Page images
PDF
EPUB

pureté de l'art grec, nous le voyons aussi rassembler avec soin toutes les ressouces que peuvent offrir la langue et l'esprit francais.

André Chénier ne se fait l'imitateur des anciens que pour devenir leur rival. Tableaux, pensées, sentiments, il s'empare de tout, cherchant, poëte français, à les vaincre, du moins à les égaler, sur leur propre terrain. Si Homère, Théocrite, Virgile, Horace, n'avaient eu à lui apprendre la langue, la diction poétique, à l'initier à ce qu'il y a de plus difficile, de plus exquis, de plus délicat dans tous les arts, à la forme, peut-être ne leur eût-il donné qu'une attention d'érudit, sachant bien, lui, philosophe et moraliste, que sciences, mœurs, coutumes, tout a changé depuis l'antiquité, et que désormais la lyre ne doit prêter ses accords qu'à des pensers nouveaux.

Dans chaque genre qu'il aborde, sa préoccupation constante est donc, contrairement à ce qu'on a pu croire dans le principe, de se dégager des anciens, à mesure que, dans les luttes qu'il leur livre, il sent ses reins s'assouplir et ses forces s'accroître. C'est pourquoi il ne faut point voir dans la tentative d'André Chénier une renaissance gréco-latine; c'est véritablement une renaissance française, conséquence des seizième et dix-septième siècles, avec cette différence que le seizième siècle avait vu la Grèce à travers l'afféterie italienne, le dix-septième, à travers le faste de Louis XIV, tandis qu'André Chénier a, dans l'âme de sa mère, respiré la Grèce tout entière; il parle la même langue que Racine, mais trempée d'une grâce byzantine, attique même, naturelle et innée, et dans laquelle se fondent heureusement l'ingéniosité grecque et la franchise gauloise.

Tandis qu'on croit sa pensée errante aux bords de l'Eurotas, elle est aux rives de la Seine. Disciple studieux de nos grands siècles littéraires, il poursuit dans ses changements, dans ses progrès, dans ses appauvrissements, notre vieille langue nationale, à laquelle il veut faire honneur. Toutefois, c'est surtout dans les prosateurs, dans Montaigne, dans Amyot, dans Rabelais', qu'il la recherche et qu'il l'étudie. Il en reçoit une influence semblable à celle qu'en reçut Régnier, dont il se rapprochera par l'énergie, tandis que, par l'harmonie, il se rapprochera plutôt de Malherbe, fondant ces deux langues, si l'on peut parler ainsi, dans une langue nouvelle, fécondée par le lyrisme grec et plus élevée d'un ton. Quant à la poésie antérieure,

1. André avait lu Rabelais en poëte; il comprenait certainement toute sa portée philosophique et littéraire. M. Sainte-Beuve, Portr. litt., nous en a transmis un témoignage. « M. Piscatory père, qui a connu André Chénier avant la révolution, l'a un jour entendu causer avec feu et se développer sur Rabelais. Ce qu'il en disait a laissé dans l'esprit de M. Piscatory une impres sion singulière de nouveauté et d'éloquence. »

c'est, le plus souvent, à travers Malherbe et Boileau qu'il la voit et la juge. Il lisait peu Ronsard; son commentaire sur Malherbe le prouve, En effet, s'il l'eût mieux connu, il n'eût pas été sans remarquer que toutes les expressions qu'il admire chez ce dernier comme traduites heureusement du latin, ou qui lui rappellent le grand Corneille, se trouvent aussi dans Ronsard. Mais l'étude de la poésie du seizième siècle n'était pas indispensable à André; car, remontant jusqu'à la source grecque elle-même, il y puisait un breuvage plus pur que celui dont la coupe de Ronsard aurait mouillé ses lèvres. Et, d'ailleurs, sa tentative différait justement de celle de Ronsard par les qualités de règles, de choix, de mesure, de goût, et surtout par le fini du travail auquel l'avaient habitué les écrivains du dix-septième siècle.

André Chénier est sous l'influence directe de Racine. Tous deux, ils conçoivent de la même manière l'art de la poésie; quand ils composent, ils préparent soigneusement leur œuvre. Le vers est, pour eux, la dernière expression, la forme parfaite d'une pensée méditée que les nombres viennent animer. Aussi André préparait-il d'abord ses idylles en prose, comme Racine ses tragédies. Et il ne faut pas voir là seulement un parti pris, un caprice d'écrivain, mais, ce qui est plus important, une grande probité littéraire. Sans doute André avait remarqué les défauts de la poésie dramatique et didactique du dixseptième siècle. Les écrivains de Louis XIV n'avaient pas vu la Grèce avec ses yeux; surtout ils n'avaient pas compris que, si le peuple d'Athènes parlait la langue de ses poëtes et de ses orateurs, ceux-ci, par conséquent, parlaient la langue du peuple, langue sans restrictions ni conventions. Mais ce n'est pas le génie dramatique de Racine qui eut quelque influence sur lui: c'est le génie élégiaque, en un mot le cœur de Racine, le côté pur et virgilien.

Si nous voulions aussi rechercher sous quel rapport on peut rapprocher André Chénier de la Fontaine, nous dirions d'abord, à un point de vue philosophique, que, bien qu'ils sacrifient encore aux Muses de l'Hélicon, aux dieux, à la beauté plus divine qu'eux-mêmes, la vérité scientifique pénètre leur poésie, et que, pour eux, le soleil est immobile et la terre chemine; ensuite nous verrions comment l'art exquis d'André sait découvrir dans la Fontaine, pour en faire son profit, l'élégante précision d'Horace et les grâces champêtres du pasteur de Sicile.

On le voit, soumis à des influences diverses et multiples, le génie d'André Chénier est complexe et formé de ce qu'il y a de plus délicat, de plus subtil, de plus mollement gracieux dans cette abstraction qu'on nomme le beau. Partout, dans Virgile, dans Racine, dans la Fontaine, ce sont les secrets de l'art grec qu'il surprend. Partout il va

recueillir les moindres gouttes de miel qu'ont çà et là déposées les abeilles envolées de l'Hymette; partout, comme Horace, il respire ces légers parfums, nourriture ambrosienne, qui s'étaient dissipés dans les airs avec l'âme des Ptolémées.

Certes, l'essence même d'un tel génie était la liberté. Or, à l'époque où vint André, la doctrine littéraire de Boileau, clair reflet de Port-Royal, était puissante encore; et elle était d'autant plus difficile à ébranler qu'elle s'appuyait sur la raison, base essentielle de toutes les productions de l'esprit. Il fallait donc non pas détruire, non pas nier cette doctrine, mais l'élargir, l'assouplir, lui rendre en grâces ce qu'on lui ôtait en austérité, en un mot, retremper la raison inflexible de Boileau du libre génie d'Horace. L'avoir osé est l'une des gloires d'André Chénier, et l'on peut dire que l'Art poétique et l'Invention sont pour longtemps les deux livres sacrés de la littérature française. Ils se complètent, se corrigent l'un l'autre, et, présentés ainsi dans une union intime et indissoluble, ils forment un poëme didactique admirable, écrit par un sage et par un poëte, et tel qu'aucune nation ancienne ou moderne ne peut en offrir un pareil. Peut-être l'influence de la littérature anglaise, celle de Pope en particulier, contribua-t-elle à le pousser dans cette nouvelle voie. Il avait, du reste, besoin pour lui-même d'une liberté plus grande, au moment où il allait entreprendre, aux flambeaux de Lucrèce et de Newton, ce grand poëme de l'Hermès que devait animer l'esprit nouveau.

Au dix-huitième siècle, après Voltaire, une passion s'était emparée de tous les esprits, celle de l'universalité. André n'y pouvait échapper; aussi le voyons-nous de bonne heure appliqué à acquérir toutes les connaissances humaines. Les quelques fragments de l'Hermès que nous possédons témoignent des efforts constants du poëte dans cette direction. Mais, vers 1780, d'autres influences avaient modifié celles des encyclopédistes, et des travaux purement scientiques n'auraient pu satisfaire l'âme d'André, qui, avec Jean-Jacques Rousseau, avait bu aux sources vives de la nature. Même avant cette époque, la mode avait été aux bergeries, aux églogues; la contagion était devenue générale, et notre poëte n'en fut pas toujours à l'abri.

En un mot, André fut de son siècle par ses tendances philosophiques et par son amour pour la nature. C'est en le suivant dans cette double direction qu'on mettrait à découvert certains défauts, communs à tous les hommes de son siècle, et qui se sont insinués parfois jusque dans ses inspirations les plus poétiques.

Ainsi, pour nous résumer, avec André Chénier, les idées philosophiques du dix-huitième siècle, quelques-unes de celles du dix-neuvième déjà pressenties, vont avoir un poétique interprète; la vieille

langue nationale va de ses propres richesses se refaire une parure nouvelle; et ces idées et cette langue vont se tremper d'une grâce légère, que ne nous avaient point révélée les débris de marbre de la Grèce, et que cependant alors les cendres déblayées d'Herculanum commençaient à faire revivre à nos yeux, comme pour nous dédommager de l'Anthologie perdue de Méléagre.

Telles sont, rapidement exposées, les influences qui étaient comme suspendues au-dessus du berceau du poëte. A côté de ces influences pour ainsi dire latentes, difficiles à préciser, il en est d'autres aussi puissantes, plus directes, et qui s'exercent dans tout le cours de la vie d'un homme, par sa famille, par les personnes qui l'entourent et par les événements. Celles-là sont inséparables de la biographie.

II

La famille des Chénier est, dit-on, originaire du Poitou; elle aurait pris son nom d'un hameau situé sur la lisière du Poitou et de la Saintonge. Les Chéniers occupèrent longtemps la place d'inspecteur des mines du Languedoc et du Roussillon. Le père d'André, Louis de Chénier, naquit aux environs de Toulouse, à Montfort, le 3 juin 1722. N'ayant qu'un léger patrimoine, il résolut d'aller au loin chercher fortune. Il laissa le peu qu'il possédait à sa sœur, et s'embarqua pour Constantinople, où il se trouva bientôt à la tête d'une maison de commerce. Soit que ses affaires ne fussent pas très-prospères, soit que le commerce ne fût pas dans ses goûts, il saisit la première occasion qui s'offrit de le quitter en acceptant à l'ambassade française une place que lui offrit le comte Desalleurs, consul général à Constantinople. Son caractère droit et inflexible lui acquit en peu de temps l'amitié du comte Desalleurs, qui, surpris par la mort, lui délégua les fonctions de consul général, bientôt confirmées par la cour de France. M. de Chénier les remplit jusqu'à l'arrivée du comte de Vergennes, qui, en 1755, fut nommé ambassadeur en Turquie.

Ce fut à Constantinople que M. de Chénier se maria; il épousa une jeune Grecque, mademoiselle Santi-l'Homaka, qui était, on le sait, la sœur de la grand'mère de M. Thiers. Pendant les dix premières années de son mariage, qu'elle passa à Constantinople, madame de Chénier eut quatre fils et une fille'. Le troisième, André-Marie de Chénier, naquit le 30 octobre 1762.

---

1. Constantin-Xavier, né le 4 août 1757, mort à Paris le 9 février 1837. Louis-Sauveur, né le 27 décembre 1761, mort à Paris le 14 décembre 1823. -André-Marie.-Joseph-Marie, né le 11 février 1764, mort à Paris le 10 jan

En 1765, Louis de Chénier reprit, avec sa femme et ses enfants, le chemin de la France, où il espérait continuer sa carrière diplomati— que. En effet, vers 1767, il partit pour l'Afrique avec le comte de Brugnon; madame de Chénier confia ses enfants à leur tante, et accompagna son mari. C'est ainsi qu'André passa sa première enfance sous le beau ciel du Languedoc'. Bientôt les deux frères aînés d'André furent mis à Paris au collége de Navarre. M. de Chénier, après sa mission en Afrique, fut nommé chargé d'affaires auprès de l'empereur de Maroc, mais madame de Chénier revint en France, et alla s'ins taller à Paris vers 1773. André et Marie-Joseph avaient rejoint leurs frères au collège de Navarre, et madame de Chénier voulut être près de ses enfants pour surveiller leur éducation.

A seize ans, André savait parfaitement le grec; il traduisit un petit fragment de Sappho, cherchant déjà par instinct d'autres livres que ceux que l'enseignement universitaire lui mettait dans les mains. Ce fut vers 1779 qu'il sortit du collége; les années 1780, 1781 furent des années de calme et d'étude qu'il passa tantôt à Paris, chez sa mère, tantôt à la campagne, chez les de Pange et chez les Trudaine. Plus tard, alors qu'il yoyait déjà s'enfuir ses jours couronnés de roses, il se souvenait avec émotion de ces premières années si doucement écoulées,

Soit sur ces bords heureux, opulents avec choix,
Où Montigny s'enfonce en ses antiques bois,
Soit où la Marne, lente, en un long cercle d'îles,
Ombrage de bosquets l'herbe et les prés fertiles;

-beaux jours regrettés, où il avait su

savourer à longs traits

Les Muses, les plaisirs, et l'étude et la paix.

Ne devons-nous pas, nous aussi, profiter de ce moment de calme dans la première jeunesse du poëte, pour arrêter nos regards sur le

vier 1811. Mademiselle de Chénier, mariée à M. Latour Saint-Igest, est morte à Paris en 1853.

1. Il en conserva de longs souvenirs. Voici une note où il s'est plu à retracer une impression d'enfant et un vœu de poëte: « En me rappelant les beaux pays, les eaux, les fontaines, les sources de toute espèce que j'ai vus dans un âge où je ne savais guère voir, il m'est revenu un souvenir de mon enfance que je ne veux pas perdre. Je ne pouvais guère avoir que huit ans, ainsi il y a quinze ans (comme je suis devenu vieux!) qu'un jour de fête on me mena monter une montagne. Il y avait beaucoup de peuple en dévotion. Dans la montagne, à côté du chemin, à droite, il y avait une fontaine dans une espèce de voûte creusée dans le roc; l'eau en était superbe et fraîche,

« PreviousContinue »