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où nous parlions, pour venir nous écrire. Quand il arrivait par hasard des étrangers, nous ne pouvions supporter d'interrompre nos habitudes, et notre petite poste (c'est ainsi que nous l'appelions) allait toujours son train. Les habitants de la ville voisine s étonnaient un peu de ces manières nouvelles, et les prenaient pour de la pédanterie, tandis qu'il n'y avait dans ce jeu qu'une ressource contre la monotonie de la solitude1. »

Que pouvait-on s'écrire dans cette aimable société? Quel amateur d'autographes ne serait fier de cacher parmi ses trésors une lettre adressée par la petite poste de Fossé? Un Allemand, fort indiscret, comme tous les curieux, le docteur Dorow, a retrouvé dans les papiers de Chamisso une de ces correspondances échangées avec la belle Juliette. Par bonheur pour nous, l'indigne collectionneur l'a publiée dans un recueil qui porte cette devise impertinente2:

Bleibt der Welt in keinem Falle
Ein Geheimniss doch verhehlt;
Keinen Einz'gen wird's erzählt,
Und am Ende wissen's Alle 3.

Si l'on trouve la prose de Chamisso un peu étrange, qu'on n'oublie pas que, encore bien qu'il fût né en Lorraine, l'aimable auteur de Pierre Schlemil ou l'Homme qui a vendu son ombre n'a jamais pu écrire et penser qu'en allemand.

« CHAMISSO. Que vos beaux yeux ne s'abaissent pas sur moi avec colère parce que j'ai essayé de peindre des escarboucles; là lune au front d'argent ne s'est jamais obscurcie parce que les hommes ont trouvé drôle de peindre son disque lumineux sous la figure d'une vieille femme.

« MADAME RÉCAMIER. Vous excusez vos malices d'une manière si spirituelle qu'il faut bien les pardonner; mais c'est bon pour une fois, car je vous préviens (et je vous l'ai déjà dit) que j'ai un très-mauvais caractère 3.

<< CHAMISSO. Donnez-moi la plume avec laquelle vous m'avez répondu pour la jeter au feu; elle ne mérite pas de vivre après avoir tracé un pareil blasphème..

« MADAME RÉCAMIER. Je vous assure que c'est l'exacte verité.

1. Dix années d'exil, 2o part., ch. I.

2. Dorow, Denkschriften und Briefe, zur Charakteristich der Welt und Litteratur, t. IV, Berlin, 1840, p. 140.

3. Jamais un secret ne reste caché au monde; on ne le conte à personne, et à la fin chacun le sait.

4. Il y avait probablement une esquisse de madame Récamier jointe à cette lettre.

5. Dorow voit ici une allusion à la détestable écriture de madame Récamier, qui, dit-il, écrivait de véritables hiéroglyphes.

« CHAMISSO. Mais en êtes-vous bien sûre?

« MADAME RECAMIER. Beaucoup trop.

« CHAMISSO. Eh bien, il faut vous corriger. Venez à confesse à moi, — je vous prêcherai pénitence.

« MADAME RÉCAMIER. Je tiens à garder mes défauts, et c'est encore une suite de mon mauvais caractère.

«< CHAMISSO. Mais si vous les voulez garder, je vous conseille de les donner à garder à quelqu'un ; — voulez-vous nous en donner à garder à tous ? Gardez-vous-cn. »

Peut-être trouvera-t-on cette causerie insignifiante, sinon même prétentieuse; mais on avouera que ces jeux innocents n'étaient pas de nature à ébranler l'empire. Ce n'était pas l'opinion du ministre de la police; et il n'avait pas tort. Quand au lieu de laisser à la pensée pleine carrière, et de ne punir que les actions coupables, on s'en prend aux secrets du cœur, tout est danger. Où s'arrêter quand on poursuit l'intention? Corinne, à Blois, portait ombrage à l'empire: on s'occupait d'elle; le ministre écrit au préfet de Loir-et-Cher de faire attention: Madame de Staël est environnée d'une cour. « Certes, répondit l'exilée, qu'on ne prenait jamais au dépourvu, ce n'est pas du moins la puissance qui me la donne'. Mot désagréable pour les courtisans et peut-être aussi pour celui qui croyait se grandir en s'entourant de ce cortége obligé de tous les princes, au jour de la prospérité.

L'Allemagne avait été examinée par la censure, qui en permit l'impression, sauf quelques passages où un zèle excessif avait soupçonné des allusions qui n'existaient pas. Ces suppressions, qui s'adressaient à l'éloge de l'enthousiasme et du patriotisme, devenaient autant d'insultes pour l'empire, qui ne pouvait entendre ces grandes vérités; mais cette maladresse est née avec la censure et ne mourra qu'avec elle. Malgré ces mutilations, le livre avait gardé sa beauté; après dix ans de travail, madame de Staël allait enfin révéler à la France une littérature nouvelle, et jeter une semence féconde sur un terrain épuisé depuis Voltaire. C'était la récompense et le fruit de son exil.

Confiante dans la droiture de ses intentions, elle adressa à Napoléon lui-même le premier exemplaire de l'Allemagne, en l'accompagnant d'une lettre pleine de noblesse et de sensibilité. Décidée à s'embarquer pour l'Amérique ou l'Angleterre plutôt que de rester sous la main de la police, elle voulait tenter un dernier effort auprès

1. Dix années d'exil, 2o part., ch. rer.

de l'empereur, et en obtenir la permission de vivre dans une campagne auprès de Paris. Ce n'était pas pour elle qu'elle faisait cette demande, mais pour ses fils qui n'avaient point de carrière, pour sa fille qu'il faudrait bientôt établir, et qu'elle ne pouvait forcer à vivre dans les insipides séjours où la police l'enfermait.

« Sur le continent, disait la lettre, quelle ville puis-je choisir où la disgrâce de Votre Majesté ne mette un obstacle invincible à l'établissement de mes enfants, comme à mon repos personnel?

« Votre Majesté ne sait peut-être pas elle-même la peur que les exilés font à la plupart des autorités de tous les pays, et j'aurais, dans ce genre, des choses à lui raconter qui dépassent sûrement ce qu'elle aurait ordonné.

« On a dit à Votre Majesté que je regrettais Paris à cause du musée et de Talma. C'est une agréable plaisanterie sur l'exil, c'est-à-dire sur le malheur que Cicéron et Bolingbroke ont déclaré le plus insupportable de tous.

« Mais quand j'aimerais les chefs-d'œuvre des arts que la France doit aux conquêtes de Votre Majesté; quand j'aimerais ces belles tragédies, images de l'héroïsme, serait-ce à vous, Sire, à m'en blâmer? Le bonheur de chaque individu ne se compose-t-il pas de la nature de ses facultés? et si le ciel m'a donné des talents, n'ai-je pas l'imagination qui rend les jouissances des arts et de l'esprit nécessaires?

a Tant de gens den andent à Votre Majesté des avantages réels de toute espèce, pourquoi rougirais-je de lui demander l'amitié, la poésie, la musique, les tableaux, toute cette existence idéale dont je puis jouir sans m'écarter de la soumission que je dois au monarque de la France 1? »

L'occasion était belle de jouer le rôle de Trajan et d'effacer d'un mot huit ans d'injustice. Pour toute réponse, la police saisit les dix mille exemplaires de l'édition censurée, les fit mettre au pilon, et enjoignit à madame de Staël de quitter la France dans les vingt-quatre heures. On connaît la lettre du duc de Rovigo, lettre qu'une main vengeresse a clouée en tête de l'Allemagne et vouée à une éternelle célébrité. Comme plus d'une page officielle, ce que cette lettre dément est la vérité. La raison de cette incroyable suppression d'un livre innocent, c'est que madame de Staël ne louait pas l'empereur, ou plutôt qu'elle ne parlait ni de lui ni des Français, et qu'elle donnait trop d'éloges aux Allemands et en particulier aux Prussiens. Pour tout écrivain français, la flatterie était désormais un devoir et le silence un crime; telle était la consigne qu'avait reçue ou plutôt que s'était donnée le grand maître de la littérature impériale, le ministre de la police, duc de Rovigo.

1. Coppet et Weimar, p. 168.

Madame de Staël reprit le chemin de Coppet, triste et désolée, mais résolue néanmoins à ne point plier. Qui s'imaginerait que dans cet abandon elle fût encore redoutable? Dix fois le préfet de Genève, M. Capelle, l'un des ministres de Charles X en 1830, si je ne me trompe, c'est-à-dire un de ces hommes toujours dévoués au trône, sans trop s'inquiéter de celui qui l'occupe, M. Capelle vint tourmenter l'exilée, afin qu'elle célébrât la naissance du roi de Rome. Elle lui répondit, avec sa finesse ordinaire, qu'elle n'avait aucune idée sur ce sujet, et qu'elle s'en tiendrait à faire des vœux pour que le nouveau-né eût une bonne nourrice. La plaisanterie fut mal reçue par un homme d'un zèle ardent, et qui avait besoin d'occuper les gendarmes! De nouvelles persécutions firent la solitude autour de Coppet. On exila, on poursuivit tous les amis de Corinne, jusqu'à ce qu'enfin, la tête perdue, le cœur brisé, madame de Staël se mit à fuir au travers du continent pour gagner l'Angleterre, en passant par la Russie et la Suède, les deux seuls pays qui ne fussent pas encore des préfectures de Napoléon.

Échappée enfin à son persécuteur, bien accueillie par Alexandre, flattée par Bernadotte, qu'elle a le tort d'appeler le héros du siècle au moment où il prend les armes contre sa patrie, madame de Staël commenca à souffrir pour la France, dès nos premiers revers. Son cœur est avec les Français, quoique leur victoire lui ôte toute espérance. Retirée en Angleterre, elle s'effraye des succès de la coalition, et quand, en 1814, on la félicite sur la capitulation de Paris, qui termine la guerre et ouvre la France aux exilés : « De quoi me faitesvous compliment, s'écrie-t-elle; de ce que je suis au désespoir '? »

Dans les Considérations sur la Révolution française, qui sont de véritables Mémoires, madame de Staël nous a dit la douleur insupportable qui la saisit lorsque, rentrant à Paris après dix années d'exil, elle trouva les Allemands, les Russes, les Cosaques, les Baskirs campés auprès des tombes royales de Saint-Denis, installés aux portes du Louvre et des Tuileries. « Si, ajoute-t-elle avec un vrai patriotisme, si telle était mon impression à moi qui n'aurais pu revenir en France sous le règne de Bonaparte, quelle devait être celle des guerriers couverts de blessures, d'autant plus fiers de leur gloire militaire, qu'ils ne pouvaient depuis longtemps en réclamer une autre pour la France 2! »

1. Notice de madame Necker, p. 45 (édit. Didot).

2. Considérations sur la Révolution française, 5e part., ch. vi.

Revenue à Paris, elle rouvrit un salon fermé depuis 1804. Plus que jamais elle pouvait dire que sa maison était l'hôpital des partis vaincus. Constituants, républicains de l'an III, royalistes émigrés, généraux de l'Empire, naufragés de tous les régimes, y accouraient de toutes parts. Dans cet heureux asile, Lafayette donnait la main à Benjamin Constant; M. de Montmorency retrouvait M. de Blacas. La liberté, cette éternelle victime de la Révolution, semblait renaître de ses cendres; mais, malgré son ardente imagination et sa force d'illusions, madame de Staël s'inquiétait souvent de l'avenir. «Rien ne réveille plus la triste apathie du pays, écrivait-elle. Quinze ans de tyrannie ont fini tout esprit public'.» Elle avait tort; il ne faut jamais désespérer de la France; nul pays n'a plus d'élasticité pour se relever de ses défaites et pour étonner ses ennemis. Au moment même où elle écrivait ces tristes paroles, madame de Staël ne voyait-elle pas autour d'elle, attentive à sa parole, cette jeunesse inconnue qui entrait dans la vie politique, et qui bientôt, inspirée par l'Allemagne et les Considérations sur la Révolution française, allait consoler la France en remplaçant la gloire des armes par l'éclat des lettres et la splendeur de la tribune? Dans ses Souvenirs contemporains, M. Villemain a peint cette aurore de la liberté renaissante; il nous l'a rendue avec cette vivacité d'impression qui fait revivre le passé. En l'écoutant, on voit madame de Staël, «< une de ces âmes supérieures et agissantes dont rien ne s'oublie, qui saisissent en vous l'imagination comme le cœur, dont la physionomie même demeure toute vive devant vos yeux, et qu'on peindrait à trente ans de distance, sans en manquer un trait, si la main était aussi habile que la mémoire cst émue et fidèle. » Heureux le peintre qui a si bien compris la beauté de son modèle; mais plus heureuse encore la femme qui a pu laisser après elle un si profond souvenir !

Dévouée à la monarchie constitutionnelle, convaincue que les Bourbons seuls pouvaient donner la liberté à la France, madame de Staël ne se faisait pas d'illusion sur les fautes et les imprudences de la première Restauration. Déjà même elle commençait à s'inquiéter avec les sincères amis de la Charte, quand tout à coup le bruit se répandit que l'empereur était débarqué en France. A cette nouvelle, madame de Staël fut atterrée. D'un coup d'œil elle avait vu la ruine de la France et de la liberté.

1. Coppet el Weimar, p. 266.

Tome X. 37 Livraison.

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