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ce sont eux qui nous ont délivrés de cette prose rimée, insipide et vulgaire, qu'on nomme la poésie impériale, et qui ont ouvert à l'esprit français des horizons sans fin, des perspectives d'une éternelle beauté! L'école de la Restauration est fille de l'Allemagne; les idées dont nous vivons aujourd'hui, nous les devons à madame de Staël.

En politique, c'est sa gloire d'avoir défendu et gardé, comme un feu sacré, les doctrines constitutionnelles. Au milieu des fureurs et des défaillances de tous les partis, jamais elle ne s'est payée de mots. Le despotisme ne lui a pas plu parce qu'il s'intitulait république; la gloire de l'Empire ne l'a pas réconciliée avec le pouvoir absolu. Si la Restauration lui a souri, ce n'est pas parce qu'elle s'appelait légitimité ou droit divin, c'est parce que Louis XVIII rentrait en France, la Charte à la main. La Charte, c'était le résumé des idées libérales que Necker et Mirabeau arboraient en 1789. En rentrant dans son lit, le flot de la révolution mourante trouvait madame de Staël debout et fidèle à son parti. Rien n'avait ébranlé cette âme généreuse. Au milieu des orages, seule, et sans appui, une femme avait maintenu ce drapeau constitutionuel auquel la France revient toujours.

Madame de Staël, Benjamin Constant, voilà nos ancêtres politiques; il nous ont laissé un héritage que nous ne voulons pas perdre, et qu'à défaut de talent, nous réclamons, du moins, avec la même ardeur et la même foi. La liberté qu'il nous faut est celle qu'ils ont revendiquée. Liberté de parole et de pensée, liberté pour l'Église, pour l'école, pour l'hospice, pour la commune, et au-dessus, comme garantie nécessaire, ces institutions qui sont la forme de la liberté politique chez les nations civilisées. République ou monarchie, peu nous importe le nom qu'un peuple donne à la souveraineté, pourvu que cette monarchie ou cette république soit constitutionnelle. Sous tous les régimes nous demandons la même chose: respect des droits de l'individu et libertés publiques. Sous tous les régimes nous n'avons qu'un ennemi, celui que madame de Staël a combattu : l'arbitraire et le silence; sous tous les régimes, nous appelons le règne de la justice et de la publicité. Qu'on nous reconnaisse ces droits, qu'on nous donne ces garanties, nos vœux seront remplis; nous croirons à l'avenir de la liberté.

Un demi-siècle aura bientôt passé sur la tombe de madame de Staël; l'histoire commence pour elle et pour ses contemporains. Déjà plus d'une gloire impériale s'est éclipsée, plus d'un personnage, naguère illustre, est tombé dans l'oubli; je ne sais si je me fais illu

sion, mais il me semble que le nom de madame de Staël est de ceux qui surnagent et qui peu à peu triomphent des années. Châteaubriand a pâli; l'Allemagne et les Considérations n'ont rien perdu de leur vérité. Si par le talent littéraire madame de Staël est au-dessous de l'auteur de René, si elle n'a ni le même feu, ni le même éclat, les idées qu'elle a défendues la mettent au-dessus de son grand rival. Ce sont ces idées qui porteront dans l'avenir la fille de Necker, et qui la maintiendront au premier rang parmi les écrivains du dix-neuvième siècle naissant. Ses défauts, ses faiblesses, toutes ces taches qui amusent la malignité du jour, sont depuis longtemps oubliés; il nous reste son esprit, son dévouement, ses services. La postérité, dit-on, aime à se faire des héros, et prête à ceux qu'elle adopte une beauté idéale. Non, la postérité est plus juste; mais elle voit ce qui échappe aux contemporains. Il y a dans les œuvres de génie un charme intérieur que la mort et le temps débarrassent des voiles qui le couvrent; c'est alors qu'une âme belle et grande rayonne dans toute sa lumière, et entoure d'une sainte auréole ces nobles et sereines figures que nous plaçons avec un pieux respect au Panthéon de l'histoire. C'est là que madame de Staël trouvera enfin la justice qui lui a manqué; c'est là que sur le piédestal de sa statue, nous écrirons comme devise le jugement qu'avec une sincérité parfaite la fille de Necker a porté d'elle-même, et que cinquante années n'ont fait que confirmer : « J'ai toujours été la même, vive et triste; j'ai aimé Dieu, mon père et la liberté. »

ÉDOUARD LABOULAYE.

DU

TEMPOREL ET DU SPIRITUEL

DANS L'INDE PRIMITIVE

Pour apprécier les faits qui vont être exposés, il faut savoir que le livre des hymnes, connu sous le nom de Vêda, n'est pas seulement la base de l'édifice religieux du brâhmanisme, mais qu'il nous offre aussi un tableau mouvant et vrai de la plus antique société indienne. Les familles âryennes étaient établies à cette époque dans les vallées de l'Indus et de ses affluents. Là, indépendantes les unes des autres et ne formant pas une nation, elles se groupaient autour de certains centres géographiques et se partageaient en tribus obéissant à des chefs féodaux. Le seul lien qui semble unir ces tribus entre elles est la communauté des idées religieuses, du culte et de la race. Ce fut de tels commencements que sortit plus tard la grande société brâhmanique, dont toute la puissance reposa sur la constitution des castes.

Si l'on veut comprendre par quelles transformations la société vêdique a passé pour atteindre à cet état définitif que les lois de Manu et les épopées nous dépeignent, il faut donc savoir à quel titre et dans quelles conditions les membres de la famille entraient dans le corps social au temps du Vêda. Cette question peut s'exprimer encore de cette manière : Les castes existaient-elles alors dans la société des Aryas? Et, si elles ne s'y rencontraient pas telles que nous le voyons dans la société brâhmanique, les hymnes ne nous en offrent-ils pas les rudiments, ne nous en expliquent-ils pas l'origine? Si cette dernière solution est la vraie, comme elle paraît l'être, nous devrons considérer la période des hymnes comme un âge de transition entre l'état primitif indiqué par la signification des noms de parenté, et l'état définitif dont les épopées sanscrites nous offrent l'image. Si d'autre part le Vêda, rapproché des traditions indiennes, nous donne l'explication positive de l'origine des castes et des causes qui les ont fait naître, une question subsidiaire s'ajoute d'elle-même à la précé

dente comment et dans quelles circonstances s'est opéré le classement des castes? On doit observer que cette dernière question est d'une nature absolument historique, et qu'elle porte sur l'antagonisme pour ainsi dire éternel des deux grands pouvoirs auxquels se soumettent les hommes; nous voulons parler du pouvoir spirituel représenté par les brâhmanes, et du pouvoir temporel qui était entre les mains des rois. Or, il est indubitable qu'à l'origine des peuples âryens la séparation des deux pouvoirs n'existait pas, non plus, sans doute, que les pouvoirs eux-mêmes; il est certain aussi que dans la société brâhmanique, ils étaient à la fois solidement établis et entièrement séparés. Il y a donc eu un moment où cette séparation s'est opérée, lorsque l'un et l'autre étaient parvenus à ce point de développement où ils pouvaient également prétendre à la prééminence.

Toutes ces questions, qui n'intéressent pas moins la théorie politique que l'histoire, ne peuvent être résolues pour les Aryas du SudEst que si l'on s'entend sur la valeur du mot caste et sur le sens que l'on doit lui donner quand il s'agit de l'Inde. Nous allons essayer de définir la caste, d'après les nombreuses données, toutes concordantes, que renferment les lois de Manu, les Épopées, les Purânas, et les divers écrits orthodoxes de la littérature brâhmanique.

Trois éléments constituent la caste, le partage des fonctions entre les hommes, leur transmission héréditaire et la hiérarchie. Par le partage des fonctions l'on doit entendre que chaque homme a sa fonction propre dans la société civile, politique et religieuse; que cette fonction lui est commune avec les autres hommes de sa caste; et qu'il ne doit pas empiéter sur les fonctions d'une nature différente remplies par des hommes d'une autre caste que la sienne. Ainsi le labour, le soin des troupeaux, le commerce, l'industrie, sont autant de fonctions qui appartiennent en propre à la caste des hommes du peuple; servir les autres est la fonction propre de la caste inférieure. La guerre et le gouvernement des États, la législation et la justice sont les attributions de la caste royale des guerriers. La prière publique et l'office divin appartiennent exclusivement à la caste sacerdotale. Dans un État où le laboureur et le marchand pourraient être chefs de guerre, il n'y aurait entre eux et le militaire aucune distinction de caste : c'est le fait que nous présente, plus que toute autre, l'histoire de la démocratie athénienne. De même, si un prince ou un chef d'armée pouvait, sans recourir au prêtre, offrir un sacrifice en son propre nom, il n'y aurait point pour lui de caste sacerdo

tale, puisque en ce moment même il serait prêtre. Les épopées homériques nous offrent de ce fait plusieurs exemples. Mais si en aucun temps le négociant ou l'agriculteur ne peut se substituer au chef de guerre, ni ce dernier au prêtre officiant, ni en général une fonction à une autre, cette séparation est un des éléments constitutifs de la caste.

Le second n'est pas moins essentiel. L'hérédité des fonctions venant à manquer, la fonction quitte une famille pour entrer dans une autre; or, comme les pères ne meurent pas tous à la fois, mais que des vieillards continuent souvent leur fonction pendant de longues années, pendant que de jeunes hommes accomplissent aussi la leur, il en résulte que, si les fonctions ne se transmettent pas des pères aux fils, la caste n'atteint pas la famille, ni par conséquent la société, dont la famille est la forme fondamentale. C'est ce que nous voyons chez nous, où les castes n'existent pas, parce que les fonctions ne sont pas héréditaires; les fonctions y sont ouvertes à tous; les hommes de la dernière classe et de la plus basse naissance y peuvent remplir les fonctions sacerdotales et avoir en main le pouvoir spirituel qui est le premier et le plus redoutable des pouvoirs. Cet état de choses, qui n'est pas propre au christianisme, mais que le buddhisme avait inauguré plusieurs siècles avant notre ère, est le plus opposé qui se puisse concevoir au régime des castes. L'hérédité des fonctions suppose naturellement que le mariage est pratiqué par toutes les castes; et, si la société est fondée sur ce régime, il peut même se faire que cet état soit ordonné par la loi. Si une seule caste venait à s'y soustraire, ou la fonction périrait avec elle, ou bien elle serait remplie par des hommes des autres castes; et ce serait la plus grave atteinte portée au régime tout entier. Or les filles, en contractant mariage, adoptent naturellement la fonction de leurs époux et perdent la leur si elle est différente; dans ce cas elles passent d'une caste à une autre; c'est là un inconvénient dans une société dont le régime des castes est la base; mais il est beaucoup moindre que si les hommes étaient exposés à perdre la leur. L'hérédité des fonctions repose donc principalement sur les mâles, sinon exclusivement sur eux. Dans l'Inde brâhmanique la transmission des castes par les mâles avait une importance d'autant plus grande, que ni le pouvoir sacerdotal, ni le pouvoir temporel des xattriyas, n'était centralisé; les rois gouvernaient chacun leur petit royaume; les mahârâjas ou grands rois n'étaient que des sei

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