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Deux amis, Mauléon et Gerbet, ont fondé ensemble une maison de banque. Le premier est un garçon léger et frivole, le second un homme honnête et laborieux. Celui-ci a une fille de dix-neuf ans qu'il adore. Un amoureux dédaigné de cette jeune fille conçoit l'idée, par vengeance, de jeter le trouble dans la famille, en révélant un secret terrible qu'il a su découvrir. Il y a dix-neuf ans, Gerbet a été trompé par son ami, et madame Gerbet a laissé, en mourant, un écrit dans lequel se trouvent expliquées les circonstances qui ont précédé la naissance de Delphine. Mauléon lui-même, dont le temps a effacé les souvenirs, est épouvanté de cette découverte; mais, quand il veut donner carrière à ses sentiments paternels, Delphine le repousse avec indignation. Elle renie ce père que la loi ne reconnaft pas, et demeure la fille du mari lâchement trompé. « Is est pater quem nuptiæ demonstrant, » disaient les anciens; et le code français dit aussi : «Le père de l'enfant est toujours le mari de la mère. » Mot hardi et profond qui fait la sécurité des familles, et dont on sourirait peutêtre s'il n'eût été gravé sur les tables de la loi romaine avant de passer dans la nôtre.

Comme le banquier Mauléon, la célèbre madame de Tencin voulut aussi revenir sur les péchés oubliés de sa jeunesse. Elle s'en alla relancer d'Alembert chez la vitrière qui l'avait nourri; parce que le philosophe lui pouvait faire honneur, elle s'avisa, un peu tard, de lui offrir sa haute protection, sa fortune immense et sa tendresse maternelle; mais elle avait affaire à une âme fortement trempée. Le philosophe répondit : « Je ne vous connais pas. Ma véritable mère, c'est la vitrière. » Et il resta dans son noir entresol avec ses dix-sept cents livres de revenu. Delphine Gerbet, plus riche que lui, a la satisfaction de donner sa fortune au jeune homme qu'elle aime, en l'épousant.

Cette pièce, bien jouée par les artistes du Vaudeville assistés de mademoiselle Rousseil, de l'Odéon, est la dernière production du semestre qui vient de finir.

Le bilan dramatique de ces six mois écoulés n'est pas considérable au Théâtre-Français, deux pièces seulement, sur lesquelles on avait fondé des espérances exagérées qu'elles ne pouvaient pas réaliser; au Gymnase, un ouvrage bizarre, sauvé par le jeu d'artistes excellents, et le regain d'un beau succès de M. Octave Feuillet; à l'Odéon, une pièce attribuée à Voltaire et qui a éveillé l'attention des bibliographes, un drame et une comédie en vers, un autre petit drame en prose et en un acte, la Dernière Idole, qui visait un peu haut, mais dont les prétentions étaient rachetées par des qualités littéraires, et que l'on peut considérer comme une bonne promesse;

sur les théâtres des boulevards, beaucoup de reprises, signe évident de la disette. Le mélodrame historique ou intéressant qui recherche les émotions fortes, l'a emporté sur les pièces à tableaux et à machines qui ne s'adressent qu'aux yeux. Cette préférence du public est un heureux symptôme, auquel on reconnaît qu'il ne faut pas trop compter sur la niaiserie du parterre français, et qu'on peut se tromper en le traitant comme un enfant. A quoi sont bons ces spectacles à grand fracas, s'ils ne font pas même fortune, et s'il suffit d'un seul échec pour compromettre l'existence d'une entreprise? Après avoir dépensé une somme énorme à mettre en scène un ouvrage dont on n'ignore pas la faiblesse, on ne trouve rien de mieux à faire que de consacrer une somme encore plus considérable à l'exécution d'une pièce plus insipide encore. Ne devrait-on pas, au contraire, pour reposer le public de tout cet étalage, passer d'un genre à l'autre, et recourir à quelque ouvrage d'imagination? Il ne faudrait qu'un peu de talent pour attirer la foule à moins de frais.

Cette pauvreté amènera quelque jour une réaction. L'instinct dramatique peut sommeiller en France, il ne peut pas s'éteindre. Qu'arrive-t-il déjà? Que les gens du monde marchent sur les brisées des théâtres; comme ils n'ont pas le temps d'attendre que l'art dramatique soit revenu de cette défaillance momentanée, ils jouent la comédie entre eux. Jamais on n'a tant vu de troupes de société qu'au printemps dernier. Leur nombre augmentera encore, selon toute apparence. On cite des amateurs d'un certain renom; des vocations comiques se sont manifestées. Une représentation de Henri III, donnée au profit d'une œuvre de bienfaisance, a produit une somme incroyable, que jamais la recette d'aucun théâtre n'a égalée. La curiosité était extrême. Il s'agissait de voir des personnes du grand monde puisant dans le sentiment de la charité le courage de s'exposer pendant une soirée aux hasards et périls de la vie d'artiste. Elles n'en ont connu que les plus douces émotions: les applaudissements, la pluie d'or et de fleurs. Sur d'autres théâtres d'amateurs, après les ouvrages anciens, on a voulu essayer des pièces inédites. Des plumes encore vierges de littérature ont été taillées; des succès, dont la portée est encore impossible à mesurer, ont été obtenus. Ces ouvrages n'appartiennent pas à la publicité; la critique n'a pas le droit de s'en emparer; mais l'impulsion donnée se soutiendra probablement. Si ce beau feu ne s'éteint pas, comme il y a lieu de l'espérer,

il peut sortir de là quelque talent nouveau. Parmi ces comédies de société, quelques-unes pourraient aisément franchir la distance du salon au théâtre. Si une seule venait subir la redoutable épreuve du vrai public, cette noble ambition en éveillerait d'autres. Sans doute

il y aurait des tentatives malheureuses, car celui qui trouve qu'une pièce de théâtre est chose facile à faire n'en soupçonne pas même les difficultés; mais qu'un seul bon ouvrage se produise, et ce sera une belle conquête.

La province aussi se livre à la sourdine à ses petits travaux. Les troupes comiques de salon y sont plus rares qu'à Paris, plus difficiles à organiser. N'ayant point d'interprètes de sa pensée, on la livre à l'impression. Plusieurs petits volumes sont arrivés jusque sur ma table; apparemment ce n'est pas pour que j'en garde le secret. En voici un qui annonce les plus heureuses dispositions : les Comédies parisiennes, par M. Éliacin Greever. Sous ce pseudonyme, se déguise, à ce qu'on m'a dit, un négociant armateur, qui, malgré l'importance de ses grandes entreprises, se réserve de bonnes heures à consacrer aux lettres. - Il n'y a que les gens très-occupés qui sachent trouver de tels loisirs. Le petit livre de M. Éliacin Greever contient trois pièces de théâtre. La plus remarquable, à mon gré, est un drame intitulé: Faire sans dire.

Un certain comte d'Alcuna, légitimiste espagnol, a épousé une Française, un peu jeune pour lui. Il y a quelques années, tandis que son mari faisait la guerre en Espagne pour le service du prétendant, la comtesse Louise a manqué à ses devoirs. Elle a aimé un de ses cousins, Henri de Karnac, jeune homme léger, joueur et sans caractère. De cet ancien amour, il ne reste plus à la comtesse que des remords. Au moment où la pièce commence, le comte a déjà quelque soupçon du triste secret de sa femme. La scène se passe aux bains de mer. Un Américain, un Anglais et d'autres baigneurs imaginent de faire courir des chevaux sur la plage. Par habitude de joueur et par vanité, Henri de Karnac parie deux cents louis contre M. Herbert, l'Américain, qui les lui gagne. Henri n'a que la moitié de cette somme, mais on doit jouer tout à l'heure au lansquenet, et il se croit sûr de s'acquitter les cartes à la main. Il va sans dire que les cartes sont rebelles, et que Henri revient du jeu les poches vides, avec sa dette d'honneur qu'il ne sait comment payer. Pendant ce temps-là, d'Alcuna, qui ne joue jamais, passant par hasard sur la plage pour aller à la pêche, a rencontré les coureurs, et par complaisance il a consenti à parier deux cents louis pour l'un des chevaux. Il a gagné son pari. Un Anglais l'a payé sur-le-champ, et, ne sachant que faire de cette somme, d'Alcuna la donne à sa femme. La comtesse remet l'argent à l'Américain, de la part de M. de Karnac, et le joueur incorrigible, sauvé pour cette fois, s'en retourne à Paris, où la Bourse lui réserve d'autres infortunes. Bientôt après, d'Alcuna reçoit une lettre du prétendant, qui l'invite à venir à Londres sans

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délai, pour assister à un conseil de guerre. Le comte, pressé de partir, redemande à sa femme les deux cents louis qu'il vient de lui donner. Il se doute si peu de l'emploi qu'elle en a fait, que tout en relisant sa lettre, il tend la main d'un air distrait; mais, en voyant Louise se troubler, inventer des prétextes frivoles, il devine ce qui s'est passé. La comtesse sent le regard de son mari lui pénétrer jusqu'au fond de l'âme, tandis qu'il fait semblant de prendre ses réponses évasives pour de bonnes raisons.

Certes, il y a une situation forte, et il n'en faudrait pas beaucoup de cette qualité-là pour assurer le succès d'une pièce. Voici justement, dans le même ouvrage, une autre situation non moins énergique. Une jeune veuve, madame Larey, amie d'enfance de la comtesse, aime en secret, depuis longtemps, l'Américain. Quand elle était jeune fille, Herbert n'avait point encore fait fortune et ne pouvait pas songer à la demander en mariage. Elle a épousé, par obéissance, un autre homme, de mœurs brutales et sauvages. Ce mauvais mari a été tué en duel aux eaux de Bade, à la suite d'une querelle de jeu, et madame Larey ne sait pas même le nom de celui qui l'a rendue veuve. Au moment où elle se réjouit de retrouver Herbert, persuadée que rien ne s'oppose plus à son bonheur, elle apprend, dans des circonstances habilement préparées, que l'adversaire inconnu de son mari était Herbert lui-même. Cette idée serait encore une trouvaille, si elle ne menait à une impasse. De quelque façon qu'on s'y prenne, le duel ayant eu lieu et l'homme étant mort, on pourra toujours dire, comme l'un des personnages de la pièce : « Voilà bien les Américains une femme mariée leur plaît; ils tuent le mari et épousent la veuve. La théorie est d'une simplicité puérile; mais la pratique offre des dangers judiciaires dans l'ancien monde. »

Aussi voit-on l'auteur s'en tirer comme il peut. Il met d'abord du côté de Herbert toutes les circonstances atténuantes possibles; ensuite, pour faire taire la médisance et rassurer la conscience de la jeune veuve, il a recours à la générosité du comte d'Alcuna. Cet homme sérieux, dont le caractère loyal est connu, déclare publiquement que c'est lui qui a tué M. Larey, et ce mensonge, devant lequel tout le monde s'incline respectueusement, assure le bonheur des deux personnes. Quant au bonheur du comte, il est détruit pour toujours. D'Alcuna connaît la faute et les remords de sa femme; au fond de son cœur, il pardonne; mais son orgueil castillan ne lui permet pas l'oubli. Il ne veut ni scandale, ni réparation; mais il ne supporte pas la pensée de ce déshonneur. Dans une scène d'un laconisme remarquable, le comte, sans s'expliquer avec Henri de Karnac, oblige ce jeune homme à s'engager dans un régiment comme simple soldat, et à

partir pour la Crimée, où il trouvera l'occasion de se faire casser la tête par une balle russe, ou de gagner ses épaulettes. D'Alcuna, de son côté, s'en ira chercher la mort en Espagne, dans la levée de boucliers que prépare le parti légitimiste. C'est à peine si cette résolution extrême est indiquée dans les paroles de ce singulier personnage, tant il est fidèle à la devise de ses ancêtres : Faire sans dire.

Dans ce sujet, deux intrigues sont menées de front, ce qui affaiblit l'intérêt en le divisant. Le seul personnage vraiment sympathique de la pièce, qui est madame Larey, n'occupe pas le premier rang; la situation critique qui appelle l'attention sur cette jeune veuve n'arrive qu'au troisième acte, et, quand le lecteur s'en est ému, il n'a plus autant d'intérêt pour la comtesse d'Alcuna. Ce ne sont là que des erreurs d'inexpérience, comme les développements trop longs qui retardent la marche de l'action. Mais les faits principaux, conçus et présentés dramatiquement, dénotent chez l'auteur un sentiment juste des effets du théâtre, et le style est, non-seulement d'un écrivain qui sait sa langue, mais d'un homme de beaucoup d'esprit. Il y a par moments de l'humour et des traits satiriques dont la comédie s'arrange fort bien.

Il me paraît hors de doute qu'un art si aimé, dont tant de monde s'occupe, n'est pas encore près de mourir. Qu'une bonne pièce, drame ou comédie, vienne à éclore, dans un palais ou dans une mansarde, à Paris ou en province, et nous nous empresserons de saluer l'avénement de cet astre attendu. Gens du métier, nous ouvrirons nos rangs pour accueillir avec joie et courtoisie le nouveau confrère.

PAUL DE MUSSET.

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