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CHRONIQUE POLITIQUE

3 gout 1862.

Si notre situation intérieure ne présente en ce moment que fort peu d'événements qui méritent de fixer l'attention, elle offre, en revanche, plus d'un symptôme intéressant et curieux pour ceux qui savent observer. On commence à se préoccuper de l'avenir; on essaye des combinaisons nouvelles; il se fait de tous côtés des rapprochements, des préparatifs dont les plus bruyants ne sont pas les plus sérieux. On songe à inspecter d'avance le champ de bataille électoral. L'opinion publique, depuis longtemps désarmée de ses garanties les plus essentielles, démoralisée par toutes les violences qu'elle a subies dans le cours de nos vicissitudes, par le mutisme prolongé auquel elle a été condamnée, par le souvenir de ses propres défaillances, demeure encore dans un état apparent d'inertie et de résignation, comme si elle était effrayée d'avoir osé donner cet hiver quelques faibles signes de vie; mais l'on se tromperait étrangement si l'on prenait son silence pour une abdication définitive, ou sa stupeur pour une approbation. Elle ne sait encore protester qu'à la manière des faibles, par une attitude immobile et passive; mais peut-être le jour n'est-il pas loin où elle ne parlera plus à voix basse, et saura se faire entendre de tout le monde. Il n'est déjà plus besoin d'avoir l'oreille bien fine pour saisir son timide monologue pour lui entendre, par exemple, murmurer son humble avis sur l'expédition du Mexique. Qui ne sait à quoi s'en tenir là-dessus, même parmi ceux qui sont les plus intéressés à méconnaître cet avertissement? Oui, le public est passé aujourd'hui à l'état de spectateur inerte et interdit d'événements dans lesquels il prétendait autrefois être acteur et juge; mais il les suit d'un regard inquiet, ce qui ne lui arrivait plus depuis longtemps. Il assiste avec un ébahissement quelque peu naïf à certains essais qu'il ne comprend pas très-bien et à certaines évolutions qu'il craint de trop bien comprendre. Ainsi on aurait peine à lui persuader que la formidable

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expédition qui va mettre à la voile pour le Mexique ne masque pas un changement de front prémédité contre tout autre adversaire que Juarez. De même encore, en présence de l'exaltation de M. de Morny au titre de duc, il se demande avec une anxiété assez comique s'il est destiné, comme on l'assure, à saluer l'éclosion d'une noblesse nouvelle. Et pourquoi non?

Pour notre part, nous ne saurions nous associer en rien aux susceptibilités que la seule annonce de ce projet a eu le don d'éveiller. Nous ne pouvons être ni affligé ni surpris de voir le second Empire imiter le premier, car nous avons plus d'une fois regretté que l'imi– tation n'ait pas été poussée jusqu'au bout. On n'a le droit d'émettre un jugement bien motivé sur un régime politique que lorsqu'on le voit fonctionner avec son appareil au complet, et qu'il écarte toute équivoque, tous ces compromis qui empêchent qu'on ne le juge en connaissance de cause. Une logique secrète, mais infaillible, l'amène d'ailleurs peu à peu à rejeter hors de son sein tous les éléments qui lui sont étrangers pour revenir à son type ou, comme on dit, à sa pureté primitive. Si les présages ne sont pas menteurs, nous aurons donc avant peu une aristocratie composée de préfets, de généraux et de fonctionnaires, une vraie noblesse démocratique, car il est bien entendu que nous ne cessons pas pour cela d'être la nation égalitaire par excellence. Nos nobles sortiront du peuple, et ne s'élèveront au-dessus du peuple que par leurs titres, ce qui est le beau idéal d'une aristocratie. On nous fait grâce des priviléges et du reste; que veut-on de plus ?

Notre époque prouve tous les jours que, plus qu'aucune autre de ses devancières, elle prend au sérieux l'adage: Homo duplex. Tous les faits de notre temps, surtout en matière politique, ont ce double caractère, ou, si l'on veut, ce caractère double. C'est d'un côté la théorie, et de l'autre la pratique. On en est venu à ne plus prendre la peine de relever un dualisme aussi général et aussi naturel. Lisez les documents que la presse nous apporte chaque matin : c'est là que vous apprendrez cet art des nuances qui est la première condition de la grande politique. Prenons le premier venu, si vous le voulez bien, un rapport tout récent adressé à l'Empereur par Son Excellence le ministre de l'intérieur: « Sire, Votre Majesté a spontanément agrandi la sphère des libertés publiques telle que l'avait faite la constitution de 1852. La presse a eu sa large part dans cette initiative généreuse, » etc. Voilà pour la théorie. «En conséquence j'ai l'honneur de proposer à Votre Majesté d'appliquer au journal l'Or

léanais les dispositions de l'article 32 du décret du 17 février 1852, et de prononcer la suppression de cette feuille périodique. » Voilà pour la pratique. Et le tout forme ce que les musiciens nomment un accord parfait.

C'est un grand avantage en politique que de savoir faire à propos cette distinction. Elle est d'un usage encore plus constant et plus utile dans les affaires extérieures que dans l'administration intérieure, et il n'y a que les niais qui puissent blâmer une façon de procéder empruntée aux plus vieilles traditions de l'art de gouverner et qui n'est, en somme, qu'une séparation toute naturelle entre la parole et l'action, deux choses qui se côtoient, mais qu'on ne doit jamais confondre! Il y a encore de bonnes gens qui croient le gouvernement français engagé d'honneur à régénérer le Mexique parce que ce mot de régénération a été prononcé au début de cette affaire. C'est là une vue étroite et erronée de faibles esprits qui ne connaissent pas la vraie signification des mots. Qu'ils examinent plutôt ce qui vient de se passer en Cochinchine. Qui oserait soutenir que nous ne l'avons pas régénérée ? Traduit dans le langage des affaires, ce mot veut dire qu'elle nous paye 25 millions et qu'elle nous donne des territoires.

L'Italie n'a pas de leçons à prendre de nous sous ce rapport, car si nous étudions de notre mieux Machiavel, elle l'a créé et mis au monde. Qu'on ne croie pas que nous cherchions ici un sujet de blâme contre M. Rattazzi et contre sa récente négociation au sujet de la reconnaissance du royaume d'Italie par la Russie et la Prusse. Si nous avions une critique à lui adresser, ce ne serait pas de pratiquer la politique du Florentin, qui dans ses lignes générales est grande et féconde; ce serait de la mal comprendre et de n'en suivre que les fausses et mesquines traditions, telles qu'un préjugé très-répandu les a dénaturées à force d'exagération. Évidemment, lorsqu'il a pris au nom de son pays l'engagement absolu et solennellement constaté « de ne pas faire valoir par la force des armes les prétentions territoriales de l'Italie sur Rome et sur Venise, » lorsqu'il a déclaré que « c'est seulement aux puissances qui ont créé l'état de choses actuel qu'il appartient de pourvoir à la solution pacifique de ces grandes questions,» il a promis plus qu'il ne peut tenir, et sa parole est allée quelque peu au delà de sa pensée.

Heureusement une telle promesse engage un ministère, elle ne peut pas engager une nation. Si on devait la prendre à la lettre, elle équivaudrait à un ajournement indéfini de la solution des difficultés ita

liennes; car les puissances à qui on s'en remet du soin de les résoudre ont d'excellentes raisons pour préférer le statu quo à de nouvelles complications. Si l'on s'en était rapporté jusqu'ici à leur initiative, l'unité italienne n'aurait jamais été qu'un programme. Elles ne se sont jamais inclinées que devant les faits accomplis et tout à fait contre leur gré.

Pour les décider à une politique nouvelle, il faudra donc qu'il se produise en Italie des faits nouveaux, et, ces faits, le ministère Rattazzi sera forcé de les combattre sous peine de manquer aux plus solennels engagements. Il est déjà entré dans cette voie, et avec un zèle qui prouve qu'en fait de reconnaissance il n'a pas voulu rester audessous de ses nouveaux alliés. S'est-il donc juré de mériter aussi la reconnaissance de l'Autriche ?

On voit par là que cette reconnaissance, tant vantée comme un chefd'œuvre d'habileté, peut créer de sérieux embarras au gouvernement italien. Elle a eu pour premier résultat le regrettable malentendu qui vient d'éclater entre le ministère et le général Garibaldi, et peut-être la guerre civile comme conséquence dernière. Que ce malentendu soit réel et profond comme il paraît l'être, ou qu'il ne soit, comme quelques-uns l'ont prétendu, qu'un plan concerté à l'avance, ce qui semble impossible, il commence une aventure dont on ne peut prévoir l'issue, et offre tout autant de dangers s'il est un expédient désespéré que s'il est un événement fortuit. Il discrédite et compromet la popularité dont l'Italie a le plus besoin. En dépit des puissants patronages qui le protégent, pas plus que ses prédécesseurs, le cabinet Rattazzi ne peut se passer de l'appui du sentiment national et des passions populaires; il n'est pas d'acte diplomatique qui puisse remplacer cette force; or, il n'a su jusqu'ici que se l'aliéner après l'avoir un instant endormie par ses flatteries et ses promesses. Au lieu de la ménager et de la tenir en éveil comme une ressource pour l'avenir, il la lasse, l'exaspère et la décourage tour à tour. Ce n'est pas en énervant une nation qu'on la prépare aux grandes choses dont l'Italie a encore besoin. On ne coupe pas les jarrets à son cheval sous prétexte de le dompter, lorsqu'on compte sur lui pour le combat. Depuis son entrée au ministère, M. Rattazzi n'a vécu que sur le crédit qu'on lui suppose à l'étranger, et ce crédit ne repose que sur une docilité à toute épreuve. A l'intérieur, un pied dans le camp démocratique, l'autre dans le camp conservateur, il n'a su que ruser, diviser, affaiblir. Comme le lui a reproché à si juste titre M. Peruzzi dans un discours où le sens politique le plus fin s'allie à la fermeté et à l'élévation des

vues, il n'a gouverné que par l'équivoque. Au lieu de laisser prendre au parti populaire l'impulsion et l'attitude qui pourraient être le plus utiles à la cause italienne, et de le seconder tout en le maintenant avec fermeté dans les limites légales, ainsi qu'avait fait M. de Cavour, il ne s'est appliqué qu'à user ses forces par des manœuvres artificieuses, qu'à obtenir son silence et sa neutralité tantôt en l'intimidant, tantôt en flattant sa crédulité d'une espérance dont mieux que personne il connaissait l'inanité. De là l'irritation bien concevable de ce parti, en reconnaissant qu'il a été joué, et que ces belles promesses sé réduisent en somme à un ajournement indéfini sous la garantie de deux grandes puissances. La conduite de Garibaldi en cette circonstance a été en général appréciée sévèrement, et quelle que soit l'issue de l'entreprise héroïquement folle dans laquelle il vient de se jeter tête baissée, il est certain qu'il s'y mêle des écarts peu dignes de lui; mais on devrait avant tout imputer la responsabilité de ces malheurs à la politique qui les a provoqués. Si le général manque tout à fait de ce sentiment des proportions qui mesure la portée d'un acte ou d'une parole, il a en revanche un sens profond des conditions qui sont nécessaires pour compléter l'affranchissement de son pays, et on comprend qu'il lui échappe un cri de douleur et de colère en présence de l'impuissance à laquelle on le condamne.

Ces conditions aujourd'hui se réduisent à une : être fort et savoir se faire craindre. Il est triste d'avoir à le reconnaître aujourd'hui, après tant d'illusions et d'espérances trompées; mais la question romaine, qu'on a dit si longtemps être une question morale, n'est plus à l'heure qu'il est qu'une question de force. Au point de vue moral le problème est mille fois résolu, et l'avenir ne peut rien ajouter à la lumière qui s'est faite sur ce point. A l'arrogance avec laquelle les catholiques persistent à demander qu'un peuple entier se condamne à l'ilotisme, afin d'entretenir pour leur bon plaisir une institution dont ils ne voudraient à aucun prix pour eux-mêmes, il n'y a plus désormais qu'une réponse à opposer, à savoir, faire acte de force et de puissance selon le conseil d'un ministre français. Les catholiques n'ayant pour dernière raison que leur volonté, il faut qu'ils trouvent en face d'eux une volonté encore plus indomptable. En présence de l'Italie suppliante et désarmée, les partisans du pouvoir temporel ont le verbe haut et insolent; mais qu'auraient-ils dit devant un rugissement de la Révolution française? D'un souffle elle aurait dispersé aux quatre vents les éclats de leur idole, et ils seraient allés en relever les débris où bon leur aurait semblé, mais ils auraient cessé de croire à leur droit de l'imposer à ceux qui n'en veulent pas. A la force on ne

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