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tent son intérêt aux prises avec les nations étrangères. Mais je ne puis croire que, même dans sa politique étrangère, elle ne finisse par subir l'influence de ce généreux mouvement de charité que j'ai essayé de caractériser et que nous ferions bien de suivre et d'imiter. Je sais qu'en France le budget de la charité est déjà considérable. On est rempli d'admiration en voyant les ressources accumulées pour tant d'œuvres diverses. Mais je n'en suis pas moins convaincu qu'il y a une grande lacune dans notre manière d'entendre la charité; nous la faisons trop administrativement et pas assez directement. Ce n'est pas qu'il n'y ait eu des progrès dans une voie meilleure; les efforts qui ont été faits par beaucoup d'hommes intelligents et distingués pour se rapprocher des classes ouvrières, pour entrer en contact direct avec elles, sont dignes des sympathies les plus sérieuses et doivent être encouragés. En effet, rien n'est plus important que le rapprochement, je n'ose dire la réconciliation des diverses classes de la société. Pour cela la charité ne suffit pas, il faut encore l'esprit de liberté; seul il provoque ces associations volontaires qui ne sont rattachées ni à l'État ni à un parti religieux, mais qui rapprochent des hommes libres et leur apprennent à s'aimer et à se respecter. La question sociale n'est qu'endormie; elle subsiste tout entière. Il faut travailler à la résoudre peu à peu, jour par jour; or le levier qui soulèvera, autant que cela est possible, cette accumulation effroyable de misères que nous avons devant nous, c'est la charité libre, la charité qui, née de la liberté, tend incessamment à la stimuler. Voilà la solution pratique du redoutable problème qu'un puissant écrivain a ramené devant nous en ébranlant nos fibres plutôt qu'en éclairant nos esprits. Nous ne saurions mieux conclure qu'en citant ces belles paroles qui expriment parfaitement l'esprit du livre charmant et sérieux dont nous avons essayé de donner l'idée : « Lors même que de grandes questions, les luttes de la vie politique, nous passionnent et remplissent noblement notre existence, ne faudrait-il pas encore se donner la tâche, en vérité si douce, de travailler à quelque œuvre humble et utile? Les vastes combinaisons de la politique doivent exciter nos plus ardents efforts; mais, après tout, combien peu le dénoûment dépend-il de nous, que de déceptions et d'amertume! Il est noble, il est grand de travailler avec foi pour l'avenir; mais à celui qui sème des chênes dont il ne verra jamais s'étendre les larges rameaux, est-il défendu de jeter sur le sol quelques graines que peu de mois transformeront en fleurs?» EDMOND DE PREssensÉ.

REVUE DES THEATRES

A cette heure, Paris n'est plus en France; mais sur les bords de la Tamise. Si vous ne savez où retrouver un de vos amis, allez à Londres, arpentez en tous sens l'immense palais ouvert aux productions du globe entier; c'est là que vous aurez quelques chances de rencontrer votre homme. Ou bien, attendez un peu : Quand les industriels qui n'exposent point à l'admiration du public le fruit de leur travail l'auront débarrassé de son porte-monnaie plusieurs fois de suite, quand il aura usé tout ce que la nature lui a donné de jambes à parcourir des distances incommensurables, quand le régime des hôtels et de la vie extérieure auront fait fondre et couler entre ses doigts les bank-notes comme des gouttes d'eau, il reviendra de lui-même, fatigué, soulagé de son argent et anglomane passionné; car, il faut en convenir, cette fête à laquelle l'univers est convié aura pour résultat de démontrer, en grande partie, la supériorité industrielle de l'Angleterre. Mais, puisque notre affaire est de parler théâtre, je regrette qu'on n'ait pas pu introduire parmi les produits français quelques échantillons de nos meilleurs ouvrages dramatiques. Le reproche d'industrie et de métier qu'on adresse, à tort ou à raison, å ce genre de littérature, lui donnait, ce me semble, le droit de concourir, et il aurait emporté le prix. Si rares que soient, sur nos théâtres, les œuvres d'un véritable mérite, il est certain que cette aimable industrie qui consiste à tenir éveillés, par une fiction plus ou moins ingénieuse, l'attention et l'intérêt de mille personnes réunies, se pratique mieux sous le quarante-neuvième degré de latitude, dans une ville nommée Paris, qu'en aucun pays du monde.

C'est que le génie français est éminemment dramatique. Si j'avais plus d'espace et plus de loisir, je ne serais pas embarrassé de soutenir ici cette thèse, que tout en France prend naturellement et sans qu'on y pense des allures théâtrales, depuis les oraisons funèbres de Bossuet ou les plans de campagne de Turenne, jusqu'aux fables de la Fontaine, qui sont autant de petites comédies avec leur exposition et leur dénoûment, que les personnages soient un loup et un agneau, des rats tenant conseil dans une cave, ou deux amants déguisés en pigeons. Quant à ce jeune clairon de zouaves qui, l'autre jour, grimpé

comme un chat sur les remparts de Puebla, sonnait la charge au milieu des ennemis, c'est un artiste charmant qui jouait à merveille un rôle assez difficile dans un drame fort sérieux.

Nos voisins de l'autre côté du détroit, qui se piquent de soutenir toute espèce de concurrence contre les autres nations, sont obligés de reconnaître leur infériorité, vis-à-vis de la France, dans l'art d'apprêter et de composer une bonne pièce de théâtre. Je n'en veux pour preuve que l'association de leurs entrepreneurs dramatiques avec ces nombreux chercheurs d'idées qui, sous le nom d'adapteurs, se chargent d'approvisionner les diverses scènes de Londres, en leur envoyant tout ce qui paraît sur les théâtres de Paris. Les frais d'invention de ces traducteurs patentés se réduisent à changer le titre de la pièce et les noms des personnages, pour échapper aux effets des traités internationaux. Ne nous plaignons pas de ce dol en matière de propriété littéraire, puisque cette exploitation peu déguisée du plagiat contient implicitement un aveu d'infériorité. L'emporter en un point sur l'Angleterre, ce n'est pas un petit honneur. Cependant on représente, en ce moment même, au théatre Adelphi, à Londres, un drame anti-esclavagiste et non adapté, qui obtient un grand succès. Puisque cet ouvrage est un produit vraiment anglais, l'examen en peut être utile pour observer comment procède le génie dramatique de nos voisins. En deux mots, voici le sujet de la pièce :

La scène se passe en Amérique. Une jeune et belle esclave demiquarteronne, c'est-à-dire n'ayant dans les veines qu'un seizième de sang noir, est aimée du fils de son maître, jeune homme honnête et bon, lequel voudrait élever cette jeune fille au rang de femme libre, afin de l'épouser; mais il est contrarié dans ce généreux dessein par son père, dont le préjugé de l'esclavage obscurcit l'intelligence et endurcit le cœur. Un autre jeune homme égoïste et féroce conçoit pour la belle esclave une passion brutale qu'il prétend assouvir par tous les moyens possibles. Le secret des deux amants se trouve renfermé dans des lettres qu'un enfant est chargé de porter. Pour s'emparer de cette correspondance, le méchant amoureux assassine le petit messager, puis il dénonce son rival au père. Celui-ci, pour couper court aux projets de son fils, s'empresse de mettre la belle esclave en vente. La scène toujours pathétique des enchères est mêlée d'épisodes variés. On y voit une famille noire dispersée par les hasards du marché le père échoit à celui-ci, la mère à celui-là, les enfants à d'autres acheteurs. Un vieux nègre, se voyant lorgné par un maître qui passe pour bon et humain, joue de son mieux le rôle d'homme robuste et agile, et après l'adjudication, tombe épuisé de fatigueBientôt arrive le tour de l'héroïne, que ses deux amoureux se dispu

tent. Elle est poussée jusqu'à quinze mille dollars, et adjugée à ce prix énorme au scélérat, qui peut en disposer à son gré, comme d'un meuble ou d'une bête de somme. Il est temps que la Providence intervienne. En ce moment on découvre que l'acquéreur de l'esclave est l'assassin de l'enfant. Un Indien a assisté à la perpétration du crime.

Jusqu'ici le drame, évidemment inspiré par les pages éloquentes de l'Oncle Tom, procède tout à fait à la manière de nos théâtres, et le spectateur pourrait se croire à l'Ambigu-Comique ou à la Gaîté; mais le goût anglais se manifeste dans un détail surabondant. Nos auteurs se seraient contentés de cacher cet Indien à peau rouge dans les broussailles, et le public de Paris n'aurait pas demandé autre chose qu'un témoin de l'assassinat. A Londres, on a cru nécessaire de chercher mieux que cela; il fallait puiser un ressort dramatique dans les découvertes récentes, dans quelque invention d'un usage très-répandu, et qui appartint exclusivement à notre époque. Or la photographie est à la mode en Angleterre comme en France, elle occupe une place importante à l'Exposition universelle l'assortiment des produits de l'Australie est embelli d'une série de vues et de personnages de ce pays lointain. On a donc placé dans la scène où le crime a été commis un brave photographe muni de son instrument et prenant le plus innocemment du monde une vue du site américain. Par un hasard dans lequel on reconnaît l'entremise de la justice divine, la lunette du photographe s'est trouvée exactement braquée sur le scélérat et sur sa victime, en sorte qu'au lieu d'un simple paysage la planche accusatrice a reproduit la scène du meurtre avec la fidélité qui distingue cet instrument si justement admiré. Les deux figures ajoutées au paysage étant des portraits d'une ressemblance irrécusable, le crime se trouve ainsi découvert et constaté par un ustensile nouveau, généralement connu, véritable merveille de la civilisation moderne. C'est de l'actualité, s'il en fut jamais. - Le public français n'aurait pas accepté sans murmure cette ficelle dramatique. Il aurait fait assurément cette réflexion, qu'un assassin, en frappant sa victime, ne s'amuse pas à demeurer en posture de meurtrier, soigneusement immobile, pendant les six secondes nécessaires au travail de l'instrument reproducteur, que pour tuer un enfant il faut se donner du mouvement, et que si le modèle bouge, adieu le portrait, la planche ne présente plus aux regards qu'un nuage confus. Quand on heurte le bon sens du public français, il se fâche, ou, ce qui est pis encore, il tourne la pièce en ridicule. Mais, à Londres, il paraît que toute chose consacrée par une grande vogue est bienvenue, en quelque lieu qu'on la place, à quelque sauce qu'on l'accommode.

La photographie jouissant de ces immunités et priviléges, c'est tou jours avec faveur qu'elle est accueillie, même lorsqu'elle se montre un peu hors de propos et dans des conditions que la raison ne peut admettre. Elle est très-autorisée; il n'y a rien à répondre à cela.

Le goût britannique se retrouve encore au dénoûment de la pièce. Le scélérat démasqué ne renonce ni à posséder son esclave, ni à se soustraire aux poursuites de la justice. Il se jette dans un canot avec Ja belle quarteronne, et s'enfuit à travers une grêle de balles, en se faisant un bouclier de la jeune fille. Comme le père de l'autre jeune homme serait tout à l'heure un obstacle à l'union des deux amants, on saisit l'occasion de se débarrasser de lui en le faisant mourir d'un coup de fusil tiré par le ravisseur; après quoi celui-ci tombe à son tour frappé d'une balle. « Tuer un père est grave, » comme disait le Don Garcia de M. Mérimée; mais on peut remarquer, pour la justification de l'auteur, que ce moyen expéditif de vaincre l'opposition de ce père à un mariage désiré est encore plus américain qu'anglais, et par conséquent emprunté aux caractères des personnages et aux mœurs du pays où se passe la scène. Le but de la pièce, qui est de faire sentir tout ce que la coutume de l'esclavage a de plus barbare et de plus odieux, se trouve d'ailleurs atteint, pour l'édification des spectateurs venus de tous les coins du monde.

Revenons maintenant aux théâtres de Paris. Probablement ils ne s'attendaient guère à un mois de juin si favorable pour eux et si fâcheux pour les biens de la terre. Ils ont été pris au dépourvu par une température exceptionnelle, dont le savant M. Coulvier-Gravier cherche vainement l'explication dans le cours des étoiles filantes. La nature, ennuyée de voir tous ses secrets pénétrés par la science, s'est réservé l'impénétrable mystère de la météorologie. Je ne vois, depuis un mois, que deux productions nouvelles : la première est un à-propos en vers, écrit avec soin par M. Édouard Fournier, pour l'anniversaire de la naissance de Corneille, gracieux hommage au père de la tragédie, et inspiré par une admiration religieuse et sincère; l'autre est une comédie-drame, composée avec beaucoup d'habileté par MM. Paul Foucher et Régnier. M. Régnier de la Comédie-Française, le créateur de tant de types originaux, l'interprète si distingué des ouvrages des autres, s'entend mieux que personne à résoudre ce problème difficile: inventer une intrigue dramatique, l'embrouiller à plaisir et la dénouer d'une manière imprévue. M. Paul Foucher, non moins expert dans le même art et doué des mêmes facultés, n'était pas homme à contenir et à modérer l'imagination de son collaborateur. De leur association est sortie une pièce bien faite, mais très-compliquée, dont je citerai seulement une scène belle et forte.

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