Page images
PDF
EPUB

hommes, en général, et les Américains en particulier, soient assez fous et assez méchants pour se faire la guerre et s'entre-tuer; à rester tranquilles, ils mourraient tout naturellement. La troisième et dernière chose qui m'étonne, c'est que les jeunes gens soient assez déraisonnables pour perdre leur temps à courir après les jeunes filles qu'ils veulent épouser; s'ils restaient chez eux et y faisaient fortune, ce sont les jeunes filles qui courraient après eux. Qu'en dis-tu, Martha?

Seth, je dis que tu as la sagesse du roi Salomon, mais que tu en as aussi la vanité.

Martha, s'écria le quaker d'une voix attendrie, tu as autant d'esprit que tu es belle.

Seth, répondit Martha, toujours essoufflée, tu ne penses pas ce que tu dis.

Et toi Martha, reprit l'autre, tu ne dis pas ce que tu penses. Bravo! dis-je tout bas; on s'aime en Amérique. C'est un usage du sabbat auquel je n'avais pas songé. Ce peuple de marchands qui calcule tout et ne vit que pour s'enrichir, s'est condamné au repos forcé un soir par semaine, afin de payer ce jour-là la dette de la jeunesse et de l'amour. Voyons comment maître Seth fera sa déclaration.

Après mille détours, le quaker amoureux en arriva au mot que, suivant toute apparence, on attendait depuis longtemps.

Martha, dit-il, en poussant un long soupir, Martha, m'ai

mes-tu?

Seth, répondit la bonne chrétienne, ne nous est-il pas commandé de nous aimer les uns les autres?

Oui, Martha; mais ce que je te demande, c'est, si tu éprouves à mon endroit quelque chose de ce sentiment particulier que le monde appelle amour?

Je ne sais que répondre, balbutia la timide colombe; j'ai toujours essayé d'aimer également tous mes frères, mais, s'il faut te l'avouer, Seth, souvent, en rentrant en moi-même, j'ai pensé que dans cette affection générale tu prenais beaucoup plus que ta part.

L'aveu était fait, il n'y avait plus à s'en dédire; j'entendis, je crois, un gros baiser qui scellait les fiançailles, quand tout à coup Martha poussa un cri effroyable et sauta sur le banc. Un énorme chien, un terre-neuve, s'était jeté brusquement au travers du tête-à-tête amoureux. Je me levai, j'aperçus dans l'ombre les dents blanches de Zambo. Le drôle riait aux éclats; c'était lui qui, pour se venger de

Tome X. 40° Livraison.

33

la quakeresse, avait ouvert la porte de la maison, et lancé sur Martha ce tiers importun qui l'avait terrifiée.

J'avais peu de goût pour le quaker, mais je ne pus m'empêcher d'admirer sa fermeté et sa douceur. Loin d'avoir peur du chien, il l'appela, et tirant de sa poche un morceau de sucre, il l'offrit à l'animal, qui se laissa aisément séduire et caresser.

-Ami, dit le saint homme, parlant au chien qui le regardait en remuant la queue, tu es venu me troubler au moment le plus doux de ma vie; un autre que moi t'aurait battu ou tué, il en aurait eu le droit; je te montrerai la différence qu'il y a entre un quaker et le commun des hommes. Pour toute vengeance, je me contenterai de te donner un vilain nom.

Sur quoi, flattant le chien, qui sautait après lui pour obtenir un nouveau morceau de sucre, maître Seth conduisit poliment l'animal jusqu'à la porte; puis tout à coup fermant la grille, il cria à pleins poumons: Chien enragé! chien enragé!

En un clin d'œil il n'y eut plus de bottes aux fenêtres; des milliers de têtes regardaient et menaçaient l'ennemi; pierres, bâtons, meubles pleuvaient comme grêle sur la bête; un coup de feu l'abattit avant qu'elle fût au bout de la rue; elle tomba, pour ne plus se relever, en poussant un hurlement qui me retentit au fond du cœur. Furieux, je pris Seth au collet, et je le jetai à la porte.

-Misérable, lui dis-je, je ne sais qui me retient de crier : Quaker enragé, pour te faire assommer comme ce pauvre animal.

- Ami Daniel, répondit maître Seth en ramassant son chapeau, je te retrouverai.

Et il partit froidement.

Montez à votre chambre, mademoiselle, dis-je à Martha. Que faisiez-vous à cette heure dans le jardin ?

[ocr errors]

Mon Dieu, monsieur, dit-elle en sanglotant, je ne faisais pas de mal; je cherchais un gendre pour ma mère !

J'étouffais de colère : Ah! m'écriai-je, combien de gens se disent et peut-être se croient vertueux, qui font comme ce lâche hypocrite! On s'admire comme un honnête homme et comme un saint parce qu'on ne touche pas son ennemi, mais on s'en débarrasse en lui donnant un vilain nom. Calomnie! calomnie! tu n'es que la forme de l'assassinat chez les peuples qui font vanité de leur civilisation. Honte aux misérables qui se servent de cette arme empoisonnée, ne fùt-ce que pour tuer un pauvre chien !

Fatigué de mon éloquence solitaire, je me couchai, mais non pas sans songer à la triste journée que me promettaient pour le lendemain les premiers plaisirs du sabbat naissant. Combien je regrettais la franche gaieté des dimanches parisiens! Français, m'écriai-je, peuple aimable, laisse des nations grossières se glorifier de leur industrie fiévreuse et de leur fatigante liberté. Chasse loin de toi ces rêveurs mélancoliques, qui, si tu les écoutais, feraient de toi le rival de l'Anglais et de l'Américain. Ami du vin, de la gloire et des belles, ton lot est le meilleur. Laisse l'empire du monde à ces travailleurs blafards qui prennent la vie au sérieux; garde ton incorrigible et charmante légèreté. Amuse-toi, Français; fais la guerre et l'amour; oublie le monde et la politique; si tu réfléchissais, tu ne rirais plus.

RENÉ LEFEBVRE.

(La suite prochainement.)

[merged small][ocr errors]

André Chénier a eu, sur la littérature de notre époque, une influence déjà maintes fois signalée; aussi, avant de retracer les événements auxquels il fut mêlé, comme poëte et comme citoyen, est-il important de rechercher dans le passé quelles causes générales contribuèrent au développement de son génie. Ce sera en quelque sorte découvrir le secret de la renaissance de la poésie française au dixneuvième siècle, que de montrer le vieil Homère guidant le premier pontife de cet art nouveau dans les retraites des Muses et des Grâces. Et, puisque les époques de l'esprit humain s'enchaînent les unes dans les autres, nous devrons examiner en même temps quel est le lien intime qui unit André Chénier au seizième et au dix-septième siècle, et comment il avait sa place marquée dans l'histoire de la littérature française.

Il nous semble qu'on caractériserait nettement la tentative littéraire d'André Chénier en disant qu'au dix-huitième siècle, pour ranimer la poésie, qui dans son immortalité ne plaît aux hommes que par un rajeunissement perpétuel, il fallait, sévèrement averti par Malherbe et Boileau, renouveler la tentative de Ronsard avec le goût pur de Racine; c'est-à-dire, importer dans la poésie française les qualités de lyrisme, de grâce, de mollesse, de liberté, inhérentes à la poésie grecque; en savoir discerner les véritables richesses; surtout chercher et retrouver, dans la langue nationale, tous les éléments nécessaires pour atteindre à la beauté, à la pureté, à la sensibilité de l'art hellénique, sans forcer les lèvres françaises à parler une langue morte avec les pensées et les mœurs d'un autre âge.

En effet, sur André Chénier, s'exercent deux influences constantes et également puissantes : celle des littératures antiques et celle de la littérature française.

1. Cette étude fera partie d'une édition critique des poésies d'André Chénier, que M. Becq de Fouquières prépare depuis longtemps, et que nous publierons prochainement.

C'est Homère qui, le premier, du haut de son Olympe poétique, lui verse la sainte inspiration. Homère domine l'œuvre d'André et la pénètre jusque dans ses replis les plus cachés. Les beautés franches et les grâces naïves, tantôt coulent abondamment comme de la bouche même de l'aveugle divin, tantôt, plus adoucies et plus molles, se répandent, non plus comme les flots d'une mer retentissante, mais comme les eaux pures d'un Mincius, au milieu d'ombrages charmés, avec des murmures aussi doux que les soupirs de la nymphe Aréthuse. C'est ainsi que le grand art d'Homère envahit brusquement le sein du poëte, ou s'y insinue par l'art savant et perfectionné de Virgile et de Théocrite. Si, dans d'autres genres encore, André cherche à se rapprocher d'Horace, son émule chez les Latins, de Catulle, de Tibulle, d'Ovide, de Properce, c'est qu'il reconnaît en eux la forte empreinte d'une poésie grecque, lyrique et élégiaque, dont ils ont recueilli les débris, et qui, elle-même, avait subi l'influence homérique. C'est là, au sein même de la poésie latine, qu'il retrouve un art grec, oublié, perdu, dont l'école alexandrine avait distillé la fleur, art tout de grâce, de molle passion, de sentiments choisis. Il se plaît à recomposer une anthologie, qu'il ne recueille pas ainsi que Méléagre, mais qu'il imagine, qu'il crée, mettant, comme un sourire, toutes les délicatesses helléniques aux lèvres de la poésie française rajeunie.

Pénétré d'Homère, de Pindare, de Théocrite, André Chénier a su plier aux grâces ioniennes et doriennes la langue à laquelle étaient restés fièrement fidèles Rabelais, Amyot, Corneille, Pascal et la Fontaine. Son but constant, son ambition était, tout en s'inspirant de l'indulgente philosophie d'Horace et, parfois, du chant rêveur de Virgile, de contraindre les Muses françaises à allier, aux suaves accents de Racine, le naturel et l'ample grandeur d'Homère, ainsi que la poétique simplicité de Théocrite.

Si André n'a pas atteint jusqu'au poëte thébain, si, comme inspiration lyrique, il n'est pas allé au delà d'Horace, en ajoutant toutefois à sa lyre la corde indignée d'Archiloque, il faut reconnaître, ce que nous démontrerons amplement plus loin, que sa Muse s'essaye à ce vol hardi, et que la poésie française lyrique et élégiaque au seizième siècle, dramatique et didactique au dix-septième, tend, avec André Chénier, à redevenir ce qu'elle sera de plus en plus, élégiaque et surtout lyrique.

De ces influences que nous venons de signaler, il n'en est pas une qu'André n'ait volontairement et librement recherchée. La belle forme antique est, pour ainsi dire, un moule qu'il prépare aux pensers nouveaux qu'il veut y verser et y fondre. Mais, si nous le voyons, à tous les instants de sa carrière poétique, préoccupé d'atteindre à la

« PreviousContinue »