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ÉTUDES MORALES ET POLITIQUES,

Par M. ÉDOUARD LABOULAYE, membre de l'Institut 1.

Quand Franklin vint en France comme ambassadeur de la république américaine et qu'il présenta à Voltaire son petit-fils : « God and liberty! dit Voltaire, voilà la seule bénédiction qui convienne au petit-fils de monsieur Franklin. » Ces deux mots sont restés la devise de l'Amérique, ils pourraient être celle du livre de M. Laboulaye. << Dieu et la liberté : » deux idées moins incompatibles que ne le croient ceux qui sont disposés à rejeter la seconde. Voyez la république américaine, c'est le pays le plus libre du monde, et c'est aussi le pays où le sentiment religieux, s'il n'est pas toujours orthodoxe, a pourtant le plus de profondeur et d'énergie. Il n'en est pas tout à fait de même en Europe. Bien des gens, qui admettraient peut-être le principe de non-intervention dans des choses moins importantes, n'ont pu encore se faire à l'idée que la puissance publique cessât de s'interposer entre Dieu et la conscience : Dieu leur semble ne pouvoir se passer de leur protection. Le résultat le plus clair de ce système prohibitif à l'égard de certaines doctrines réputées dangereuses, est de leur assurer, outre l'attrait du fruit défendu, un intérêt plus élevé. Il y aura toujours une prévention inévitable en faveur des gens qui risquent quelque chose pour exprimer leur opinion. Ajoutons à cela que le philosophe spiritualiste éprouvera alors une sorte de répugnance à combattre des adversaires qu'il ne sent pas aussi libres que lui. Dans le duel des opinions humaines, il faut que les armes soient égales. La liberté que l'on retranche au panthéisme ou au matérialisme, est également retranchée aux doctrines opposées : rien n'est plus lourd pour une conscience délicate qu'une protection qu'elle sait être refusée à d'autres consciences. En usant de son droit de proclamer sa croyance, elle semble abuser d'un privilége. Si c'est une grande douceur pour les convictions chancelantes de se sentir

1. Paris, Charpentier, quai de l'École, 28.

rassurées par le silence de leurs contradicteurs, les convictions sérieuses ont une plus ferme confiance dans leur cause; et la seule chose qui puisse les intimider, c'est la suppression même de toute contradiction.

Aussi je ne m'étonne pas qu'un spiritualiste convaincu comme M. Laboulaye aime la liberté religieuse la plus absolue, telle qu'elle existe aux États-Unis. Il n'ignore pas qu'aujourd'hui chez nous les idées contraires aux siennes « peu à peu s'infiltrent dans les esprits et gagnent les cœurs. » Et il s'en effraye. Dernièrement, dans une biographie de Lacordaire, M. de Montalembert écrivait que celui-ci, avant sa conversion (vers 1824), « était déiste, comme l'était alors toute la jeunesse. » Les gens de mon âge en peuvent dire à peu près autant de la génération suivante. Quant à la génération nouvelle, qui, sur ce point, oserait en répondre? Le temps n'est plus où un philosophe haussait les épaules au mot de panthéisme, et s'écriait : « Le panthéisme! c'est un petit spectre à l'usage des sacristies. » Le spectre est devenu une réalité. Il a grandi; chacun le sait. A qui la faute? je laisse à d'autres le soin de le dire; mais au moins accordera-t-on que ses progrès ne doivent pas être placés au compte des méfaits sans nombre que l'on impute à la liberté.

La liberté, mot sacré, inintelligible pour beaucoup de gens, quoique ses adversaires de tout temps n'aient rien négligé pour nous en faire comprendre le sens et la nécessité! Elle est moins nouvelle, pourtant, cette idée, que bien des gens ne le pensent: toujours elle a eu ses champions et ses martyrs. Son plus grand malheur est d'avoir eu des adversaires brillants. « J'aime que le crime soit plat, » disait madame de Staël. On en pourrait dire autant du despotisme. L'Angleterre a eu ce bonheur : elle a eu de plats despotes. A cet égard, les Stuarts laissaient peu à désirer. La France a été moins heureuse; Louis XIV était un despote éblouissant. Tous les progrès de la civilisation, toutes les merveilles des arts vinrent embellir et couronner l'idole; c'est cet exemple surtout qui a corrompu toutes nos idées. Tant de grandeur a caché d'incroyables petitesses, de ces misères qu'on ose à peine citer, si caractéristiques qu'elles puissent être; on doutera peut-être un jour qu'il y ait eu un siècle où l'autorité, maîtresse dans les faits, a encore prétendu régler, non pas seulement les idées de la nation, mais les mots mêmes de la langue, où quarante lettrés ont été investis d'un privilége leur conférant le monopole du langage national, et intimant << défense à tout écrivain français de publier un dictionnaire jusqu'à l'apparition de celui de l'Académie, et dans les vingt ans qui suivraient sa publication. » Le fait semble bien petit; je n'en connais

Tome X. -40 Livraison.

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pas de plus significatif. Après tout, peut-être, n'avait-on pas tout à fait tort. L'invention ou l'emploi répété d'un mot est un symptôme; et le jésuite Bouhours avait raison, à son point de vue, de blâmer comme un néologisme révoltant le mot intolérance, inventé par PortRoyal persécuté. On ferait l'histoire des idées avec celle des mots. Voyez le mot liberté : on ne le prononçait guère il y a quelques années; aujourd'hui tout le monde s'en sert; on pourrait dire qu'on en abuse. Les mots sont parfois le masque des idées; mais, comme toute hypocrisie possible, ils sont un hommage à la chose qu'ils sont censés représenter, et dont ils constatent la vogue. Du mot à l'idée, je le sais, il peut y avoir encore quelque distance; et il en faudra franchir une plus grande encore, peut-être, avant de parcourir l'idée elle-même dans toute son étendue. M. Laboulaye le sait mieux que personne il sait que les préjugés sont des puissances qu'il ne faut pas brusquer, et il les ménage dans les termes, tout en les combattant par les exemples attrayants qu'il leur oppose. Ces précautions sont peut-être nécessaires. Quand Zadig devint ministre à Babylone, deux partis théologiques étaient en présence: l'un qui voulait qu'on entrât du pied gauche dans le temple, et l'autre qu'on n'y entrât que du pied droit. « On attendait, dit Voltaire, le jour de la fête solennelle du feu sacré, pour voir quelle secte serait favorisée par Zadig. L'univers avait les yeux fixés sur ses deux pieds. Zadig entra dans le temple en sautant à pieds joints. Solution incomplète, mais qui dut lui faire encore beaucoup d'ennemis. M. Laboulaye serait évidemment pour une solution plus radicale. Il pense à coup sûr que le mieux serait de pouvoir entrer à volonté, du pied droit ou du pied gauche, selon le goût de chacun. I le ferait spirituellement entendre, mais il sentirait bien aussi que c'est là une de ces vérités dangereuses que, par égard pour les faibles, il ne faut pas lâcher trop brutalement. Aux ménagements qu'il emploie avec nous, il est visible qu'il nous trouve malades; mais il ne nous croit pas incurables; les gronderies même qu'il nous adresse parfois en sont la preuve. L'indifférence du mépris est infiniment plus indulgente. Dans un article sur les Lettres d'Everard, ce livre d'une si fière et si vigoureuse amertume, M. Laboulaye nous avoue son faible pour les misanthropes; mais il s'explique aussitôt :

pour les misanthropes comme Alceste ou comme Everard. Il a raison leurs plaintes sont un breuvage amer, mais salubre; je n'en dirai pas autant de la résignation égoïste de Philinte et de son doucereux mépris pour l'humanité; voilà ce qui serait un danger, si ceux quicroient se donner un bon air en affichant cette dédaigneuse indulgence réussissaient à nous faire croire à leur sincérité. Mépriser une

génération n'est pas un bon moyen pour lui apprendre le respect 'd'elle-même; les faibles se découragent et se résignent à l'outrage et à leur avilissement. Bien peu se redressent, et, quand ils le font, c'est le plus souvent d'une assez triste façon, en acceptant l'injure et en achevant de la mériter. Le vrai secret pour rendre un peuple incapable de dignité vraie, ce serait de lui persuader qu'il en est incapable. « Qu'est-ce qu'une bataille perdue? » demandait-on au maréchal de Saxe. - « C'est une bataille qu'on croit perdue. » En effet, on n'est vaincu que quand on croit l'être; la défaite est toujours dans les cœurs, jamais dans les événements. M. Laboulaye n'est donc point de ceux qui s'efforcent de nous décourager et de nous enfoncer dans le mépris de nous-mêmes et des autres. Il est encore moins de ceux qui, sans hésiter, disent à la France: Tu n'es pas faite pour être libre. Il sait trop bien, et par ses voyages, et par ses études, combien à l'étranger les gens qui ont conservé contre nous des jalousies ou des rancunes se gardent de contredire cet arrêt que quelques Français prononcent contre leur patrie; il est peu patriotique de leur donner cette satisfaction. Chacun, il est vrai, entend le patriotisme à sa manière. Pour moi, en lisant parfois cette confession souvent renouvelée par des écrivains auxquels elle ne coûte point, à ce qu'il semble, je souffre à la pensée que ces aveux seront lus et recueillis hors de France; il serait temps peut-être d'y mettre un terme, et de ne pas ajouter cette joie nouvelle à ceux qui célèbrent encore l'anniversaire de Leipsig ou de Waterloo. M. Laboulaye ne se croit pas le droit d'être si modeste pour son pays. Son système, c'est d'éveiller notre émulation par de beaux exemples. N'est-ce point pour stimuler ce qu'il y a de meilleur dans notre amour-propre, qu'il nous raconte avec une chaleur sympathique les commencements de la liberté en Hollande, il y a deux siècles, et aux États-Unis il y a bientôt cent ans?

« Quand on nous parle de liberté, nous sommes habitués à tourner les yeux vers l'Angleterre ; c'est là que nous cherchons des exemples et des précédents. Mais avant que nos voisins eussent traversé les rudes épreuves d'où est sortie leur indépendance, les Pays-Bas, vainqueurs de la tyrannie, avaient constitué le gouvernement le plus sage et le plus florissant de l'Europe. En un temps où les bûchers étaient populaires, Guillaume le Taciturne avait reconnu les droits de la conscience, et quand en 1688 le prince d'Orange vint à Londres pour y terminer la révolution, sa force était moins dans l'armée qui le suivait que dans les principes et les idées qu'il avait reçus en héritage de son grand aïeul. Au seizième comme au dix-septième siècle, la Hollande a été la terre promise de la liberté. C'est là que trouvaient un abri les Juifs échappés à la rage de Philippe II, c'est là que cherchaient leur premier re

fuge ces puritains anglais qui devaient fonder un empire au delà des mers; c'est là que, chassés par Louis XIV, Saurin, Claude et leurs amis défendaient dans l'exil leur foi proscrite et outragée. »

C'est là aussi que les pères de la pensée moderne, que Descartes et Bayle sont venus se retirer pour penser librement, loin de la Sorbonne, loin de la Bastille, loin des sourires augustes et des pensions. C'est là qu'on publie le Télémaque, ou, pour mieux dire, le dix-huitième siècle tout entier; c'est là que s'imprime la révolution française et qu'elle pénètre les idées avant de passer dans les faits.

Adieu, canaux, canards, canaille,

disait Voltaire tout jeune en quittant la Hollande, Voltaire ingrat envers le passé, ingrat d'avance envers l'avenir. Ah! s'il eût alors prévu l'appui que les presses de Hollande prêteraient à la pensée libre, dont il allait être l'infatigable champion! Oui, c'est de ces marécages féconds que la France, pour l'Europe, va tirer au dix-huitième siècle sa plus substantielle nourriture. Ce que l'Égypte et la Sicile furent pour les affamés de Rome, pour la plèbe mendiante des Césars, la Hollande le sera pour les affamés de la liberté. De Bayle à Mirabeau, pendant un siècle, quelle inépuisable activité! C'est en Hollande que l'intelligence de la France émigre pour rester libre; c'est là que se fonde le journal, la vraie tribune des temps modernes : les journaux de Hollande imprimés en français sont innombrables. Combien la France doit-elle à ce petit pays? Là se fondent les graves et lourds dictionnaires, arsenaux de faits et d'idées; de là s'éparpillent sur l'Europe entière ces feuilles, journaux ou pamphlets, qui disent de la France et pour la France ce que la France ne saurait dire d'ellemême. Le foyer est là, si les rayons atteignent au loin. La Hollande a complété Gutenberg: honneur à ses imprimeurs et à ses libraires, dont on s'est tant moqué! Noyée par Louis XIV, la Hollande s'en est vengée, comme il sied à un peuple libre, en nous renvoyant la liberté; elle a contribué à affranchir les enfants de ceux qui avaient travaillé à son asservissement. Nul pays plus digne d'intérêt, pour nous surtout qui lui devons tant: bon exemple à citer surtout, en nos jours où les intérêts matériels ont tant d'influence. Ce peuple de marchands a tenu tête aux plus puissants monarques, à Philippe II et à Louis le Grand; il a été héroïque, ce n'est rien; mais son héroïsme lui a été utile, entendez-vous? Quelle leçon! Elle nous prouve que l'amour de la liberté ne se compose pas seulement de devoirs à remplir, mais aussi d'intérêts à protéger. Gens de calcul, vous qui n'êtes point des utopistes et des rêveurs, dressez l'oreille : il

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