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os durs et les bâtons s'y briseront comme verre. Je ne reçois de volée que dans les comédies.

Quelque insolent que tu sois, maraud, je ne te ferai pas l'honneur de te battre moi-même. C'est une ambition qui passe tes mérites, dit Vallombreuse.

- C'est ce que nous verrons, monsieur le duc, répliqua Sigognac. Peut-être bien, ayant moins de fierté, vous battrai-je de mes propres mains.

-Je ne réponds pas à un masque, fit le duc en prenant le bras de Vidalinc qui s'était rapproché.

-Je vous montrerai mon visage, duc, en lieu et en temps opportuns, reprit Sigognac, et je crois qu'il vous sera plus désagréable encore que mon faux nez. Mais brisons là. Aussi bien j'entends la sonnette qui tinte et je courrais risque en tardant davantage de manquer mon entrée.

Les comédiens admiraient son courage, mais connaissant la qualité du baron ne s'en étonnaient pas comme les autres spectateurs de cette scène, interdits d'une telle audace. L'émotion d'Isabelle avait été si vive que le fard lui en était tombé, et que Zerbine, voyant la pâleur mortelle qui les couvrait, avait été obligée de lui mettre un pied de rouge sur les joues. A peine pouvait-elle se tenir sur sés jambes, et si la soubrette ne lui eût soutenu le coude elle aurait piqué du nez sur les planches en entrant en scène. Être l'occasion d'une querelle était profondément désagréable à la douce, bonne et modeste Isabelle, qui ne redoutait rien tant que le bruit et l'éclat qui se font autour d'une femme, la réputation y perdant toujours; d'ailleurs, quoique résolue à ne lui point céder, elle aimait tendrement Sigognac, et la pensée d'un guet-apens, ou tout au moins d'un duel, à quoi il était exposé, la troublait plus qu'on ne saurait dire.

Malgré cet incident, la répétition marcha son train, les émotions réelles de la vie ne pouvant distraire les comédiens de leurs passions fictives. Isabelle même joua très-bien, quoiqu'elle eût le cœur plein de souci. Quant à Fracasse, excité par la querelle, il se montra étincelant de verve. Zerbine se surpassa. Chacun de ses mots soulevait des rires et des battements de mains prolongés. Du coin de l'orchestre partait avant tous les autres un applaudissement qui ne cessait que le dernier et dont la persistance enthousiaste finit par attirer l'attention de Zerbine.

La soubrette feignant un jeu de scène s'avança près des chan

delles, allongea le col avec un mouvement d'oiseau curieux qui passe sa tête entre deux feuilles, plongea le regard dans la salle et découvrit le marquis de Bruyères tout rouge de satisfaction et dont les yeux petillants de désir flambaient comme des escarboucles. Il avait retrouvé la Lisette, la Marton, la Sméraldine de son rêve! Il était aux anges.

Monsieur le marquis est arrivé, dit tout bas Zerbine à Blazius qui jouait Pandolfe, dans l'intervalle d'une demande à une réplique avec cette voix à bouche close que les acteurs savent prendre lorsqu'ils causent entre eux sur le théâtre et ne veulent point être entendus par le public; vois comme il jubile, comme il rayonne, comme il est passionné! Il ne se tient pas d'aise, et n'était la vergogne, il sauterait par-dessus la rampe pour me venir embrasser devant tout le monde. Ah! monsieur de Bruyères, les soubrettes vous plaisent. Eh bien! l'on vous en fricassera avec sel, piment et muscade.

A partir de cet endroit de la pièce, Zerbine fit feu des quatre pieds et joua avec une verve enragée. Elle semblait lumineuse à force de gaieté, d'esprit et d'ardeur. Le marquis comprit qu'il ne pourrait plus se passer désormais de cette âcre sensation. Toutes les autres femmes dont il avait eu les bonnes grâces, et qu'il opposait en souvenir à Zerbine lui parurent ternes, ennuyeuses et fades.

La pièce de M. de Scudéry qu'on répéta ensuite, fit plaisir quoique moins amusante, et Léandre, chargé du rôle de Lygdamon, y fut charmant; mais puisque nous sommes sûrs du talent de nos comé– diens, laissons-les à leurs affaires et suivons le duc de Vallombreuse et son ami Vidalinc.

Outré de fureur après cette scène où il n'avait pas eu l'avantage, le jeune duc était rentré à l'hôtel Vallombreuse avec son confident méditant mille projets de vengeance; les plus doux ne tendaient à rien moins qu'à faire bâtonner l'insolent capitaine jusques à le laisser pour mort sur la place.

Vidalinc cherchait en vain à le calmer; le duc se tordait les mains de rage et courait par la chambre comme un forcené, donnant des coups de poing aux fauteuils qui tombaient comiquement les quatre fers en l'air, renversant les tables et faisant pour passer sa fureur toutes sortes de dégats; même il saisit un vase du Japon et le lança contre le parquet où il se brisa en mille morceaux.

Oh! s'écriait-il, je voudrais pouvoir casser ce drôle comme ce vase et le piétiner et en balayer les restes aux ordures! Un misérable

qui ose s'interposer entre moi et l'objet de mon désir! S'il était seulement gentilhomme, je le combattrais à l'épée, à la dague, au pistolet, à pied, à cheval, jusqu'à ce que j'aie posé le pied sur sa poitrine et craché à la face de son cadavre!

-Peut-être l'est-il, fit Vidalinc, je le croirais assez à son assurance; maître Bilot a parlé d'un comédien qui s'était engagé par amour et qu'Isabelle regardait d'un œil favorable. Ce doit être celui-là, si j'en juge à sa jalousie et au trouble de l'infante.

Y penses-tu, reprit Vallombreuse, une personne de condition se mêler à ces baladins, monter sur les tréteaux, se barbouiller de rouge, recevoir des nazardes et des coups de pied au derrière ! Non, cela est par trop impossible.

Jupiter s'est bien mué en bête et même en mari pour jouir de mortelles, répondit Vidalinc, dérogation plus forte à la majesté d'un dieu olympien que jouer la comédie à la dignité d'un noble.

N'importe, dit le duc en appuyant le pouce sur un timbre, je vais d'abord punir l'histrion, sauf à châtier plus tard l'homme s'il y en a un derrière ce masque ridicule.

S'il y en a un ! n'en doutez pas, reprit l'ami de Vallombreuse; ses yeux brillaient comme des lampes sous le crin de ses sourcils postiches, et malgré son nez de carton barbouillé de cinabre, il avait l'air majestueux et terrible, chose difficile en cet accoutrement.

Tant mieux, dit Vallombrense, ma vengeance ainsi ne donnera pas de coups d'épée dans l'eau et rencontrera une poitrine devant ses coups.

Un domestique entra, s'inclina profondément et dans une immobilité parfaite attendit les ordres du maître.

- Fais lever, s'ils sont couchés, Basque, Azolan, Merindol et Labriche, dis-leur de s'armer de bons gourdins et d'aller attendre à la sortie du jeu de paume où sont les comédiens d'Hérode, un certain capitaine Fracasse. Qu'ils l'assaillent, le gourment et le laissent sur le carreau sans le tuer pourtant; on pourrait croire que j'en ai peur! Je me charge des suites. En le bâtonnant qu'on lui crie: De la part du duc de Vallombreuse; afin qu'il n'en ignore.

Cette commission d'une nature assez farouche et truculente ne parut pas surprendre beaucoup le laquais, qui 'se retira en assurant à monsieur le duc que ses ordres allaient être exécutés sur l'heure.

Cela me contrarie, dit Vidalinc, lorsque le valet se fut retiré,

que vous fassiez traiter de la sorte ce baladin, qui après tout, a montré un cœur au-dessus de son état. Voulez-vous que sous un prétexte ou l'autre j'aille lui chercher querelle et que je le tue? Tous les sangs sont rouges quand on les verse, quoiqu'on dise que celui des nobles soit bleu. Je suis de bonne et ancienne souche, mais non d'un rang si grand que le vôtre et ma délicatesse ne craint pas de se commettre. Dites un mot et j'y vais. Ce capitaine me semble plus digne de l'épée que du bâton.

Je te remercie, répondit le duc, de cette offre qui me prouve la fidélité parfaite avec laquelle tu entres dans mes intérêts, mais je ne saurais pourtant l'accepter. Ce faquin a osé me toucher. Il convient qu'il expie ignominieusement ce crime. S'il est gentilhomme, il trouvera à qui parler. Je réponds toujours quand on m'interroge avec une épée.

Comme il vous plaira, monsieur le duc, dit Vidaline en allon geant ses pieds sur un tabouret comme un homme qui n'a plus qu'à laisser aller les choses. A propos, savez-vous que cette Sérafine est charmante ! Je lui ai dit quelques douceurs et j'en ai déjà obtenu un rendez-vous. Maître Bilot avait raison.

Le duc et son ami, retombant dans le silence, attendirent le retour des estafiers.

THEOPHILE GAUTIER,

(La suite à la prochaine livraison.)

L'EXPOSITION UNIVERSELLE

DE 1862

PREMIÈRE PARTIE.

ARTS INDUSTRIELS.

I

ASPECT GÉNÉRAL.

Avec un plan de Londres dans sa poche, un bon marcheur n'est pas effrayé d'aller d'Oxford street au palais de Kensington; il dédaigne les omnibus et s'achemine résolûment vers Hyde Park.

Dès l'entrée, on aperçoit de loin, un peu effacés dans le brouillard du matin, deux gros dômes de verre; ils servent de guide au milieu des sentiers poudreux et des gazons râpés sur lesquels les grenadiers anglais font l'exercice.

En les apercevant on pensait à une architecture aérienne, gracieuse, élancée, hardie; quand on est arrivé, on se trouve devant de gros murs gris, sombres, rébarbatifs, admirables pour une prison, mais qui jurent étrangement avec leur léger couronnement.

A dix heures les portes s'ouvrent; le shilling à la main, vous arrivez fort bousculé jusqu'aux tourniquets et vous pénétrez dans l'immense vaisseau de l'exposition. La mauvaise humeur que vous avait inspiré son aspect extérieur passe vite; et vous êtes charmé de la lumière, de l'éclat, de la splendeur du spectacle qui se déroule devant

vous.

On entre généralement à l'Exposition par les portes de l'Est; en quelques pas on est sous l'un des deux grands dômes; devant soi, en contre-bas, s'allonge la nef, qui va se terminer au loin par un grand espace circulaire, surmonté du dôme de l'ouest. A droite et à gauche sont deux grands espaces libres, les galeries n'entourent pas le palais de toutes parts; elles sont coupées par deux grands transepts perpendiculaires à la nef principale, à la hauteur des dômes.

Le bon aspect intérieur de l'Exposition est dû certainement à un très-heureux emploi de la polychromie; les colonnes qui supportent

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