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et des hymnes sacrées, trop imbu de la poésie nationale pour imiter simplement les modèles antiques, décora les vers latins et la prose latine de toute « la pompe anglaise 1. » Vous diriez d'un barbare qui arrache une flûte aux mains exercées d'un artiste du palais d'Auguste, pour y souffler à pleine poitrine comme dans une trompe mugissante d'uroch. La langue sobre des orateurs et des administrateurs romains se charge, sous sa main, d'images excessives et incohérentes. Il accouple violemment les mots par des alliances imprévues et extravagantes; il entasse les couleurs; il atteint le galimatias extraordinaire et inintelligible des derniers scaldes. En effet, c'est un scalde qui latinise, et transporte dans son nouveau langage les ornements de la poésie scandinave, entre autres la répétition de la même lettre, tellement que, dans une de ses épîtres, il y a quinze mots de suite qui commencent de même, et que, pour compléter ce nombre de quinze, il met un barbarisme grec parmi les mots latins 2. Maintes fois, chez les autres, chez les légendaires, on retrouvera cette déformation du latin violenté par l'afflux de l'imagination trop forte. Celle-ci éclate jusque dans leur pédagogie et leur science. Alcuin, dans les dialogues qu'il compose pour le fils de Charlemagne, emploie en manière de formules les petites phrases poétiques et hardies qui pullulent dans la poésie nationale. « Qu'est-ce que l'hiver? L'exil de l'été.— Qu'est-ce que le printemps? Le peintre de la terre. — Qu'est-ce que l'année? Le quadrige du monde. — Qu'est-ce que le soleil? La splendeur de l'univers, la beauté du firmament, la grâce de la nature, la gloire du jour, le distributeur des heures. — Qu'est-ce que la mer? Le chemin des audacieux, la frontière de la terre, l'hôtellerie des fleuves, la source des pluies. » Bien plus, il achève ses instructions par des énigmes dans le goût des scaldes, comme on en trouve encore dans les vieux manuscrits avec des chants barbares. Dernier trait du génie national, qui, lorsqu'il travaille à comprendre les choses, laisse de côté la déduction sèche, nette, suivie, pour employer l'image bizarre, lointaine, multipliée, et remplace l'analyse par l'intuition.

1. Mot de G. de Malmsbury.

2. Primitus (pantorum procerum prætorumque pio potissimum paternoque præsertim privilegio) panegyricum poemataque passim prosatori sub polo promulgantes, stridula vocum symphonia ac melodiæ cantilinæque carmine modulaturi bymnizemus.

VIII

Telle est cette race, la dernière venue, qui dans la décadence de ses sœurs, la grecque et la latine, apporte dans le monde une civilisation nouvelle avec un caractère et un esprit nouveau. Inférieure en plusieurs endroits à ses devancières, elle les surpasse en plusieurs autres. Parmi ses bois, ses boues et ses neiges, sous son ciel inclément et triste, dans sa longue barbarie, les instincts rudes ont pris l'empire; le Germain n'a point acquis l'humeur joyeuse, la facilité expansive, le sentiment de la beauté harmonieuse; son grand corps flegmatique est resté farouche et roide, vorace et brutal; son esprit inculte et tout d'une pièce est démeuré enclin à la sauvagerie et rétif à la culture. Alourdies et figées, ses idées ne savent point s'étaler aisément, abondamment, avec une suite naturelle et une régularité involontaire. Mais cet esprit exclu du sentiment du beau n'en est que plus propre au sentiment du vrai. La profonde et poignante impression qu'il reçoit du contact des objets et qu'il ne sait encore exprimer que par un cri, l'exemptera plus tard de la rhétorique latine, et se tournera vers les choses aux dépens des inots. Bien plus, sous la contrainte du climat et de la solitude, par l'habitude de la résistance et de l'effort, le modèle idéal s'est déplacé pour lui; ce sont les instincts virils et moraux qui ont pris l'empire, et parmi eux, le besoin d'indépendance, le goût des mœurs sérieuses et sévères, l'aptitude au dévouement et à la vénération, le culte de l'héroïsme. Ce sont là les rudiments et les éléments d'une civilisation plus tardive, mais plus saine, moins tournée vers l'agrément et l'élégance, mieux fondée sur la justice et la vérité1. En tout cas, jusqu'ici, la race est intacte, intacte dans sa grossièreté primitive; la culture qui lui est venue de Rome n'a pu ni la développer, ni la déformer. Si le christianisme y est entré, c'est par des affinités naturelles et sans altérer le génie natif. Voici venir une nouvelle conquête qui, cette fois, avec des idées apporte aussi des hommes. Mais les Saxons, selon l'usage des races germaines, races vigoureuses et fécondes, ont multiplié énormément depuis six siècles; il y en a peut-être deux millions

1. En Islande, patrie des plus farouches rois de la mer, il n'y a plus de crimes; les prisons ont été employées à d'autres usages; les seules punitions sont des amendes.

en ce moment, et l'armée normande est de soixante mille hommes'. Ils ont beau s'être altérés, francisés, d'origine et par quelque reste d'eux-mêmes ils sont parents de leurs vaincus. Ils ont beau importer leurs mœurs et leurs poëmes, faire entrer dans la langue un tiers de ses mots. Cette langue reste toute germanique, de fonds et de substance2; si sa grammaire change, c'est d'elle-même, par sa propre force, dans le même sens que ses parentes du continent. Au bout de trois cents ans, ce sont les conquérants qui sont conquis; c'est l'anglais qu'ils parlent, c'est l'anglais qu'ils écrivent dans leurs actes publics. C'est le sang anglais qui, par les mariages, a fini par maîtriser le sang normand dans leurs veines. Après tout, la race demeure saxonne. Si le vieux génie poétique disparaît après la conquête, c'est comme un fleuve qui s'enfonce et coule sous terre. Il en sortira dans cinq cents ans.

1. Pictorial history, I, 249. « Toutes les villes, et même les villages et les hameaux que possède aujourd'hui l'Angleterre paraissent avoir existé depuis les temps saxons..... La division actuelle en paroisses est presque sans altération celle du dixième siècle. »

D'après le Dooms day-book M. Turner évalue à 300,000 le nombre des chefs de famille indiqués. Si chaque famille est de cinq personnes, cela fait 1,500,000. Il ajoute 500,000 pour les quatre comtés du Nord, pour Londres et plusieurs grandes villes, pour les moines et le clergé des campagnes qui ne sont point comptés..... Il faut n'accepter ces chiffres que sous toutes réserves. Néanmoins ils sont d'accord avec ceux de Mackintosh, de George Chalmars, et de plusieurs autres; beaucoup de faits prouvent que la population saxonne était très-nombreuse, et tout à fait hors de proportion avec la population normande.

2. Warton, History of the English poetry. Préface.

H. TAINE.

MADAME DE STAEL

Coppet et Weimar. Madame de Staël et la grande-duchesse Louise, par l'auteur des Souvenirs de madame Récamier. — Paris, 1862; 1 vol. in-8°.

Voici un livre aimable qui, sans ajouter beaucoup à la gloire de madame de Staël, a du moins le mérite de rajeunir un nom trop oublié. Il en est du souvenir des grands hommes comme d'un portrait de famille que les années effacent, si quelque main pieuse n'enlève la rouille de l'âge, et ne nous rend une belle figure dans sa fraîcheur originelle et sa première beauté. L'auteur des Souvenirs de madame Récamier a tout ce qu'il faut pour réussir dans cette œuvre qui demande une main délicate, et l'amour du modèle. Madame de Staël revit dans ces Mémoires; on la voit, on l'entend. « Je suis, écrit-elle à madame Récamier, je suis une personne avec laquelle on ne peut vivre, non que je sois despotique ou amère, mais je semble à tout le monde quelque chose d'étrange qui vaut mieux et moins que le cours habituel de la vie; enfin, comme vous êtes plus jeune que moi, que votre esprit comprend tout, quand je ne serai plus vous raconterez tout cela avec un sentiment de bienveillance qui l'expliquera '. » Ce legs fait à une amie, l'héritière de madame Récamier l'a accepté; on ne lira pas son livre sans mieux comprendre et mieux aimer madame de Staël.

Du reste, ces Mémoires viennent à propos. Il y a, ce semble, dans l'opinion un retour vers ce groupe politique et littéraire qui sous le Consulat refusa de plier comme le reste, défendit la liberté mourante, au risque de l'exil, et maintint jusqu'au bout l'indépendance et les droits de la pensée. Daunou, Chénier, Benjamin Constant, Lafayette ne sont plus ces idéologues que dénonçait le maître, et que le Moniteur insultait. De l'empire, tout a péri, hormis les idées de cette poignée d'hommes à qui les événements ont donné raison. Madame de Staël a été l'âme de ce parti vivace; elle en a été aussi le

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martyr. Rien ne manque à sa gloire, non pas même ces épreuves qui n'abattent que la faiblesse. En exilant la fille de Necker, l'empereur lui a fait une place dans l'histoire. L'auteur de l'Allemagne y représente l'éternelle protestation de la pensée contre la force. Cette femme que la police traque de ville en ville, ce n'est pas une grande. dame mécontente qui traîne son ennui par toute l'Europe, c'est une victime qui souffre en réclamant le droit de tous, et qui par ses souffrances mêmes empêche qu'on ne prescrive contre la liberté.

Cet exil qui dura de 1803 à 1814, cette triste odyssée de madame de Staël, fait le sujet de Coppet et Weimar. L'auteur ne nous dit rien de la jeunesse de madame de Staël; il nous introduit de plein saut dans cette petite cour de Saxe, dans ce grand château que la duchesse Amélie a transformé en une nouvelle Athènes, mais Athènes germanique où l'on repousse les modes françaises de Berlin, où l'on veut être Allemand avant tout. Dès l'année 1775, le fils de la duchesse Amélie, l'élève de Wieland, le duc Charles-Auguste, a fait de Goethe son ami; il l'a appelé près de lui, l'a anobli, lui a donné l'indépendance et la fortune, et se plaît à partager avec lui le soin de son petit empire. Autour de Goethe et de Wieland se sont groupés Herder, Schiller, Bottiger, Knebel; l'Allemagne tout entière a les yeux fixés sur cette cour aimable, où le duc, sa mère, et sa femme, la princesse Louise, ne semblent occupés qu'à encourager les lettres et les arts. Weimar est devenu grand par ses princes. C'est Ferrare avec moins de richesse et d'élégance, mais avec un goût plus pur, et un sentiment plus élevé de la nature et de l'art.

C'est dans cet asile heureux qu'arrive, à la fin de 1803, madame de Staël chassée de France, au moment où l'on étouffe les dernières voix qui murmuraient encore au Tribunat. J'ai déjà raconté les causes de cet exil', j'ai dit aussi quel effroi comique la présence de la philosophe française causa à Schiller et à Goethe. Pour nous raconter cet amusant imbroglio, l'auteur de Coppet et Weimar a puisé aux mêmes sources, c'est-à-dire dans la correspondance des deux amis. Son récit est agréable et bien fait. J'ai retrouvé quelques documents peu connus en France, et qui permettront d'achever le tableau. Mon autorité principale est Henriette de Knebel, dont les lettres

1. Benjamin Constant, 6o partie. Revue Nationale, t. VI, p. 495. Je reprendrai prochainement cette étude, interrompue par mes devoirs de professeur, et pour laquelle j'ai réuni de nombreux matériaux.

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