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Les bœufs et vaches, dont on avait proprement relevé la litière, s'étonnaient de ce remue-ménage insolite et souvent détournaient la tête de leur crèche, jetant de longs regards vers le théâtre où les comédiens s'agitaient, répétant la pièce, afin de montrer à Sigognac les entrées et les sorties.

- Mes premiers pas sur la scène, dit en riant le Baron, ont pour spectateurs des veaux et bêtes à cornes; il y aurait de quoi humilier mon amour-propre, si j'en avais.

-Et ce ne sera pas, répondit Bellombre, la dernière fois que vous aurez un tel public; il y a toujours dans la salle des imbéciles et des maris.

Pour un novice, Sigognac ne jouait point trop mal, et l'on sentait qu'il se formerait vite. Il avait la voix bonne, la mémoire sûre, et l'imagination assez lettrée pour ajouter à son rôle ces repliques qui naissent de l'occasion et donnent de la vivacité au jeu. La pantomime le gênait davantage, étant fort entremêlée de coups de bâton, lesquels révoltaient son courage, encore qu'ils ne vinssent que de bourrelets de toile peinte remplis d'étoupe; ses camarades, sachant sa qualité, le ménageaient autant que possible, et cependant il se courrouçait malgré lui, faisant terribles grimaces, horrifiques froncements de sourcils et regards torves. Puis, se rappelant tout à coup l'esprit de son rôle, il reprenait une physionomie lâche, effarée, et subitement couarde.

Bellombre, qui le regardait avec l'attention perspicace d'un vieux comédien expert et passé maître, lui cria de sa place : Gardez de corriger en vous ces mouvements qui viennent de nature; ils sont très-bons et produiront une variété nouvelle de matamore. Quand vous n'éprouverez plus ces bouillons colérés et indignations furieuses, feignez-les par artifice: Fracasse, qui est le personnage que vous avez à créer, car qui marche derrière les autres n'est jamais que le second, voudrait bien être brave; il aime le courage, les vaillants lui plaisent, et il s'indigne lui-même d'être si poltron. Loin du danger, il ne rêve qu'exploits héroïques, entreprises surhumaines et gigantesques; mais, quand vient le péril, son imagination trop vive lui représente la douleur des blessures, le visage camard de la mort, et le cœur lui manque; il se rebiffe d'abord à l'idée de se laisser battre, et la rage lui enfielle l'estomac, mais le premier coup abat sa résolution. Cette méthode vaut mieux que ces titubations de jambes, écarquillements d'yeux et autres grimaces plus simiesques qu'humaines

par lesquelles les mauvais comédiens sollicitent le rire du public et perdent l'art.

Sigognac suivit les conseils de Bellombre et régla son jeu d'après cette idée, si bien que les acteurs l'applaudirent et lui prophétisèrent un succès.

La représentation devait avoir lieu à quatre heures du soir. Une heure avant, Sigognac revêtit le costume de Matamore que Léonarde avait élargi en défaisant les remplis nécessités par les amaigrissements successifs du défunt.

En s'introduisant dans cette défroque, le Baron se disait qu'il eût été sans doute plus glorieux de se barder de buffle et de fer comme ses ancêtres que de se travestir à l'histrionne pour représenter un faux brave, lui qui était un véritable vaillant capable de prouesses et coups de main héroïques, mais la fortune adverse le réduisait en ces extrémités fâcheuses, et il n'avait pas d'autre moyen d'existence.

Déjà le populaire affluait et s'entassait dans la grange. Quelques lanternes suspendues aux poutrelles soutenant le toit jetaient une lumière rougeâtre sur toutes ces têtes brunes, blondes, grisonnantes, parmi lesquelles se détachaient quelques blanches coiffes de femme.

D'autres lanternes avaient été placées en guise de chandelles sur le bord du théâtre, car il fallait prendre garde de mettre le feu à la paille et au foin.

La pièce commença et fut attentivement écoutée. Derrière les. acteurs, car le fond de la scène n'était pas éclairé, se projetaient de grandes ombres bizarres qui semblaient jouer la pièce en parodie, et contrefaire tous leurs mouvements avec des allures disloquées et fantasques; mais ce détail grotesque ne fut pas remarqué par ces spectateurs naïfs, tout occupés de l'affabulation de la comédie et du jeu des personnages, lesquels ils tenaient pour véritables.

Quelques vaches, que le tumulte empêchaient de dormir, regardaient la scène avec ces grands yeux dont Homerus, le poëte grégeois, fait une épithète louangeuse à la beauté de Junon, et même, un veau, dans un moment plein d'intérêt, poussa un gémissement lamentable qui ne détruisit pas la robuste illusion de ces braves patauds, mais qui faillit faire éclater de rire les comédiens sur leurs planches.

Le capitaine Fracasse fut applaudi à plusieurs reprises, car il remplissait fort bien son rôle, n'éprouvant pas devant ce public vulgaire l'émotion qu'il eût ressentie ayant affaire à des spectateurs plus diffi

ciles et plus lettrés. D'ailleurs, il était sûr que, parmi ces manants, nul ne le connaissait. Les autres comédiens, aux bons endroits, furent vigoureusement claqués par ces mains calleuses qui ne se ménageaient point, et avec beaucoup d'intelligence, selon Bellombre.

Sérafine exécuta sa morisque avec une fierté voluptueuse, des poses cambrées et provocantes, entremêlées de sauts pleins de souplesse, de changements de pieds rapides, et d'agréments de toutes sortes qui eussent fait pâmer d'aise même des personnes de qualité et des courtisans. Elle était charmante surtout lorsque, agitant audessus de sa tête son tambour de basque, elle en faisait bruire les plaquettes de cuivre, ou bien encore quand, frottant du pouce la peau brunie, elle en tirait un sourd ronflement avec autant de dextérité qu'une panderera de profession.

Cependant, le long des murailles, dans le manoir délabré de Sigognac, les vieux portraits d'ancêtres prenaient des airs plus rébarbatifs et renfrognés que de coutume. Les guerriers poussaient des soupirs qui soulevaient leurs plastrons de fer, et ils hochaient mélancoliquement la tête; les douairières faisaient une moue dédaigneuse sur leurs fraises tuyautées, et se roidissaient dans leurs corps de baleine et leurs vertugadins. Une voix basse, lente, sans timbre, une voix d'ombre, s'échappait de leurs lèvres peintes et murmurait : Hélas! le dernier des Sigognac a dérogé!

A la cuisine, assis tristement entre Béelzébuth et Miraut, qui attachaient sur lui de longs regards interrogateurs, Pierre songeait. Il se disait : «< Où est maintenant mon pauvre maître?.. » et une larme, essuyée par la langue du vieux chien, coulait sur la joue brune du vieux serviteur.

(La suite à la prochaine livraison.)

THEOPHILE GAUTIER.

LES MYSTÈRES.

Il n'est pas de branche de l'hellénisme qui ait donné lieu à plus de discussions et d'hypothèses que les initiations mystiques. Tantôt on en a cherché l'origine hors de la Grèce, et on a supposé que les hierophantes d'Éleusis et de Samothrace, héritiers de l'antique sagesse de l'Égypte, transmettaient à une aristocratie d'initiés un enseignement ésotérique, opposé à ce qu'on nomme les superstitions populaires. Tantôt on a cru que la religion pélasgique, proscrite et comprimée par les Hellènes, s'était réfugiée dans quelques sanctuaires, et s'y était conservée sous forme d'hérésie ou de société secrète. Puis, lorsqu'il s'est agi de deviner quelle était cette doctrine si soigneusement gardée par le sacerdoce, on ne s'est pas contenté de l'immortalité de l'âme, on a libéralement gratifié l'antiquité du dogme monarchique de l'unité divine. Heureusement pour les Grecs, tout cela n'est qu'un roman. Il n'y a jamais eu en Grèce ni inquisition ni persécution religieuse; le sacerdoce n'y fut jamais le dispensateur suprême de la vérité; l'immortalité de l'âme n'était pas le monopole d'une théocratie de lettrés, c'était une des bases de la religion populaire, et quant au monothéisme, qui eût été la négation de cette seligion, il ne s'y est introduit qu'aux dernières époques de la décadence, sous l'influence des doctrines philosophiques et des religions orientales. Pour être juste avec le passé, il faut éviter aussi bien les réhabilitations maladroites que les calomnies; il ne faut pas attribuer à des hommes d'une autre race et d'un autre âge des idées incompatibles avec leurs mœurs et en contradiction avec toute leur histoire, quand même ces idées seraient l'objet de nos prédilections.

Ce qui avait ouvert le champ à toutes ces hypothèses, c'est le secret attaché aux mystères; secret qui a été assez bien gardé pour qu'il soit difficile de donner une description complète et détaillée de ces

1. Voir la précédente livraison.

Tome X.- 39o Livraison.

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cérémonies. Les auteurs anciens y font cependant de fréquentes allusions, mais toujours enveloppées de reticences. Les auteurs chétiens qui ont écrit contre les mystères ne semblent les connaître qu'indirectement. Ils en parlent plutôt comme des gens qui auraient écouté aux portes que comme des témoins oculaires. Cependant, en réunissant les allusions des uns, les indiscrétions des autres, en les soumettant à un contrôle sévère, la critique contemporaine a réussi nonseulement à détruire les erreurs qu'avait produites une étude superficielle, mais à établir, d'une manière qui paraît définitive, un ensemble de faits très-satisfaisant. Ce sont les résultats de ces travaux1 que je vais essayer de résumer ici. Sans m'arrêter aux mystères de Samothrace, sur lesquels il y a encore beaucoup d'incertitude, je présenterai les caractères généraux de la religion d'Éleusis, qui est bien mieux connue, et je reviendrai sur les doctrines orphiques dont j'ai dit quelques mots dans un précédent article.

Les Grecs désignaient sous le nom de Mystères, du mot pú, fermer la bouche, rester muet, certaines cérémonies religieuses qui s'accomplissaient dans la nuit et en silence. Un mystère n'était pas pour eux un dogme incompréhensible pour la raison et imposé par l'autorité ou accepté par la foi; cette idée est tout à fait étrangère au polythéisme; c'était seulement un secret qu'on ne devait pas révéler, ἀπόῤῥητον, une chose ineffable. On appelait τελετή l'accomplissement des cérémonies qui composaient les mystères. Ce mot, qui signifie aussi perfectionnement, exprimait à la fois la consécration des signes visibles du mystère et la purification de ceux qui y participaient; c'est ce que nous traduisons par Initiation. Le nom d'Orgie était souvent confondu avec celui de mystères, mais en général on l'appliquait surtout aux fêtes Dionysiaques, soit parce qu'elles se célébraient dans les champs, èv ¿pyáctv, soit à cause de leur caractère enthousiaste et extatique, ¿pyń; on finit par donner le nom d'orgies à toutes les fêtes bruyantes et désordonnées. Le nom de mystères, réservé d'abord aux fêtes des Déesses de l'agriculture, fut étendu de bonne heure aux fêtes de Dionysos, par suite de l'association des trois grandes divinités de la production et de la mort. Le culte de Dionysos sert de passage entre l'ancienne religion hellénique et les religions barbares qui l'altérèrent progressivement. Tous les dogmes nouveaux,

1. Voyez surtout l'Aglaophamus de Lobeck et les Mémoires de M. Guigniaut sur les mystères, dans le Recueil de l'Académie des inscriptions.

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