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qui était pour elle une source de plaisir et une source de vie. Mais les impressions étaient d'autant plus vives et plus profondes, qu'elles étaient plus nettes. Les formes de la poésie homérique, si naturelles qu'elles soient, n'ont rien de trop abandonné dans leur souplesse, ni de déréglé dans leur abondance. Façonnées par un instinct supérieur de proportion et de mesure, taillées dans une matière d'une richesse et d'une délicatesse infinies, elles offriront aux grammairiens à venir des modèles inépuisables d'expression et d'harmonie.

Veut-on saisir dans un exemple ce mélange de grandeur héroïque et de naïveté touchante qui est particulier à Homère? voici, dans la traduction de M. Pessonneaux, quelques-unes des paroles qu'Achille répond aux consolations impuissantes de sa mère Thétis, lorsqu'il vient d'apprendre à la fois la mort de son ami Patrocle et la perte de ses armes, devenues le trophée d'Hector. Les transports du premier moment se sont enfin calmés, et le discours suivi peut succéder aux cris et aux sanglots:

<< Oui, ma mère, le roi de l'Olympe a exaucé mes vœux. Mais quel profit m'en revient-il, puisque mon compagnon chéri, Patrocle, a péri? Lui que j'honorais plus que tous mes compagnons, que j'aimais autant que ma vie, je l'ai perdu; Hector, après l'avoir immolé, l'a dépouillé de ses armes gigantesques, admirables à voir, superbes, que les dieux donnèrent à Pélée, comme un magnifique présent, le jour où ils te mirent au lit d'un homme mortel. Plût au ciel que tu fusses restée au milieu des déesses marines, et que Pelée eût pris une épouse mortelle! C'était donc pour que ton âme éprouvât une immense douleur du trépas de ce fils, que tu ne verras point rentrer dans sa patrie: car mon cœur me défend de vivre et de rester parmi les hommes, à moins que tout d'abord Hector ne périsse sous les coups de ma lance et ne paye le meurtre de Patrocle, fils de Ménotius. >>

C'est la nature même qui parle ainsi, la nature chez un héros, plein de douleur et de colère, qui regrette un ami tendrement aimé, qui regrette aussi ses belles armes, et immole à un dessein immuable de vengeance et sa mère, qu'il souffre pourtant d'affliger, et lui-même, à qui la vie est devenue à charge. Que d'idées touchantes en peu de mots, et cependant quel abandon! C'est que sous chaque parole, sous chacun des mouvements qui forment le lien presque invisible de toutes ces idées, il y a une âme profondément troublée, et toute à cette émotion complexe qui la possède. Un tel discours, qui va si bien au but, sans en avoir conscience, est au-dessus de l'art, et l'on se demande en vérité quels préceptes avait pu en tirer Télèphe de

Pergame ou tout autre de ces maîtres des écoles qui enseignaient par principes la rhétorique d'Homère.

Ici la poésie est dans la vérité du sentiment et dans la souplesse de la langue et du mètre qui en suivent si naturellement les inflexions. Si de pareils morceaux sont très-propres à nous faire apprécier le génie dramatique d'Homère, il s'en faut qu'ils nous donnent la mesure des ressources et des richesses dont il dispose. Pour s'en faire une idée, il faudrait lire, mais cette fois dans l'original, quelqu'un des passages où le poëte, décrivant une scène de la nature, y réunit dans un même tableau les éléments, les hommes et les dieux. Rappelez-vous, par exemple, la lutte d'Achille contre les deux fleuves d'Ilion, le Xanthe et le Simoïs. Connaissez-vous une peinture plus saisissante de l'instant où un torrent franchit ses rives et verse ses eaux furieuses dans la plaine? Quand les mots et les sons ont-ils retrouvé à ce degré la puissance de rendre sensibles le mugissement des vagues noires qui se gonflent en entraînant les arbres et les pierres, et leur course impétueuse sur le sol qu'elles dévorent? Mais on ne s'arrête point à ces impressions, car cette course n'est pas fatale et aveugle c'est un combat de force et de vitesse contre un guerrier formidable, qui déploie une vigueur surhumaine, qui tantôt résiste et tantôt fuit en bondissant, et, au moment où il se sent dompté par l'élan irrésistible et par le poids brutal des eaux, adresse au ciel une plainte pathétique; c'est un duel entre un homme et un dieu, où le dieu n'est pas moins passionné que l'homme. Ecoutez ces accents étranges et ces bravades sauvages qui, dans la bouche du Xanthe, insultent d'avance à la défaite de son adversaire et lui promettent un tombeau dérisoire daus le sable et le limon de son lit. Sur ce merveilleux champ de bataille, jonché d'armures et de cadavres, qui devient tour à tour la proie de l'inondation et de l'incendie, la nature s'anime et se divinise sans perdre aucun de ses traits connus. On est pris à la fois par les sens et par l'imagination; sans me croire aussi bon juge en pareille matière qu'un Anglais ou qu'un Allemand, je doute fort que Pope et Voss aient réussi à rendre tous ces effets, quelque fidèles ou ornées que soient leurs versions. A coup sûr, la langue française est très-médiocrement apte à les reproduire.

Il n'est donc pas facile non plus de traduire Homère. Les nombreux essais qui ont été tentés en France jusqu'à ce jour en fournissent des preuves qui ne sont que trop concluantes. De la clarté, et cependant pas d'explications substituées aux peintures; ni abstractions ni longueurs; point de style noble, mais une langue riche et sonore, dont le rhythme flexible se prête au mouvement si expressif de la phrase du poëte; point d'affectation, et néanmoins quelque chose de la naïveté

homérique : il est moins aisé de remplir ces conditions que de faire, en les énumérant, la critique des traductions publiées dans notre pays. Le fait est que, par impuissance ou parti pris, elles ont étrangement défiguré leur modèle. Mais enfin, il y a beaucoup d'altérations qui sont inévitables. Aussi faudrait-il peut-être hésiter davantage à prononcer un jugement aussi sévère, si l'on ne s'apercevait avec surprise que le premier point dans une traduction, celui qui est audessus de toute discussion et de tout système, dont l'importance est trop évidente pour avoir besoin d'être signalée, a été de la part des traducteurs français, depuis madame Dacier, l'objet d'une négligence singulière malgré les travaux considérables de l'antiquité et des modernes sur l'interprétation littérale du texte, malgré leurs études multipliées sur des questions de détail, dont Dugas-Montbel a du reste fort heureusement profité dans ses notes, malgré le secours des lexiques spéciaux, il arrive souvent que la pensée du poëte n'est pas comprise. A cet égard, M. Pessonneaux a sur ses devanciers un avantage incontestable. Comptant parmi les maîtres les plus estimés de nos écoles, bon helléniste et traducteur exercé, il nous offre une version vraiment digne de notre confiance, écrite dans une langue saine, où le désir évident de faire une copie exacte ne l'entraîne pas à des recherches d'archaïsme, dont je lui sais gré pour ma part de s'être abstenu. Courier lui-même n'est pas venu à bout de me prouver que l'âge mûr puisse parler comme l'enfance, ni que les grâces affectées soient les mêmes que les grâces naturelles. Je n'irai pas jusqu'à affirmer que cette nouvelle Iliade française soit absolument dans tous les détails la fidèle reproduction de l'Iliade grecque, ni qu'elle en reflète toujours la grandeur et l'éclat poétique. M. Pessonneaux luimême n'accepterait pas cet éloge: il a un sentiment trop juste des difficultés de la tâche qu'il vient de mener à fin; il sait que l'attention ne peut se soutenir également partout dans une œuvre de longue haleine, et que, dans ce genre de travail, la perfection, si elle est possible, ne s'obtient qu'au prix de beaucoup de temps.

JULES GIRARD.

Tome X. 40° Livraison.

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NOTES D'UN ANGLOMANE.

I

Combien je me félicite aujourd'hui de ce que ma petite redevance mensuelle de prose s'intitule Revue du mois et non Courrier de Paris, Lettres parisiennes, ou toute autre chose de ce genre, comme cela aurait fort bien pu être! Grâce à mon titre, ma tâche devient facile, d'impossible qu'elle était s'il eût fallu parler de Paris dont il n'y a rien à dire. Il y a des mois partout, et rien ne m'oblige à prendre Paris pour centre de l'univers ou à le considérer comme le seul point d'où l'on puisse faire des observations intéressantes. On vit dans le monde entier, et nulle part on ne vit plus qu'à Londres dans ce moment-ci. Or, je viens d'y passer six semaines; ce sera donc de Londres que je parlerai, si mes lecteurs veulent bien le permettre. Qu'on m'excuse si je donne une forme un peu personnelle à mes impressions: c'est là le privilége du voyageur, et la vérité est à ce prix.

Pourtant je ne me permettrai aucune de ces doléances dont les chroniqueurs parisiens, pour la plupart, ont attristé leurs lecteurs au sujet de leurs repas, de leurs dimanches et de leurs cochers de fiacre. A vrai dire, je n'ai éprouvé aucune de ces misères dont ils ont eu à se plaindre. Quelques amitiés anglaises m'ont aplani certaines difficultés, une complète connaissance de la langue a fait le reste. Quand on parle anglais, on trouve moyen de diner dans cette ville de trois millions d'âmes et de corps, et même de s'entendre avec les cubmen. L'essentiel, je le répète, c'est de connaître la langue; alors tout est facile. Ceci a l'air d'un lieu commun, mais il semble vraiment que nous l'ignorions, nous autres Français, habitués que nous sommes à nous entendre toujours parler dans notre langue par les voyageurs de toute nation. Cela est vrai dans tous les pays, mais cela est d'autant plus vrai que le pays où l'on débarque est plus civilisé. Pour échanger avec des sauvages des verroteries ou des petits couteaux contre des noix de coco, des signes suffisent; pour boire du lait de chamelle sous la tente de l'Arabe ou pêcher la baleine avec des Esquimaux on n'a besoin que de quelques mots, mais avec l'insulaire

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britannique les relations sont plus compliquées, et l'on doit comprendre qu'il faut autre chose. « L'Anglais est un peuple ennuyeux qui parle anglais tout le long du jour, » écrivait plaisamment à un de nos journaux un voyageur spirituel et ignorant. Il avait raison; ce devait être un peuple ennuyeux pour lui, et ce qu'il y a de pire, c'est que bien des Anglais, presque aussi spirituels et presque aussi ignorants que lui, disent de leur côté : Le Français est un peuple ennuyeux qui nous force, nous autres Anglais, à parler français tout le long du jour. Croyez bien qu'on en veut, à la longue, à celui qui vous force à baragouiner, même chez vous. C'est là une corvée qui ne devrait pas incomber au résidant, mais bien au voyageur qui a ses compensations dans le voyage même. J'ai été souvent émerveillé, et, ajoutons-le, un peu honteux de voir à Londres toute une réunion d'Anglais de tout âge, parmi lesquels se trouvaient des hommes d'une grande position et d'un grand mérite, s'efforcer de soutenir une conversation française pour un seul étranger qui, soit par ignorance, soit pour ne pas faire rire à ses dépens, ne parlait que sa langue. Même quand cela nous est possible, nous ne poussons pas si loin la courtoisie en France, malgré nos prétentions au titre de peuple poli par excellence. On se demande si à ce prix les Anglais ne finiront pas par se lasser des « étrangers de distinction» que leur attire leur Exposition. Mais, par contre, qu'un Français leur arrive qui parle bien l'anglais, qui connaisse un peu, si peu que ce soit, la politique ou la littérature du pays, quel accueil! Il semble que ce soit un Pic de la Mirandole, tant l'ignorance générale de ses compatriotes lui sert de repoussoir! Des Anglais qui parlent correctement plusieurs langues, et qui sont au courant de tout ce qui se passe chez nous, paraissent émerveillés de rencontrer un Français qui ne soit pas complétement ignorant à l'égard de tout ce qui existe de l'autre côté du détroit. J'avoue que cet étonnement, dont je bénéficiais pourtant, m'humiliait, et qu'il me semblait en dire bien long sur notre réputation à l'étranger. Que de séduction pour plaire à ce visiteur qui a bien voulu les étudier! que de coquetteries pour lui faire admirer sous son plus. beau jour leur pays dont ils sont si fiers, tout en en faisant bon marché pour flatter leur hôte! « Vous avez bien mieux chez vous; cependant je voudrais vous faire voir quelque chose que nous trouvons assez bien, nous autres..... » telle est la formule ordinaire pour vous montrer quelque merveille. Et, en effet, on vous fait voir, au prix de n'importe quelles peines, quelles fatigues ou quelle dépense, tout ce dont vous vous montrez curieux. Il n'y a pas moyen de n'être pas charmé. J'ai vu passer à Londres bien des visiteurs français pendant mon séjour : les uns repartaient anglomanes, les autres, anglophobes,

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