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ESSAIS DE CRITIQUE ET D'HISTOIRE. ESSAI SUR LA FONTAINE.

ESSAI SUR TITE-LIVE.

Dans un article de madame de Staël, écrit à propos du livre de M. de Barante sur le dix-huitième siècle et supprimé par la censure impériale, on lit cette prédiction : « Le dix-huitième siècle énonçait les principes d'une manière trop-absolue; peut-être le dix-neuvième commentera-t-il les faits avec trop de soumission. >>

Il faut avouer que nous avons tout fait pour justifier cette triste prophétie, et le défaut de notre siècle, que signalait ainsi d'avance madame de Staël, ne me paraît que trop constaté. Nous pouvons, il est vrai, consoler ici notre amour-propre, en nous disant que ce défaut tient à une qualité : si nous commentons trop docilement les faits, au moins avons-nous pris la peine de les connaître; ce que négligeaient un peu trop nos pères. Leur siècle était un philosophe; le nôtre est un historien. L'histoire est peut-être la plus incontestable de ses gloires; mais, comme toute gloire humaine, il a fallu la payer. Connaître et comprendre le passé est fort bien, sans doute; mais l'intelligence des faits n'en doit pas devenir l'adoration. C'est cet abus que, sans pessimisme aucun, il est permis de déplorer. Notez que je ne parle nullement ici des inconvénients moraux que cette docilité entraîne, et que l'honneur doit flétrir d'un autre nom. Mais dans le domaine de l'histoire proprement dite, on ne s'est pas contenté de comprendre les événements; trop souvent il a semblé que, du moment qu'un fait cessait d'être inexplicable, il devenait légitime, et l'on a été jusqu'à dire que l'existence d'un fait était sa justification. En politique, le respect exagéré de la tradition s'est retrouvé même chez ceux qui prétendaient rompre avec elle : les partis se sont affublés de déguisements historiques, parés de dénominations anciennes, ajoutant ainsi de gaieté de cœur la solidarité du passé à la responsabilité du présent; au temps de la Restauration par exemple, l'histoire de la révolution d'Angleterre était devenue un magasin de costumes à l'usage de tous les partis. Les arts ont souvent substitué à la réalisation de l'idéal les préoccupations de l'archéologie et le fanatisme du pastiche. Les philosophes eux-mêmes, les idéologues, n'ont

Tome X.

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été que trop portés à déserter l'étude de la vérité pure pour celle des anciens systèmes : la philosophie s'est faite la servante de l'histoire, ne pouvant plus l'être de la théologie.

La critique littéraire devait suivre ce mouvement, et dans ce qu'il avait de légitime et dans ce qu'il eut d'exagéré, et c'est ici qu'éclate surtout la différence signalée par madame de Staël entre le dix-huitième siècle et le nôtre, avec quelques avantages incontestables pour notre siècle et assez peu d'inconvénients. Jadis la critique se bornait à l'examen plus ou moins intelligent des œuvres de l'esprit humain, toujours isolées des circonstances qui les avaient fait naître et qu'elles expliquent parfois, et confrontées seulement avec un idéal convenu. Tout au plus, quand on était un esprit fécond et inventif comme Diderot, après avoir signalé les défauts de l'œuvre, on tentait de la refaire, on essayait sur le même sujet quelque nouveau plan dont on ébauchait l'ensemble. Parfois même, abordant la théorie, on allait jusqu'à discuter un peu l'autorité de ces règles respectées de tous et considérées comme le code même de la littérature. Mais enfin on n'examinait jamais que ces deux choses, l'œuvre même de l'écrivain, et le modèle idéal dont il était censé la copie. Quant à l'écrivain luimême, pour qu'on s'en occupât, il fallait que, vivant encore, il pût amuser la malignité publique. Nul ne songeait à éclairer son œuvre par la biographie, encore moins par l'histoire contemporaine. C'est pourtant à madame de Staël que revient encore l'honneur d'avoir essayé l'union féconde de l'histoire et de la critique. C'est elle qui la première a imaginé de signaler les liens de toute sorte qui existent entre l'œuvre et la vie d'un écrivain, et surtout les rapports d'une littérature avec l'état social, religieux, politique, d'où elle est sortie. Il était réservé à M. Villemain d'accomplir avec éclat le programme que madame de Staël n'avait fait que tracer. On est tenté d'oublier aujourd'hui les services rendus par l'éminent critique. Nul ne fait difficulté de lui accorder l'esprit, la mesure, la grâce, enfin tout ce qu'on ne peut lui contester; mais on oublie trop aisément que le premieril a su féconder une idée nouvelle, celle de rattacher à la pensée écrite ou parlée la vie et le mouvement des sociétés, et de faire ainsi de la critique renouvelée l'histoire même de l'esprit humain. D'autres après lui ont profité de cette innovation : après les grands tableaux d'histoire sont venus les portraits, portraits en pied, pastels ou miniatures. Mais sans parler des inconvénients que l'union de la biographie et de la critique peut offrir, quand il s'agit de peindre les contemporains, la critique mêlée à l'histoire n'a-t-elle pas été trop loin aussi quand elle s'appliquait au passé? Comme l'histoire elle-même, n'en est-elle pas venue parfois à l'indifférence ou au fatalisme, sous prétexte de

désintéressement et d'impartialité? Là aussi, on s'est trop souvent contenté d'expliquer les œuvres comme les faits, sans les apprécier. Tout dans le passé a été étudié sans proportion et sans choix, sans autre préférence que celle qui s'attache à l'inconnu. La critique littéraire est devenue aussi de l'archéologie, une collection de débris et de raretés plus ou moins attrayante, une boutique de curiosités, où l'encombrement et le pêle-mêle ne permettent plus de rien distinguer, et où les yeux d'ailleurs ont moins de chances de tombér sur un tableau de maître que sur un vieux meuble piqué des vers ou sur une poterie écornée.

Pourtant, avant de se perdre ainsi dans ces minutieuses et stériles manies, la critique au dix-neuvième siècle avait élevé un monument, peu visité, je l'avoue, parce qu'il n'est ni l'œuvre d'un seul homme, ni élevé à la gloire d'un seul homme : deux conditions assez essentielles pour le succès: un ensemble de doctrines attire et fixe toujours moins notre attention qu'une individualité quelconque. Ce monument, c'est le Globe de 1824. Le but de ce journal, annoncé par son titre seul, était de faire connaître à la France la littérature, la philosophie, les mœurs des autres peuples, et la France elle-même, ce qui ne serait pas encore inutile. Bien des choses dans le Globe paraîtront encore nouvelles à qui voudra parcourir ces feuilles jaunies par le temps. Ce qu'il y faut chercher, ce sont peut-être moins les doctrines qu'on y professe que l'esprit qui les animait, moins le rare talent des écrivains qu'une chose plus rare, je veux dire, l'indépendance, à l'égard de toutes les opinions et de tous les hommes, le sentiment et la pratique de la liberté. Rien ne fait mieux sentir le mérite exceptionnel du Globe en 1824 qu'un numéro du Constitutionnel d'alors on y voit avec combien de préjugés les jeunes rédacteurs du Globe avaient dû rompre. Il leur fallait pour cette œuvre être inconnus; ils l'étaient tous alors; nul engagement, nul parti pris ne les gênait. Ils ne se croyaient pas tenus d'admirer Helvétius, ou les tragédies de Voltaire, ou même les tragiques de 1810, pour faire pièce aux jésuites et aux ultra. Les petites malices leur restaient étrangères, aussi bien que les alliances compromettantes, et ces tactiques de circonstance, haines ou admirations de commande, utiles pour le présent, gênantes ou funestes pour l'avenir. Je ne connais, en dehors du Globe, que Paul-Louis Courier qui ait su aussi bien rester lui-même, sans sacrifier ses opinions aux prétendues nécessités du moment. Cela est plus utile qu'on ne le croit, même en simple critique littéraire car du moment où l'on se croit obligé d'admirer le Sylla de M. de Jouy à cause des insomnies que la mèche séditieuse de Talma, ramenée sur le milieu du front, cau

sait à la police d'alors, il n'y a plus de critique sérieuse : ce n'est plus même en littérature que compérage ou taquinerie. Le Globe restait insensible à ces séductions de la tragédie impériale se prolongeant sous la Restauration en revanche, il faisait connaître et sentir à ses lecteurs les beautés de Shakespeare et de Schiller, chose périlleuse et qui dut le faire soupçonner de quelque complicité mystérieuse avec Pitt et Cobourg. Il recommandait avant tout l'originalité; et, ce qu'on ne sait pas assez, c'est que cette feuille prit l'initiative du mouvement romantique. Deux ans avant l'éclatant manifeste de Cromwell, elle acceptait et le mot et la chose. «On aura beau faire, ce qu'on appelle le romantique doit triompher soit sous ce nom, soit sous un autre, parce que là seulement il y a vie, activité, mouvement en avant'.» Qui parlait ainsi? M. Duvergier de Hauranne, réclamant avec une persistance infatigable la réforme (littéraire), et attaquant la règle des unités classiques avec une inépuisable causticité. Ce n'est pas d'ailleurs un des moindres attraits du Globe d'alors, du moment qu'on a la clef assez simple des initiales, de surprendre ainsi à leur début des écrivains marqués pour des vocations diverses, et de retrouver leur physionomie primitive, oubliée ou inconnue. Les brillants essais de quelques-uns semblent assez étrangers à ce qui a fait plus tard leur réputation, ou du moins les spécialités du Globe ne furent pas d'abord aussi tranchées qu'on le supposerait. M. Jouffroy s'y occupait et de l'insurrection grecque, et de Walter Scott, et du Chili, de bien des choses enfin qui ne touchaient guère à la psychologie; M. Sainte-Beuve y commentait avec une ardeur sympathique les publications historiques sur la Révolution française; M. Vitet s'était chargé de la critique musicale, et s'attirait une accusation de jacobinisme de la part des journaux royalistes, pour s'être permis d'admirer le rhythme de la Marseillaise; M. Dubois appliquait aux sujets les plus divers, sermons ou tragédies, sa critique élevée et son style nerveux. Cette lecture d'un vieux journal, je le répète, est pleine de nouveauté et d'imprévu pour le lecteur de notre temps; elle est triste aussi à certains égards; car elle nous fait faire des retours pénibles sur nous-mêmes. Après tant de mécomptes, ce n'est pas sans une sorte d'humiliation que nous, génération plus récente et moins jeune, nous lisons ces pages écrites par nos aînés à une époque de foi et d'enthousiasme; en trouvant là ces espérances si vives qu'à certains égards nous avons si mal justifiées, il me semble qu'en punition de nos défaillances nous sommes condamnés à lire notre acte d'accusation.

1. Globe, 24 mars 1825.

On comprend que, toutes choses alors étant ébranlées ou mises en doute, en littérature, comme dans tout le reste, la critique du Globe fût plus théorique qu'historique, quoique M. Sainte-Beuve essayât déjà de lui donner ce dernier caractère, en s'efforçant de rattacher l'école moderne aux traditions du seizième siècle. Ce caractère théorique met déjà ce recueil à part. La critique militante et contemporaine y tenait aussi une grande place. C'est un double caractère qui a été toujours s'effaçant depuis. Ni la discussion des principes littéraires, ni le franc et libre examen des œuvres contemporaines ne seront la marque distinctive de la critique de notre temps. Il y a des exceptions, je le sais; mais ce sont des exceptions; et le caractère commun de la critique actuelle me semble être en général une préoccupation exagérée de l'histoire, qui convient mieux à son indifférence pour les doctrines et quelquefois à ses timidités.

Qu'ai-je dit, l'histoire? On va plus loin: c'est l'histoire naturelle, qu'il faudrait dire. M. Sainte-Beuve a écrit quelque part : « Je n'ai plus qu'un plaisir, j'analyse, j'herborise, je suis un naturaliste des esprits. Ce que je voudrais constituer, c'est l'histoire naturelle littéraire. » Si tel est aujourd'hui le but qu'il se propose, il est certain qu'il ne l'a pas atteint. Tout en prêchant l'indifférence, il a des admirations et parfois des aigreurs qui ne sont guère d'un naturaliste : quand on étudie l'homme comme une plante, le calme est de rigueur, et la botanique de M. Sainte-Beuve me semble un peu trop passionnée. Mais il y a un écrivain d'un talent rare, qui, sincèrement et sans arrière-pensée aucune, a porté dans la critique littéraire le sangfroid et les habitudes d'un naturaliste. Il a réalisé ce que M. SainteBeuve n'a fait que rêver. Cet écrivain est M. Taine : il a créé sa méthode, et il s'en sert avec une audace d'esprit et une bonne foi qui saisit même le lecteur le plus rebelle à son système. Une chose assez commune en France, c'est la prétention à l'originalité : pour y atteindre, on prend un modèle peu connu, dans le passé ou hors de France, l'on tâche enfin de ressembler à quelqu'un : c'est ce qu'on appelle d'ordinaire être original. Mais ce qui est plus rare, c'est un écrivain ayant son initiative propre ce mérite est celui de M. Taine. Sa pensée est contestable peut-être, mais au moins elle est à lui. Je me propose de la discuter mais ce dont il faut le louer tout d'abord, c'est d'avoir porté dans la critique littéraire une vertu qui manque souvent aux critiques et plus souvent encore aux citoyens, vertu qu'on a flétrie du nom d'individualisme, et qui touche de bien près, ce me semble, à ce que nous nommons la liberté.

Jeune, M. Taine a épuisé déjà bien des études diverses histoire, langues, philosophie, sciences mêmes, il a sur tout cela les connais

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