III, 29.

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